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23/11/2023

Argentine : de Charybde en Scylla ?

Argentine : de Charybde en Scylla ?
 Eric Chaney
Auteur
Expert Associé - Économie

C’est dans un contexte économique catastrophique que l’ultra-libéral Javier Milei a été élu, et c’est par des mesures drastiques qu’il prétend rétablir la situation. Coupes des dépenses publiques, remplacement du peso national par le dollar, privatisations : l’électrochoc a-t-il ses chances ? Dans quelle tradition de pensée s’inscrit le nouveau président populiste ? En voulant échapper aux tourbillons effroyables de la spirale inflationniste, les Argentins ne se précipitent-ils pas dans la gueule d’un monstre plus épouvantable encore ? Éric Chaney analyse les conséquences de cette élection pour une Argentine prise entre Charybde et Scylla.

Après la victoire sans appel de Javier Milei au second tour de l’élection présidentielle, l’Argentine a-t-elle une chance de sortir de la crise économique qui la frappe de façon récurrente depuis les années 1950 ?

Le candidat Milei, qui se présente comme un libertarien anarcho-capitaliste, avait depuis des années attribué l’état de crise économique récurrent de son pays à la corruption d’un système politico-économique où le secteur public accapare les ressources et où la Banque centrale (BCRA) joue les pompiers pyromanes en finançant les déficits publics selon le bon vouloir du ministre des finances.Description qui ne manque pas de mérites.

Les solutions qu’il préconise découlent mécaniquement de l’analyse des maux : réduire le secteur public à son strict minimum de façon à éradiquer la corruption et rétablir les équilibres budgétaires, et supprimer la banque centrale en remplaçant le peso argentin par le dollar américain. Pour juger de la pertinence de ces remèdes radicaux, sur le papier du moins, commençons par analyser la situation économique du pays telle qu’elle était à la veille du second tour de l’élection. 

Les solutions qu’il préconise découlent mécaniquement de l’analyse des maux : réduire le secteur public à son strict minimum [...], et supprimer la banque centrale.

L’état des lieux fit l’objet en août dernier d’une analyse exhaustive du FMI, depuis longtemps au chevet de l’Argentine en raison de ses crises de balance des paiements récurrentes, avec défauts souverains à la clef. Sous une description policée, le diagnostic du FMI était particulièrement alarmant.

L’inflation approchait déjà 10 % par mois -lorsque la mesure se fait sur une base mensuelle plutôt qu’annuelle, on n’est pas loin de l’hyperinflation. Déjà très élevée fin 2021 (48 %), elle s’est en plus nourrie du financement monétaire des déficits publics (plus de 4 % du PIB en 2021 et en 2022, probablement plus en 2023), par une Banque centrale aux ordres. Malgré une balance commerciale excédentaire (1,2 % du PIB selon l’estimation du FMI), la balance des paiements courants est dans le rouge (-0,6 % du PIB), à quoi s’ajoutent des sorties massives de capitaux privés (12,8 % du PIB) pour aboutir à un déficit financier de 4,6 % du PIB, financé par les prêts du FMI et les facilités offertes par le Club de Paris. Le FMI attribuait cette rapide détérioration aux effets d’une sécheresse particulièrement sévère -l’économie argentine dépend en partie de ses exportations agricoles- mais aussi aux dérapages politiques ("policy slippages") ayant fait dévier la politique économique de tout chemin menant à la stabilisation. On peut y ajouter l’anticipation d’une crise par les marchés, avec les sorties de capitaux qui en découlent.

En un mot, l’Argentine allait tout droit vers une crise de balance des paiements et une profonde récession. Circonstance aggravante, les réserves de change sont pratiquement à sec, la BCRA en étant réduite à utiliser une ligne de swap opportunément ouverte par la Chine, pour rembourser les prêts du FMI en yuan. Dès lors, le pays ne paraît pas en position d’honorer sa dette extérieure, 67Mds$ en obligations internationales et 45Mds dus au FMI.

Dans ces circonstances, on peut comprendre que les électeurs argentins aient considéré que le ministre de l’économie Sergio Massa, qui briguait lui aussi la présidence, faisait partie du problème plutôt que de sa solution, et s’en soient remis à un candidat populiste ayant fait de la tronçonneuse le symbole de sa future action.

Venons-en aux préconisations du nouveau Président.

