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28/11/2023

Compte Épargne Temps Universel : tout savoir sur le CETU

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Compte Épargne Temps Universel : tout savoir sur le CETU
 Bertrand Martinot
Auteur
Expert Associé - Apprentissage, Emploi, Formation Professionnelle

Parce que le temps, c’est de l’argent, la CFDT réclamait depuis 2014 la mise en œuvre d’une "banque du temps", ou "Compte Épargne Temps Universel (CETU)". C’est chose faite à travers le document d’orientation transmis par le gouvernement aux partenaires sociaux le 23 novembre. Mais cette solution, outre les immenses difficultés de mise en œuvre qu’elle implique et les coûts parasites qu’elle occasionnerait, semble mal calibrée pour répondre aux aspirations réelles de salariés davantage préoccupés par la baisse du pouvoir d’achat que par l’accumulation de temps de congé. Quels sont les dispositifs qui existent déjà pour offrir fluidité et autonomie aux travailleurs ? Quels sont les risques d’une telle proposition et sous quelles conditions le dispositif s'avérerait-il pertinent, notamment pour les salaires modestes et les seniors ? Entretien avec Bertrand Martinot.

En quoi consisterait le Compte Épargne Temps Universel (CETU) ? 

Le gouvernement, dans un document d’orientation intitulé "un pacte de la vie au travail" transmis le 23 novembre aux partenaires sociaux, reprend avec le CETU une revendication de la CFDT, qui appelle depuis 2014 à la création d’une "banque du temps". 

L’idée de base est assez simple : elle consiste à créer pour chaque salarié un compte épargne temps, quel que soit son employeur, son statut public ou privé ou la nature de son contrat de travail. Ce compte serait portable en cas de changement d’employeur : les droits à jours de repos ou congés acquis précédemment, ainsi que les dépôts effectués en espèces par le salarié, seraient transférés chez le nouvel employeur. Et pour éviter que le nouvel employeur doive reprendre à son passif les droits acquis antérieurement, il est prévu de confier la gestion des comptes individuels et les opérations de compensation entre entreprises à un organisme tiers. 

On rappelle qu’aujourd’hui, seuls les salariés travaillant dans une entreprise ayant conclu un accord collectif en ce sens bénéficient d’un compte épargne temps (CET). Ces droits peuvent se matérialiser soit par un report de congés dans le temps soit par une monétisation (parfois associé à un abondement de l’employeur, par exemple si cette monétisation vient alimenter un dispositif d’épargne salariale). Bien entendu, c’est l’accord collectif qui détermine aujourd’hui les "curseurs" du CET : catégories de salariés éligibles, conditions d’ancienneté, plafond de droits cumulables, délais maxima pour prendre ces congés, conditions d’abondement de l’employeur, etc. Ceux -ci sont adaptés à la situation concrète des salariés et des contraintes économiques spécifiques à l’entreprise ou au secteur d’activité. Le CET n’est pas portable d’une entreprise à une autre : les droits qui y sont déposés doivent être liquidés, soit en temps de congés soit monétairement, lorsque le salarié change d’entreprise. 

Quelles sont ses justifications et que valent-elles ? 

Autant on peut comprendre la popularité d’une diminution de l’âge légal de départ à la retraite, d’une diminution du temps de travail avec maintien de salaire ou encore d’un renforcement des dispositifs de protection sociale, autant l’intérêt pour une "banque du temps" ne va pas de soi… D’ailleurs, il est remarquable que le document du gouvernement n’explique pas vraiment en quoi ce dispositif améliorerait la vie concrète des salariés. La seule justification indiquée est qu’aujourd’hui, seule une minorité de salariés (surtout des cadres des grandes entreprises) bénéficient d’un CET, situation qui serait par nature inéquitable. On conviendra qu’il s’agit d’un argument assez minimaliste. 

Autant on peut comprendre la popularité d’une diminution de l’âge légal de départ à la retraite, d’une diminution du temps de travail avec maintien de salaire [...], autant l’intérêt pour une "banque du temps" ne va pas de soi… 

De son côté, la CFDT y voit à la fois un instrument susceptible d’accroître l’autonomie des salariés en leur permettant de lisser leur temps de travail et de congés tout au long de la vie active (en s’affranchissant du cadre de la référence au temps de travail hebdomadaire ou annuel et de la limitation temporelle du contrat de travail) tout en dégageant des nouveaux financements pour des périodes de formation, de congés sabbatiques ou familiaux ou encore de passage à temps partiel en fin de carrière. (Pour un exposé de la vision de la CFDT, voir par exemple CFDT, "Une banque de temps" - pour un meilleur aménagement du temps de travail, 2018). 

