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03/05/2023

Élections en Turquie : le triomphe de l'espoir sur la peur ?

Élections en Turquie : le triomphe de l'espoir sur la peur ?
 Soli Özel
Auteur
Expert Associé - Relations Internationales et Turquie

À l’occasion du centenaire de la République, la Turquie pourrait-elle tourner la page de l’ère Erdogan ? C’est tout l’enjeu des élections présidentielles et législatives du 14 mai prochain. Pour la première fois depuis 2002, date à laquelle son parti remporte la majorité au Parlement, le scénario d’une défaite pour l’AKP et son leader pourrait se réaliser. Soli Özel, spécialiste de la Turquie et Senior fellow à l’Institut Montaigne, décrypte les tenants et aboutissants de cette campagne dans un pays  traumatisé par les tragiques séismes du 7 février dernier.

Parmi les grands films du cinéaste allemand Rainer Werner Fassbinder, Ali: Fear Eats the Soul (littéralement : quand la peur dévore l’âme), sorti en 1974, est l’un des plus marquants. Son titre, ce qu’il dit de la condition humaine, décrit avec beaucoup d’acuité la psychologie des dirigeants turcs actuels, à quelques jours des élections présidentielle et législatives du 14 mai prochain. Pour la première fois depuis 2002, date à laquelle l’AKP et son chef, le Président Recep Tayyip Erdogan ont remporté la majorité au Parlement, le parti et son leader sont confrontés à la sérieuse perspective d'une défaite.

La date de ces élections est significative, pour deux raisons. En 1950 d’abord, ce même 14 mai était marqué par les toutes premières élections libres et équitables de l'histoire de la République turque. À cette date, le Parti républicain du peuple (CHP), qui gouvernait seul depuis 27 ans, était battu par le Parti démocrate (DP). L’année 2023, ensuite, marque le centenaire de la fondation de la République turque. Les résultats de ces élections détermineront sa trajectoire à l’orée de son deuxième centenaire.

La République restera-t-elle fidèle au projet de ses fondateurs, inspirés par les principes des Lumières ? Ou, au contraire, sera-t-elle remodelée par un pouvoir politique religieux et autoritaire qui ne fera qu’abîmer encore davantage son pluralisme ? Là réside tout l’enjeu de ces élections : dans la bataille qui se joue autour de l'identité de la Turquie, son "Kulturkampf", entre les tenants d’une vision religieuse autoritaire et les partisans d’un pays démocratique et laïque.

Contexte des élections

Entre 2002 et 2018, l'AKP et Erdogan ont remporté toutes les élections et référendums nationaux. La magie cesse d’opérer en 2019, avec une victoire de l’opposition dans la plupart des grandes villes aux élections municipales, et notamment à Istanbul, centre économique et financier du pays. En 2017, un référendum controversé a transformé le système présidentiel en un véritable régime “sultaniste” et M. Erdogan a été élu président en 2018, accélérant ainsi la dérive autoritaire de la Turquie.

Au cours des cinq dernières années, les défaillances de gouvernance dont souffre ce système présidentiel mal ficelé n’ont cessé de s’amplifier. La manifestation la plus criante en la matière est très certainement l'échec patent de l'État face aux terribles tremblements de terre du 6 février dernier. Cette tragédie a une fois de plus mis en évidence la faiblesse d’un État gangrené par la corruption, la répression et l'incompétence. Les séismes ont frappé 11 provinces du sud-est du pays et la plupart des villes touchées étaient des bastions d'Erdogan et de l’AKP. D'après les chiffres officiels, ces tremblements de terre ont coûté la vie à au moins 51 000 personnes. L'immense destruction des centres-villes a quant à elle laissé 2 millions de personnes sans-abri, tandis que de nombreux habitants ont fui les villes et se sont dispersés dans différentes régions du pays.

