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12/05/2021

Attaque de Rambouillet : qui était Jamel G. ?

Trois questions à Hakim El Karoui

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Attaque de Rambouillet : qui était Jamel G. ?
 Hakim El Karoui
Ancien Expert Associé - Monde Arabe, Islam

Dans leur récent ouvrage pour l'Institut Montaigne, Les militants du djihad, publié aux éditions Fayard (janvier 2021), Hakim El Karoui et Benjamin Hodayé ont tracé le parcours sociologique et idéologique des djihadistes français et européens. Leur travail, qui a fourni une base de données inédite de plus de 1 460 djihadistes actifs entre 2010 et fin 2019, contribue au débat avec des faits clairs et chiffrés pour dépasser les passions et comprendre les raisons de l’engagement sans précédent de ces citoyens dans le djihadisme. Fort de ces constats, nous avons interrogé Hakim El Karoui suite à l'attaque au commissariat de Rambouillet le 23 avril 2021, pour tenter d'en savoir plus sur le profil de l'assaillant, ce Tunisien de 36 ans inconnu des services de de renseignements.

Comment décririez-vous le profil de Jamel G., le djihadiste de Rambouillet ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord revenir sur le profil type du djihadiste. Depuis 2014, date à laquelle Abou Bakr al-Baghdadi proclame le califat islamique, le profil type du djihadiste a évolué. À partir de 2014, on observe des profils plus jeunes, avec une connaissance religieuse plus faible que la génération pré-2014. Attirés par la propagande de l’État Islamiste, ce sont des individus mieux formés, avec une certaine capacité intellectuelle, et qui pour la plupart ont été à l’étranger (Égypte, Yémen, Arabie Saoudite, etc.). Cette parenthèse générationnelle de djihadistes - que l’on pourrait nommer la "génération Syrie" - s’est achevée en 2017-2018, conjointement avec le départ en Syrie et la fin de Daesh.

Le djihad individuel s’inscrit dans la montée en puissance de ce que l’on peut appeler le djihad idéologique.

Aujourd’hui, il s’agit davantage d’un djihad individuel que d’un djihad organisé.Le djihad individuel s’inscrit dans la montée en puissance de ce que l’on peut appeler le djihad idéologique. Ce dernier attire des individus (potentiellement plusieurs milliers en France) qui, sans pour autant réaliser des actes violents, entendent imposer leur vision de l’islam à toute force. 

On retrouve dans ce groupe beaucoup de salafistes, récemment apparentés ou depuis plus longtemps. À la marge de ce djihad idéologique existe des individus qui peuvent à un moment donné passer à la violence. C’était par exemple le cas d’Abdoullakh Anzorov, l'assassin de Samuel Paty. Ultra conservateur sur le plan religieux, il vivait dans un environnement complètement renfermé sur lui-même et, à la suite de la polémique sur les réseaux sociaux, a ressenti la nécessité de "défendre" le Prophète de l’islam. C’est également le cas de Jamel G. Tous deux s’inscrivent dans un contexte de djihad idéologique dans lequel le recours à la violence est possible mais pas obligatoire. Le djihad idéologique est fondé sur une vision binaire de la société avec d’un côté les "bons" musulmans (les salafistes) et les autres (tous les autres français, musulmans y compris). Ils sont motivés par la conviction que la société française est menaçante, permissive et corrompue ; l’État, incarné par la police, est islamophobe, i.e. dangereux. 

Concernant le terroriste de Rambouillet, plusieurs phénomènes se rencontrent. D’un côté, c’est un sympathisant de longue date de l’islamisme non violent, notamment en Tunisie. Son compte Facebook démontre qu’à l’évidence il s’est rapproché ces derniers temps de plus en plus d’un islam fondamentaliste, en postant activement des contenus strictement religieux tels que des prières ou des versets coraniques. De l’autre côté, il a manifesté, à travers ses réactions à un certain nombre de polémiques, un véritable profil d’identitaire islamiste. Il rejoint notamment une campagne intitulée "Respectez Mohamed prophète de Dieu", en octobre 2020 à la suite de la décapitation de Samuel Paty. S’ajoutent à ces caractéristiques des problèmes psychiatriques identifiés. Il est notamment parti en Tunisie pour les faire soigner, probablement à l’aide de la médecine traditionnelle. Personne ne sait ce qu’il s’est véritablement passé en Tunisie, l’enquête le dira, mais il avait une personnalité visiblement instable. On a par ailleurs retrouvé des photos à caractère très problématique dans son téléphone. 

Correspond-il au portrait type qui est dressé dans Les militants du djihad ? 

L’étude statistique conduite pour Les militants du djihad démontrait que 90 % des djihadistes étaient nés en France et 94 % étaient français. Ni français, ni né en France, Jamel G. se distingue de ce profil par sa nationalité. 

En revanche, il correspond à l’un des scénarii que l’on décrit pour l’avenir. Deux scénarios coexistent : le premier est le djihad idéologique susmentionné et le second, plus violent, serait celui d’un djihad armé, dont le théâtre ne serait pas la Syrie, l’Irak ou l’Afghanistan mais la France. Dans cette perspective, le djihadisme prendrait la forme de groupes organisés autour d’un discours, autour de chefs, avec des capacités armées. 

Le Tunisien appartient au premier scénario. C’est un profil isolé qui baigne dans un environnement où l’islam sert d’identité et où cette identité est vécue comme étant en conflit avec la société française, avec des ennemis symboliques : les "mauvais musulmans" (notamment ceux qui ont choisi l’uniforme), les responsables politiques, la communauté juive, l’État largo sensu, c’est-à-dire la police, l’armée ou la magistrature. 

Dialoguer, évaluer, signaler et désengager, voilà ce dont aurait besoin le dispositif actuel de prévention. 

Quelles conclusions en tirer pour la lutte antiterroriste en France ? 

La première conclusion est évidemment qu’il faut continuer le travail d’identification sur les réseaux sociaux. À posteriori, la lecture de sa page Facebook laissait à penser qu’il s’agissait d’un individu au potentiel dangereux. La difficulté du travail d’identification réside dans l’évaluation de la dangerosité. La page de Jamel G. montrait qu’il était potentiellement dangereux mais à aucun moment il n’avait dépassé les bornes. Les services de renseignement ne peuvent rien faire à partir d’une page Facebook qui ne transgresse pas la loi. C’est pourquoi le travail d’identification nécessite plus de moyens. À l’aune des milliers de comptes comme le sien, les services de renseignement devraient être capable de les suivre mais également, une fois identifiés comme dangereux, de rentrer en contact avec eux. Il faudrait pouvoir être en mesure de rentrer en dialogue avec ces individus afin d’une part évaluer leur dangerosité et d’autre part, le cas échéant, de les désengager. Dialoguer, évaluer, signaler et désengager, voilà ce dont aurait besoin le dispositif actuel de prévention. 

 

 

Copyright : BERTRAND GUAY / AFP

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