Pour éteindre l’inflation galopante, Javier Milei propose de dollariser l’économie et de fermer la banque centrale. Mais on ne voit pas bien comment cela serait possible à court terme. Le taux de change informel du dollar contre le peso argentin est de 1 pour 1050, tandis que le taux de change officiel est de 1 pour 355. Pour convertir les pesos en dollars, il faut des acheteurs. Le message du marché libre est clair : la banque centrale devrait émettre une quantité astronomique de pesos pour que l’échange soit possible. Augmenter de plusieurs ordres de grandeur la quantité de monnaie en circulation en réduirait la valeur (contre le dollar) à pratiquement zéro, ce qui provoquerait un appauvrissement massif et immédiat de la population ne détenant pas d’actifs en devises, c’est-à-dire de la grande majorité des Argentins. Vu sous un autre angle, il faudrait que le peso se déprécie suffisamment pour que de potentiels acheteurs misent sur son appréciation.

Une version plus conventionnelle de la dollarisation serait d’établir un "currency board" (caisse d’émission en français) pour stabiliser le taux de change vis-à-vis du dollar et éradiquer l’inflation, comme les pays Baltes et la Bulgarie l’ont fait vis-à-vis de l’euro. Dans un tel système, la banque centrale ne peut émettre de monnaie locale qu’à hauteur des actifs en dollars qu’elle détient. La masse monétaire en circulation est alors directement dépendante des entrées de devise. Le taux de change est fixe et la convertibilité totale, par définition. 

Augmenter de plusieurs ordres de grandeur la quantité de monnaie en circulation en réduirait la valeur (contre le dollar) à pratiquement zéro, ce qui provoquerait un appauvrissement massif et immédiat.

L’Argentine en a déjà fait l’expérience : au début des années 90, le gouvernement de Carlos Menem avait mis en place un currency board, avec succès, puisque l’inflation avait rapidement chuté et les investissements directs repris. La contrepartie est l’impossibilité du financement monétaire du déficit budgétaire, la disparition de toute politique monétaire autonome, et la rigidité du taux de change contre le dollar. La crise asiatique de 1998 et l’appréciation du dollar -donc du peso- qui accompagna les dévaluations asiatiques signèrent la fin du currency board, en raison de la perte de compétitivité de l’Argentine. Faisant remarquer que ce pays exporte plus vers l’Union Européenne que vers les États-Unis, l’économiste Paul Krugman a même suggéré qu’une "euroisation" serait mieux adaptée au cas argentin qu’une dollarisation. 

Mais qu’il s’agisse de remplacer le peso par le dollar ou d’instaurer un currency board, le problème à court terme est le même : il faut d’abord accumuler des actifs en dollars, et pour cela, dévaluer et comprimer suffisamment la demande intérieure pour réduire les importations, de façon à générer un excédent commercial. Le candidat Javier Milei avait balayé les objections en annonçant qu’il avait déjà obtenu des engagements à acheter des pesos contre des dollars de contreparties non divulguées, et pour des montants non spécifiés. Les promesses n’engagent que ceux qui les croient, dit-on.

Une amère cure d’austérité est en réalité inévitable, si le gouvernement [...] veut véritablement s’attaquer à l’inflation galopante et redonner du tonus à l’économie. 

Une amère cure d’austérité est en réalité inévitable, si le gouvernement qui sort de l’élection veut véritablement s’attaquer à l’inflation galopante et redonner du tonus à l’économie. C’est là que les autres aspects du programme Milei interviennent : réduire de moitié le nombre de ministères, cesser les subventions pour l’énergie et le transport et privatiser les entreprises publiques. L’objectif est de réduire la dépense publique de 15 %. Que les finances publiques argentines soient mal gérées -subventions aux combustibles fossiles, abondement d’entreprises publiques inefficaces et sources de corruption (leur dette s’élève à 37 % du PIB), appel à la banque centrale pour monétiser les dépenses non couvertes par les recettes (3 % du PIB), imposition de taxes à l’exportation pour favoriser le marché intérieur- ne fait guère de doute.

Mais si certaines des propositions du candidat Milei vont dans la bonne direction, comme la réduction des subventions à l’énergie ou la privatisation de certains monopoles publics inefficaces et corrompus, on peut s’interroger sur la pertinence d’un objectif de réduction des dépenses publiques aussi ambitieux. Selon l’estimation du FMI, les dépenses primaires (hors intérêts sur la dette) de l’État fédéral et des collectivités locales se montent à 35,4 % du PIB, un niveau qui ne paraît pas excessivement élevé, dans l’absolu. Une réduction de 15 % la ramènerait à 30 % du PIB, et représenterait une baisse de la demande agrégée de 5,3 % du PIB, soit un choc récessif majeur.