On ignore encore les répercussions politiques exactes de la mauvaise gestion des tremblements de terre. Ce que l’on sait à ce stade c’est que les électeurs de l'AKP et du MHP, qui forment la coalition au pouvoir, se déclarent satisfaits des efforts de secours déployés. Il est clair néanmoins que des biais partisans ont orienté leur lecture de cette séquence, aussi bien sur les raisons pour lesquelles les tremblements de terre ont eu des conséquences si désastreuses, que sur la responsabilité du gouvernement dans l’étendue des dégâts. Cette situation met en évidence l'ampleur de la polarisation dans le pays ainsi que ses conséquences sur la perception de la population et son rapport à la réalité. Malgré tout, les retombées politiques, bien qu'elles soient limitées, se manifestent de plus en plus clairement dans les derniers sondages.

Ce qui est clair, c’est que ces séismes ont mis fin aux débats interminables sur le choix du candidat d'opposition qui affrontera Erdogan à l’élection présidentielle. M. Kiliçdaroglu, le chef du principal parti d'opposition, le CHP, s'est saisi de l’occasion pour s’imposer comme principal rival. Il est désormais le candidat du bloc d'opposition composé de six partis.

La nomination d’un homme politique issu de la minorité alévie de Turquie, entérinée lors d'une nuit sainte musulmane, avec le soutien de cinq autres partis, dont trois sont issus du mouvement politique islamiste sunnite turc, a une portée symbolique considérable. Tout particulièrement dans un contexte marqué par le délitement de la laïcité de la Turquie, notamment dans les derniers temps du “règne” Erdogan.

Ce que révèlent les tremblements de terre

Les tremblements de terre ont mis en évidence deux réalités concernant la Turquie.

La première, c’est la défaillance de l’appareil d’État. Le clientélisme du régime actuel et la personnalisation du pouvoir ont presque entièrement défait les institutions de l'appareil administratif. Vidées de leur substance, une majorité d'entre elles sont dirigées par des personnalités dont la principale - voire la seule - qualification est la soumission au sommet et la loyauté envers le chef.

Par conséquent, lors des tremblements de terre qui ont touché ces provinces, l'État n'a pas été en mesure d'aider efficacement les victimes. Les agences censées intervenir en cas de crise ont été absentes (notamment l'armée, probablement pour des raisons politiques), ou ont fait preuve d'un niveau remarquable de désorganisation et d'incompétence. En fin de compte, les volontaires, les organisations de la société civile et les équipes envoyées par les États qui ont répondu à l'appel du ministère de l'Intérieur turc ont accompli davantage au cours des premiers jours des opérations de sauvetage. Tous ont œuvré héroïquement pour sauver les victimes qui se trouvaient sous les décombres, en dépit de la désorganisation et parfois même de l'obstruction délibérée des autorités ou agences locales.    

La seconde réalité que les tremblements de terre révèlent est d’une nature nettement plus réjouissante, et elle concerne la société turque. Le pays tout entier s'est mobilisé pour aider les victimes en envoyant généreusement le matériel dont elles avaient besoin. Les dons ont été envoyés à des organisations bénévoles et non à des organismes d'État, car elles bénéficient d’une confiance beaucoup plus importante, ce qui a d’ailleurs suscité un accès de “jalousie” de la part des acteurs étatiques. Il a été révélé plus tard que le Croissant-Rouge turc, dont le rôle est précisément de fournir l’aide nécessaire en cas de catastrophe, a en fait vendu des tentes et d'autres matériels à des organisations bénévoles. En dépit du scandale, aucun responsable  n'a vacillé ou été mis en cause. Fait caractéristique de ce gouvernement, aucun fonctionnaire n'a démissionné en raison de l'action défaillante et négligente des autorités de l'État. Les volontaires (y compris les personnes qui ont parrainé ou financé leurs propres efforts de sauvetage), au lieu d'être accueillis et aidés dans leurs efforts par les agences de l'État, ont été entravés par ces mêmes agences. L'immense énergie, la capacité de mobilisation et d'organisation de la société civile et l'élan d'empathie et de solidarité qui se sont manifestés ont été phénoménaux.