Bien entendu, l’idée de gérer le temps de manière plus fluide et pluriannuelle ne peut que susciter l’adhésion. Elle est pourtant largement théorique pour une grande majorité de salariés, CETU ou pas… 

Tout d’abord, une majorité de salariés ne sont tout simplement pas en mesure d’accumuler des droits qu’ils pourraient déposer sur un CET, fût-il universel. C’est le cas des salariés travaillant strictement 35 heures par semaine ou à temps partiel, également de tous ceux qui perçoivent des majorations pour heures supplémentaires et qui n’auraient certainement pas envie de voir ces rémunérations supplémentaires convertis en temps de repos déposés sur un compte. Quant aux salariés en CDD, il est bien rare qu’ils accumulent des droits à congés volumineux, et lorsque c’est le cas, ils préféreraient sans doute les percevoir sous forme d’indemnités de congés payés sonnantes et trébuchantes à la fin du contrat plutôt que de les épargner. 

Il y a donc de bonnes raisons pour que les entreprises, même les plus grandes, ne mettent parfois pas en place de CET : elles préfèrent souvent, en accord avec les organisations syndicales, mettre en place d’autres avantages sociaux répondant davantage aux préoccupations de leurs salariés, comme l’intéressement, l’actionnariat salarié ou encore une protection sociale complémentaire renforcée. 

En outre, le droit du travail prévoit aujourd’hui de multiples possibilités d’aménager, de flexibiliser, voire d’individualiser le temps de travail via des accords de modulations sur le mois ou sur l’année, ou encore de passer à la semaine de 4 jours. Sans compter les multiples arrangements locaux en termes d’organisation du travail, sujet central aujourd’hui dans la conciliation temps de travail / vie personnelle (temps de pause ou l’individualisation des horaires, télétravail) qui font souvent la différence aujourd’hui dans la "chasse aux talents" qu’est devenu le process de recrutement. 

Enfin, parmi ceux qui peuvent techniquement bénéficier d’un tel dispositif, très rares sont ceux qui auraient la capacité d’accumuler dans leur compte une quotité de temps suffisante pour financer une formation, rémunérer une année sabbatique ou prendre de longues vacances pour faire le tour du monde entre deux emplois. Sauf certains cadres au forfait qui accumulent plusieurs mois de RTT, et qui peuvent déjà soit les consommer, soit les racheter en accord avec leur employeur, avec ou sans CET. 

Le projet apparaît assez déconnecté des demandes des salariés dont la principale préoccupation est aujourd’hui le pouvoir d’achat.

Plus généralement, le projet apparaît assez déconnecté des demandes des salariés dont la principale préoccupation est aujourd’hui le pouvoir d’achat (en lien avec le ralentissement des salaires depuis le milieu des années 2000 et même leur baisse en valeur réelle en 2022…). Et si l’on en croit les DRH, la demande des salariés les plus modestes serait malheureusement plutôt de pouvoir bénéficier d’avances sur leur salaire avant la fin du mois plutôt que d’accumuler des jours de congés ou de repos non pris pour les épargner dans une banque du temps… 

Quels obstacles à sa mise en place ? 

Le principal obstacle est bien entendu le risque qu’un CETU volumineux constitue une forte désincitation à l’embauche : on voit mal, en effet, une entreprise embaucher un nouveau salarié qui pourrait lui opposer à court terme un droit à plusieurs semaines de congés, même si ces droits sont pris en charge par l’organisme de compensation ! Ce serait particulièrement vrai pour les seniors, qui sont les plus susceptibles d’avoir un CETU assez "fourni". 

Pour pallier ce problème, la CFDT propose que le contenu du CETU soit confidentiel et que l’employeur ne puisse pas avoir connaissance de son contenu. Mais il sera difficile d’éviter qu’au moment de l’entretien d’embauche la question fatidique ne soit posée au candidat : "combien de jours avez-vous en stock dans votre CETU ?". Le salarié ne fera face qu’à de mauvais choix : opposer au recruteur le principe de confidentialité ou pire, lui mentir (ce qui, dans les deux cas, ne serait pas une bonne manière d’entamer une relation professionnelle) ; lui avouer qu’il a de nombreux jours en stock, ce qui lui ferait encourir le risque au pire de ne pas être embauché ou a minima de devoir liquider ses droits avant de signer son nouveau contrat de travail. 

