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05/08/2022

Indonésie : une alliance historique à l’épreuve

Trois questions à Gilang Kembara

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Indonésie : une alliance historique à l’épreuve
 Gilang Kembara
Chercheur au Centre d'études stratégiques et internationales (CSIS), Jakarta

Le sixième volet de notre série examine la réaction ambivalente de l'Indonésie face à l'agression russe en Ukraine. Bien que l’Indonésie ait appelé au retrait des forces russes, les intérêts économiques et politiques du pays ainsi que le fort sentiment anti-occidental de sa population tendent à faire pencher la balance diplomatique en faveur d’un soutien à Poutine. Gilang Kembara, chercheur au CSIS à Jakarta, décrypte pour nous les réactions indonésiennes

L'Indonésie a voté en faveur de la résolution du 2 mars de l'Assemblée générale des Nations unies (AGNU) exigeant de la Russie qu'elle "retire immédiatement, complètement et sans condition toutes ses forces militaires du territoire ukrainien à l'intérieur des frontières internationalement reconnues du pays". Le site du ministère des Affaires étrangères a ajouté que le pays fait partie d'un petit groupe à l’Assemblée générale des Nations unies agissant en faveur d’une résolution du conflit. Quelle est la position de l'Indonésie sur la guerre ? Quelles mesures a-t-elle prises en tant que membre de ce groupe ?

L'Indonésie se trouve dans une position délicate en raison de la distance géographique qui sépare le pays de l’épicentre de la guerre. Avant l'invasion, elle avait conclu que le conflit n'aurait pas d'effet néfaste sur ses relations avec la Russie. Le pays n'est pas en mesure de se couper de partenaires étrangers, dont Moscou, aussi odieuses ou illégales que soient les actions de la Russie. Il est inenvisageable pour l’Indonésie de saper son capital politique, ce qui rend peu probable une condamnation unilatérale de la Russie. 

Il ne s’agit pas de dire que l'Indonésie ne reconnaît pas sa responsabilité en tant que première économie d'Asie du Sud-Est et acteur régional de premier plan. Le devoir de promotion et de maintien de la paix dans le monde est inscrit dans sa Constitution. Cette dernière stipule que tous les pays doivent voir leur souveraineté respectée et que tous les peuples doivent être libres d'exercer leur droit à l'autodétermination. Cependant, pour l’Indonésie, le fait de prendre seule des mesures à l’encontre de la Russie n’aurait pas un impact significatif.

En tant que puissance moyenne, l'Indonésie aurait plus de poids si elle présentait des motions en accord avec d’autres puissances du même rang - plutôt qu’en faisant cavalier seul

En tant que puissance moyenne, l'Indonésie aurait plus de poids si elle présentait des motions en accord avec d’autres puissances du même rang - plutôt qu’en faisant cavalier seul -, notamment aux côtés de celles faisant partie d’une organisation multilatérale, par exemple dans le cadre de l’Assemblée générale des Nations unies. Il s’agit du moyen le plus efficace pour modifier l’équilibre des forces et exprimer clairement la position officielle de l’Indonésie vis-à-vis de cette guerre sans avoir, de ce fait, à prendre seule des mesures visant à condamner la Russie pour ses agissements.

L'Indonésie fait partie d'un petit groupe au sein de l'Assemblée générale des Nations unies chargé d’agir en faveur de la résolution du conflit, mais nous disposons de peu d’informations concernant la taille, les membres ou les motivations de ce groupe. Retno Marsudi, ministre indonésien des Affaires étrangères, a diffusé un communiqué de presse sur les déplacements effectués fin juin par le Président Joko "Jokowi" Widodo en Ukraine et en Russie, pour encourager une résolution du conflit. Mais ces déplacements étaient davantage motivés par des intérêts domestiques et économiques, notamment par la nécessité de libérer les infrastructures de stockage et de transport de produits agricoles de base, tels que le blé et les engrais, l'Indonésie étant l'un des principaux importateurs de céréales ukrainiennes, elle a besoin d'un approvisionnement stable en blé pour maintenir la production d'aliments transformés, notamment les nouilles instantanées.

Il s'agit de la première visite de ce type d'un dirigeant asiatique. Elle est notamment due au fait que l’Indonésie assume officiellement la présidence du G20 en 2022. Dans ce contexte, elle doit prouver sa capacité à présider. Le plaidoyer de Jokowi en faveur de la paix s'explique par le fait que l'Indonésie cherche à éviter que la guerre ne déstabilise encore davantage une économie mondiale qui vacille déjà en raison de la pandémie de Covid-19. Son déplacement indique également que l'Indonésie soutient le groupe de travail à des résolutions pour l’Ukraine. Cela dit, on parle peu de cette initiative à Jakarta. Le public n’est pas informé des tenants et des aboutissants de l’appartenance de l’Indonésie à ce groupe, et l’intérêt des citoyens pour les questions de politiques étrangère est faible.

Il y a eu des signalements faisant état d’un soutien d’une partie de l’opinion publique indonésienne à la Russie, notamment sur les réseaux sociaux. Comment expliquez-vous ce soutien, malgré le vote indonésien en faveur de la résolution de l'Assemblée générale des Nations unies du 2 mars ?