Enfin, élément très important dans le contexte géopolitique actuel, les efforts considérables déployés par l’aide internationale, y compris par des équipes venant d'Arménie ou de Grèce, ont rendu caduque tout recours à la rhétorique anti-occidentale, pourtant bien rodée durant la campagne de la coalition au pouvoir. L'ampleur de la sympathie pour les équipes a été telle qu'elle s'est manifestée dans tout le pays.

Dynamique de campagne et crainte de la défaite

En Turquie, les élections législatives et présidentielle sont organisées selon deux logiques distinctes : un seul tour de scrutin pour le Parlement, deux tours pour l’élection présidentielle. Le système permet la formation de blocs de coalition. Pour l’élection de mai, deux blocs se feront face : le premier autour de la Coalition républicaine dirigée par l'AKP de M. Erdogan, qui comprend le MHP et deux petits partis islamistes ; le second porté par la Coalition nationale dirigée par le CHP de M. Kiliçdaroglu, qui comprend cinq autres partis. Outre ces blocs principaux, il en existe deux autres : l'Alliance pour le travail et la liberté, dirigé par le parti pro-kurde HDP (le Parti de la gauche verte, qui a dû se présenter aux élections sous une autre identité, de peur d'être empêché) et de plus petits partis de gauche. Le dernier bloc, l'Alliance ancestrale, est composé de partis ultranationalistes.

Il y a quatre candidats à la présidence. M. Erdogan, M. Kiliçdaroglu, M. Muharrem Ince et M. Sinan Ogan. Les candidats doivent obtenir 50 % + 1 des voix pour être élus au premier tour. En l'absence de ce résultat, un second tour aura lieu le 28 mai. Le HDP/GLP a décidé de ne pas présenter de candidat, prenant ainsi implicitement position en faveur de M. Kiliçdaroglu.

Le bloc d'opposition composé de six partis et le bloc de gauche dirigé par le HDP ont de bonnes chances d'obtenir une majorité au Parlement, mais cette majorité ne serait pas suffisante pour modifier la Constitution. En raison des particularités du système électoral, il y a également une probabilité que le bloc de la coalition au pouvoir atteigne une majorité. Toutefois, la décision inattendue du parti ultranationaliste MHP de présenter ses propres listes et de ne pas participer à des listes communes avec l'AKP rend ce scénario moins probable.

Parmi les autres candidats à la présidence, outre Erdogan et Kiliçdaroglu, Muharrem Ince met en péril les capacités de l'opposition à l'emporter dès le premier tour. Ancien membre du CHP et candidat de ce parti à la présidentielle de 2018, Ince refuse de céder aux pressions et d'abandonner. Connu pour son  ego démesuré, sans commune mesure avec ses capacités, toujours aussi rancunier à l'égard de Kiliçdaroglu et à l'aise dans son rôle de "trouble-fête", Ince a d'abord bénéficié d'un attrait considérable auprès de la cohorte des 5 millions de jeunes, qui voteront pour la première fois lors de ces élections, ainsi que des électeurs désenchantés des grands partis.

Compte tenu de ses performances depuis et de ses attaques venimeuses contre l'opposition, il n'est pas déraisonnable de s'attendre à ce qu'il s'essouffle d'ici les élections, d'autant plus que les maires populaires d'Istanbul et d'Ankara font activement campagne aux côtés de Kiliçdaroglu. Le déclin précipité du soutien à Ince, évident dans presque tous les sondages récents, conforte l'opposition. Cependant, à moins que ses soutiens et ceux d'Ogan ne tombent en dessous de 5 %, une victoire au premier tour pour Kiliçdaroglu semble difficilement envisageable pour le moment.

Dans les sondages crédibles les plus récents, la coalition de la République arrive en tête pour le nombre de sièges au Parlement, mais n'est pas en mesure de franchir le seuil électoral des 301 sièges. L'Alliance nationale arrive en deuxième position. Bien qu’elle puisse s’assurer d’une majorité de voix pour faire voter son programme, si le HDP et le GLP la suivent, cette majorité n’est pas suffisante pour changer la Constitution.