Le gouvernement est d’ailleurs bien conscient de ce risque majeur, puisqu’il enjoint les partenaires sociaux de "garantir que la détention d’un CETU n’ait pas un impact négatif sur l’employabilité des bénéficiaires, surtout en fin de carrière". 

Le principal obstacle est bien entendu le risque qu’un CETU volumineux constitue une forte désincitation à l’embauche.

D’autres obstacles sont plus techniques, mais tout aussi redoutables. Citons-en quelques-uns, sans souci d’exhaustivité : comment valoriser monétairement un droit à congés acquis chez un employeur antérieur il y a dix ans (alors qu’entre temps le salaire a probablement augmenté et que l’inflation a pu fortement éroder ces droits) ? Comment articuler le CETU avec les CET existant, alors même que ces derniers sont a priori bien adaptés aux situations particulières et pourraient parfois être s’avérer incompatibles avec le CETU ? Que faire des millions de CETU qui resteront désespérément vides

Et c’est sans compter la création de la plateforme et du système d’information pertinents pour gérer les comptes personnels (à l’instar de ce qui a été réalisé par la caisse des dépôts pour la gestion des comptes CPF), intégrer les cotisations des entreprises dans la DSN et gérer les flux de dépenses (dont la destination peut être multiple), le tout de manière sécurisée et raisonnablement facile d’utilisation… 

Y-aura-t-il des surcoûts pour les entreprises ? 

En théorie, le CETU n’entraînerait pas nécessairement un surcoût : après tout, les employeurs attribuent déjà des jours de repos et de congés, qu’ils monétisent ou pas. En cas de changement d’employeur, le salarié bénéficie bien évidemment des indemnités compensatrices de congés payés pour les congés ou repos non pris au moment de la rupture du contrat de travail. De ce point de vue, CET ou pas, les salariés ne se font pas "voler" de droits dans le système actuel. On pourrait donc en théorie imaginer que ces droits ne soient pas versés au salarié, mais à l’organisme tiers qui assurera la compensation entre employeurs, sur le modèle par exemple du CPF géré par la caisse des dépôts, donc à coût nul pour les entreprises. 

En pratique, des surcoûts sont inévitables, et peut-être même considérables, pour plusieurs raisons. 

Des surcoûts en termes de gestion interne des entreprises tout d’abord : baisse du temps de travail résultant de l’obligation pour l’employeur d’accepter des prises de congés accumulés chez des employeurs précédents, mise en place d’un outil interne dédié ou achat d’une nouvelle fonctionnalité dans un SI RH, temps de gestion, temps de négociation sur ce nouvel objet avec les salariés, avec le risque que tout cet effort en temps et en argent aboutisse à un produit manifestement inadapté à la situation particulière de l’entreprise et aux préoccupations réelles de ses salariés… 

Des surcoûts monétaires ensuite. Il y aura tout d’abord les frais de gestion que réclamera l’organisme de compensation (qui sera rémunéré en % de la collecte gérée). 

Il y aura ensuite la nécessaire revalorisation de la contrepartie monétaire des congés accumulés par le passé (revalorisation en fonction de l’évolution du salaire du bénéficiaire, a minima en fonction de l’inflation…). 

Enfin, il faut bien admettre que, pour les raisons indiquées précédemment, le CETU exclura de facto une majorité de salariés s’il ne s’accompagne pas de la création de droits supplémentaires et d’incitations. Rappelons, par exemple, que le succès du CPF n’a pu intervenir que parce qu’il créait de nouveaux droits, avec accumulation de droits à hauteur de 500€ par an (plafonnée à 5 000€) financés par une contribution dédiée de 0,2 % de la masse salariale à la charge des employeurs. 

Le CETU exclura de facto une majorité de salariés s’il ne s’accompagne pas de la création de droits supplémentaires et d’incitations. 

Afin d’éviter que les comptes CETU ne restent le plus souvent vides, la tentation sera donc forte de créer des mécanismes d’incitation et d’abondement potentiellement coûteux. Conscient de cette perspective, le document d’orientation avertit les partenaires sociaux que l’État "n’engagera pas les finances publiques pour garantir l’équilibre financier du dispositif". Sachant qu’un financement par une contribution à la charge des salariés serait immensément impopulaire, on imagine difficilement une autre solution qu’une mise à contribution des entreprises, sous une forme ou sous une autre. 