L'opinion publique indonésienne est connue pour défendre une position traditionnellement anti-occidentale en matière de politique étrangère. Ce sentiment a émergé au début de l'ère post-coloniale, et s’est confirmé durant la guerre froide et le début du XXIe siècle. Il s’est inscrit dans une lutte plus vaste contre la colonisation européenne et les tentatives américaines de déstabilisation du gouvernement indonésien. Le sentiment anti-occidental a ensuite été renforcé par l’instabilité politique permanente, entretenue par le rôle central et confidentiel de la CIA lors de la révolte PRRI-Permesta à la fin des années 1950. Avec la chute de Sukarno en 1967, les États-Unis ont resserré leurs liens avec le Président Suharto, ce qui a profité aux élites mais pas au peuple. Le pays considère également que le système capitaliste apporté par le nouvel ordre mondial, bien que bénéfique pour certains, est préjudiciable à la majorité. En outre, l'engagement des États-Unis dans les guerres en Irak et en Afghanistan a été perçu comme une attaque à l’encontre de la communauté musulmane, alimentant une méfiance exacerbée à l'égard de l'Occident. 

La Russie se situe à l’antithèse de cela. Au XXe siècle, l'Union soviétique était considérée comme un véritable allié. Elle a fourni à l'Indonésie une aide financière et un savoir-faire militaire, et les pays ont entretenu des échanges personnels et éducatifs. Elle a également aidé l'Indonésie à reprendre aux Pays-Bas, dans les années 1960, la colonie néerlandaise de Nouvelle-Guinée occidentale (Papouasie occidentale). La Russie, en tant qu'héritière de l'Union soviétique, est toujours perçue aujourd’hui comme un allié naturel de l'Indonésie et son principal soutien de l'ère post-coloniale. 

L'opinion publique indonésienne est connue pour défendre une position traditionnellement anti-occidentale en matière de politique étrangère.

Cette nostalgie, qui prend racine dans une affection historique, explique pourquoi l'Indonésie voit la Russie d'un œil favorable. Au niveau gouvernemental, l'Indonésie émet certes des réserves quant à l’agression, mais est néanmoins consciente que l'opinion publique nourrit des sentiments positifs à l'égard de la Russie. 

La désinformation est également une composante clé imprégnant son rapport à la Russie. La Russie suscite une admiration telle dans l’opinion générale, que la population est difficilement convaincue de la gravité des différents crimes dont la Russie s’est rendue coupable, qu’il s’agisse d’empoisonnements politiques (par exemple le cas de Sergei et Yulia Skripal) ou de l’assassinat de militants d’opposition (comme celui de la journaliste russe Anna Politkovskaya). La population se montrerait même encline à renvoyer aux États-Unis les accusations qu’ils dressent à l’encontre des russes : faisant allusion à l'assassinat illégal du général Qasem Soleimani, ou aux exécutions extrajudiciaires opérées par des frappes de drones en Afghanistan, au Pakistan et dans certaines régions d'Afrique. Le traitement inhumain des prisonniers dans le camp de détention de Guantanamo à Cuba est également fréquemment évoqué. L'opinion publique est, de ce fait, indifférente aux exactions de la Russie car elle considère que les autres pays ont tout autant de torts.

Quelles sont les conséquences attendues de la guerre pour l'Indonésie ?

S’il est indéniable qu’il existe un lien de causalité entre la guerre et la hausse des prix des denrées alimentaires et de l'énergie en Indonésie, celui-ci demeure difficile à quantifier. 

Avant l’invasion russe de l'Ukraine, l'Indonésie était le deuxième importateur de blé ukrainien - un ingrédient essentiel pour la production des nouilles instantanées, aliment de base en Indonésie. Le prix d'un petit paquet d'Indomie (une marque locale de nouilles instantanées) est récemment passé de 3,000 rupiah à 3,500 rupiah ($0.23). C'est le dernier exemple en date de la façon dont l'inflation s'empare du pays. L'Ukraine et la Russie étant les principaux exportateurs d'huile de tournesol, la guerre a également eu des répercussions sur l'approvisionnement mondial en huile végétale, entraînant une flambée des prix de l'huile de palme dont l’Indonésie est le premier producteur. Les fabricants de nouilles instantanées font pression sur le gouvernement indonésien pour qu'il régule la hausse des prix du blé - comme d’autres denrées alimentaires - ainsi que de l'énergie, sous peine d'augmenter le prix de vente des produits de consommation courante réputés bon marché dans le pays. 

L'Indonésie a interdit les exportations de charbon. Cette décision n'était pas directement liée à la guerre en Ukraine, mais visait plutôt à satisfaire la demande intérieure suite à des problèmes dans les centrales électriques, dont l’approvisionnement est tombé à des niveaux critiques. Avec une augmentation de la demande énergétique mondiale (et si la demande intérieure dépasse la demande internationale), cela pourrait se reproduire. 

La dépendance de l'Indonésie à l'égard des armes de fabrication russe a également eu un impact négatif sur le pays, et cet impact continuera à se faire sentir à l’avenir.

Enfin, la dépendance de l'Indonésie à l'égard des armes de fabrication russe a également eu un impact négatif sur le pays, et cet impact continuera à se faire sentir à l’avenir. Depuis le début du XXIe siècle, l'Indonésie a diversifié son arsenal militaire en acquérant des avions de chasse russes Sukhoi Su-30 et Su-27, des hélicoptères Mi-35P et Mi-17, des véhicules blindés BMP-3, des missiles antinavires, ainsi que d'autres pièces d'artillerie. L'extension des sanctions économiques occidentales à l'encontre de la Russie empêche l'Indonésie d’acheter des armes à la Russie.

Les contrats d'achat déjà signés pourront être honorés, mais des acquisitions futures ne sont plus envisageables. Un autre enjeu dont l’Indonésie devra se préoccuper est celui de l’entretien des avions de combat russes, étant donné que les infrastructures de maintenance de ces équipements militaires font également l’objet de sanctions. Il se pourrait que le pays soit contraint de se tourner vers des équipements de fabrication occidentale pour compenser ses pertes.

ALEXANDER ZEMLIANICHENKO / POOL / AFP

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