Pour la présidentielle, la plupart des sondages prévoient une élection à deux tours. Son issue ne tient qu’à un fil. M. Kiliçdaroglu semble être en tête pour l'élection qui aura lieu le 14 mai, mais l'avance est encore fragile et M. Erdogan continue de gagner du terrain. Au second tour, Kiliçdaroglu devrait l'emporter avec une légère marge. La course étant serrée et appelée à le rester, il est imprudent de se fier aveuglément aux sondages.  

Le président sortant, le challengeur et la peur

Jusqu'à présent, Kiliçdaroglu, entouré des maires d'Istanbul et d'Ankara, a mené une campagne énergique et créative. Ses meetings sont bondés et animés. Il promet de lutter contre la corruption et d'exiger que les titulaires de postes actuels rendent des comptes pour leur action, de répartir plus équitablement les revenus, de réparer le système judiciaire défaillant et de restaurer le professionnalisme et la méritocratie dans l’administration. Il projette également de lutter contre la polarisation qui a été la force motrice du gouvernement de M. Erdogan, en adoptant une approche inclusive vis-à-vis des différents segments de la société.

Sa vidéo d'appel au public, dans laquelle il reconnaît son identité alévie et affirme que l'important n'est pas l'identité de naissance, mais la personne que l'on choisit de devenir, a battu tous les records sur YouTube, avec plus de 100 millions de vues.

M. Erdogan, qui a eu quelques problèmes de santé la semaine dernière, bénéficie toujours d'un solide soutien de 42 %, sans tenir compte des électeurs indécis. Pendant sa campagne, il poursuit sa même rhétorique polarisante et profite de sa fonction pour formuler de grandes promesses : des primes pour les retraités, du gaz naturel gratuit ou de nouvelles augmentations du salaire minimum. Plus récemment, il a remis en question la légitimité d'une victoire de l'opposition en affirmant que soutenir le HDP/GLP équivalait à soutenir l'organisation terroriste PKK - un soutien que "la nation ne le supporterait pas". Ces avertissements et insinuations sont révélateurs de la crainte profonde de la défaite qui anime aujourd’hui Erdogan - défaite qui, dans son sillage, impliquerait la nécessité pour l’actuel président de rendre des comptes.

La perspective d'une défaite rend M. Erdogan et son parti particulièrement nerveux. Le ministre de l'Intérieur, qui avait affirmé qu'une victoire de l'opposition serait synonyme de victoire pour les LGBT, a également comparé le scénario d'une défaite électorale de son camp à un coup d'État. Le porte-parole de l'AKP accuse l'opposition de vouloir renverser le gouvernement de l'AKP, semblant oublier tout l'intérêt d’organiser des élections : permettre aux partis rivaux de se confronter dans les urnes, en espérant chacun l’emporter. Un ancien Premier ministre a d’ailleurs suggéré que cette élection se jouait entre “occupants” et “résistants”. De leur côté, les partis d'opposition et la société civile se sont mobilisés pour garantir la sécurité et l'intégrité des élections.

Disons pour conclure que ce centenaire de la République turque pourrait marquer le terme de l'ère Erdogan, même si la campagne manque de transparence et d’équité. Dans le cas où cela se produirait, l'électorat turc aurait renversé un gouvernement islamiste et autoritaire par la voie des urnes, ce qui pourrait servir d'exemple à d'autres sociétés du monde entier qui luttent contre l'autoritarisme électoral, ou l’autoritarisme tout court.

 

Copyright Image : OZAN KOSE / AFP

Des partisans agitent des drapeaux nationaux turcs lors d'un rassemblement du président du Parti républicain du peuple (CHP) et candidat à la présidence, Kemal Kilicdaroglu, à Canakkale, dans l'ouest de la Turquie, le 11 avril 2023. Une mer de parapluies et de cagoules à ses pieds, Kemal Kilicdaroglu, le candidat de l'opposition turque qui défiera Recep Tayyip Erdogan lors des élections du 14 mai, promet en souriant "le retour du printemps".

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