La CFDT ne s’y est d’ailleurs pas trompée, qui réclame la création d’un abondement de l’entreprise (versement de la contrepartie de 5 jours de congés supplémentaires par an) ainsi que la création automatique d’un CETU dès l’âge de 16 ans. 

Qu’est-ce que les partenaires sociaux vont faire de ce projet ? 

À ce stade, personne n’a produit une véritable esquisse de ce que pourrait être le CETU. Les partenaires sociaux ont jusqu’à fin mars pour parvenir à un accord. Il s’agira pour eux d’écheniller toutes les difficultés techniques, celles que l’on peut déjà identifier et celles, peut-être plus nombreuses encore, qui apparaîtront quand la discussion entrera dans les détails. 

S’ils parviennent à un accord, ce qui sera difficile compte tenu de l’éloignement des positions initiales, il y a fort à parier que le compromis aboutira à un encadrement strict du dispositif pour contourner les obstacles et éviter les trop grands dérapages : conditions d’ancienneté, plafonnements du nombre de jours cumulables, plafonnement des sommes stockées, conditions sur la taille d’entreprise, conditions de l’opposabilité à l’employeur, implication des partenaires sociaux dans l’entreprise pour sa mise en place, délais maxima de prise des congés, règles de conversion de jours ou heures en euros, modalités de conversion des droits en cas de changement d’employeur, articulation avec les CET existants, modalités d’abondement par l’employeur, traitement fiscal et social de l’ensemble du paquet, etc. 

On souhaite bon courage aux négociateurs… ! À moins qu’un défaut d’accord et la démonstration faite que le jeu n’en vaut pas la chandelle dissuade le gouvernement de se lancer dans cette opération. 

Peut-on imaginer faire du CETU un dispositif pertinent ? 

Peut-être. Ce serait possible si on le mettait au service de la résolution des véritables problèmes économiques et sociaux du moment, à savoir, par exemple : la question de la productivité, en lien avec celles du développement des compétences et du niveau des salaires, la question de l’emploi des seniors et de de la prévention de l’usure professionnelle. 

Concrètement, le CETU, grâce à sa portabilité, pourrait être utilisé comme un levier pour valoriser de plusieurs manières et inciter un surcroît de travail tout au long de la vie dans une optique de redressement de la productivité par tête et du pouvoir d’achat. 

De ce point de vue, trois pistes mériteraient d’être explorées : 

Le CETU pourrait être utilisé comme un levier pour valoriser [et inciter] un surcroît de travail dans une optique de redressement de la productivité et du pouvoir d’achat. 

La première serait d’inciter les salariés à déposer la contrepartie monétaire de jours de repos ou de RTT, voire une contribution monétaire, sur leur compte CPF. Pour les comptes ainsi abondés, le reste à charge prévu par le gouvernement n’existerait pas. En outre, pour ces salariés, et pour l’accès à certaines certifications jugées prioritaires en termes de montée en gamme des compétences, un fléchage particulier des fonds CPF, associé à une majoration des droits, pourrait être décidé. 

La deuxième, qui concernerait les jeunes générations, consisterait à inciter les salariés à déposer l’équivalent monétaire de congés et repos non pris pour constituer un compte d’épargne retraite par capitalisation géré par les partenaires sociaux (par exemple l’AGIRC-ARCCO). Afin de doper ce pilier de capitalisation, les entreprises pourraient être incitées fiscalement à contribuer en proportion des droits à congés et repos déposés par leurs salariés. D’autres mesures incitatives pourraient être prises pour compléter cette épargne, comme par exemple le recyclage d’une partie des excédents des régimes de retraite (régime général et complémentaire) qui devraient être enregistrés dans les prochaines années ou encore une taxation temporaire sur des retraites qui ont eu l’avantage de voir leur pouvoir d’achat préservé au cours des dernières années (contrairement au pouvoir d’achat des salaires). 

Enfin, pour les salariés proches de la retraite, l’accumulation de droits à repos et à congés pourraient être fléchés, sur une base volontaire, vers des aménagements de fin de carrière. De cette manière, un CETU "étoffé" d’un senior de 55-60 ans, loin d’être un repoussoir, deviendrait une incitation à l’embauche et un outil au service du maintien de l’employabilité dans la mesure où elle constituerait une aide financière à divers aménagements de fin de carrière ; passage à temps partiel avec maintien de salaire, repositionnement sur un poste moins exposé et moins rémunéré avec compensation salariale totale ou partielle…

Copyright image : Sergei GAPON / AFP

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