Ramener les finances publiques sur une voie équilibrée commande certes de réduire le déficit et de dynamiser l’économie. Mais il devrait plus s’agir de réallouer la dépense publique vers l’efficacité économique et la protection des plus faibles, et d’augmenter les recettes, que de réduire les dépenses à la hache.

Or, du côté des revenus, c’est à dire essentiellement des impôts et taxes, le programme Milei s’en tient à la doxa thatchérienne -s’il faut agir sur les taxes, c’est en les réduisant. Pourtant, l’Argentine souffre de fortes inégalités de revenu et de patrimoine, un leg de l’histoire (les latifondia) et des politiques péronistes. Selon la World Inequality Database, la part des 10 % des plus hauts revenus s’élevait à 44 % en 2021, en baisse depuis le pic de 2002 (52 %) mais très supérieure au niveau français (34,8 %). Pour la richesse (patrimoine financier et foncier), la part des 10 % les plus riches monte à 60 %. Un fort rééquilibrage budgétaire ne saurait reposer que sur une baisse des dépenses -il doit également comporter une hausse des recettes.

Il devrait plus s’agir de réallouer la dépense publique vers l’efficacité économique et la protection des plus faibles, et d’augmenter les recettes, que de réduire les dépenses à la hache.
 

Enfin, d’un point de vue plus structurel pour la compétitivité à long terme de l’économie argentine, le programme de Milei comporte certaines pistes intéressantes, mais peine cependant à convaincre dans son ensemble. Du côté positif, citons la réduction des règlementations qui bloquent l’initiative privée, une plus grande flexibilité du marché du travail (donc plus de licenciements) couplée avec la création d’une véritable assurance chômage, ou la réforme d’un système de retraite exclusivement par répartition (les dépenses publiques de retraite représentent 9,7 % du PIB) en introduisant des fonds de pension. Dans d’autres domaines, le diagnostic est plus mitigé. Par exemple, si la privatisation d’entreprises publiques inefficaces peut augmenter la productivité, c’est à condition que le marché soit concurrentiel. Sinon, la privatisation ne fera que déplacer les revenus monopolistiques d’une poche vers une autre, sans effet sur l’efficacité économique. Enfin, potentiellement inclure l’éducation et la santé dans la liste des ministères à supprimer (le candidat a louvoyé sur le sujet) serait non seulement régressif socialement, mais se révélerait être aussi une absurdité économique : à long terme, c’est le capital humain, et pas le régime de change, qui fait la richesse d’un pays. 

Avant de se lancer dans la politique, Javier Milei était économiste. Il avait même publié en 2011 un article sur le "q de Tobin", une mesure quantitative de la pertinence du cours d’une action. S’il s’agissait plus d’explications techniques que de recherche, l’article montrait néanmoins une bonne connaissance du sujet. Mais un autre article, publié comme contribution à un livre en l’honneur de Jesus Huerta de Soto, un économiste universitaire espagnol de la tradition autrichienne et tenant de l’anarcho-capitalisme, permet de mieux appréhender les convictions de Milei. Intitulé "Capitalisme, socialisme et la trappe néo-classique", sa contribution critique le modèle néoclassique pour avoir donné naissance au concept de défaillance de marché (market failure) dans toute situation non envisagée par le modèle néoclassique. Il y voit la faille par laquelle s’est glissée la justification des interventions des États dans l’économie et donc du socialisme. Pour Javier Milei, il ne saurait y avoir de défaillance de marché. On comprend mieux alors pourquoi il est climatosceptique et rêve de privatiser le système éducatif.

Avant l’élection de Javier Milei, l’Argentine était prise dans une spirale inflationniste qui l’aurait conduit tout droit à la crise de balance des paiements. Les anciens Grecs auraient comparé ce funeste destin à celui des marins attirés vers un tourbillon géant au fond duquel le monstre Charybde les attend. Souhaitons au peuple argentin que l’élection de son nouveau président ne les renvoie pas vers un autre destin fâcheux : tomber dans les griffes de Scylla.

Copyright image : Luis ROBAYO / AFP

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