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05/06/2023

Après la réhabilitation d’Assad, la piste de la lutte contre le captagon

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Après la réhabilitation d’Assad, la piste de la lutte contre le captagon
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Après la réintégration de Bachar el-Assad au sein de la Ligue arabe, quelle peut-être la réponse occidentale ? Pour Michel Duclos, ancien ambassadeur de France en Syrie, auteur de La longue Nuit Syrienne, un réinvestissement de la question syrienne par l'Europe et les Etats-Unis est indispensable. Ce réinvestissement devrait prendre la forme d'une coopération forte avec les principaux pays de la région sur la lutte contre le captagon, drogue de synthèse produite en Syrie pour le plus grand bénéfice du régime d'Assad et dont la diffusion notamment dans le Golfe a un effet corrosif sur les sociétés des pays concernés. 

Les gouvernements occidentaux n’ignoraient pas que le retour de la Syrie d’Assad dans la Ligue Arabe était en préparation depuis des mois. Ce qui les a surpris, c’est la rapidité avec laquelle le processus s’est accéléré à la veille du sommet de Ryad, sous l’impulsion de l’Arabie Saoudite ; c’est aussi qu’Assad obtient cette victoire diplomatique sans aucune concession : le retour dans la famille arabe (arab fold) n’est assorti d’aucune véritable conditionnalité.

Une réhabilitation à hauts risques

Cette absence de conditionnalité pose un problème éthique : comment, au XXIème siècle, accepter la réhabilitation d’un régime responsable de crimes de masse à une échelle rarement atteinte dans l’histoire contemporaine, du massacre de centaines de milliers de Syriens, du déplacement de millions d’autres, de la destruction de tout un pays ? Avec quelles conséquences pour le respect du droit humanitaire international ou la lutte contre l’impunité ? Nous dirons simplement que les dirigeants arabes ont pris là une lourde responsabilité.

À cela, ceux-ci peuvent répondre que maintenir le régime d’Assad dans l’isolement n’aurait rien changé, que cela n’aurait servi qu’à prolonger l’impasse actuelle. Ils font aussi valoir que les conséquences négatives de cette impasse – présence de millions de réfugiés syriens dans les pays voisins, risque terroriste, impact de la transformation de la Syrie en narco-État, sans compter l’emprise iranienne sur Damas - pèsent essentiellement sur le monde arabe.

Pour les observateurs de longue date de la politique syrienne, il y a dans la situation actuelle un air de "déjà vu". Éloigner le régime Assad de l’emprise iranienne (et de l’influence turque) est une hantise classique du monde arabe, et d’ailleurs de certains Occidentaux – une hantise historiquement toujours vaine. Plus nettement encore, la tactique de Damas d’utiliser sa capacité de nuisance dans son voisinage pour obtenir un soutien, notamment financier, des monarchies pétrolières appartient au répertoire là aussi traditionnel des Assad père et fils. Jadis, la menace terroriste était le principal levier du régime, aujourd’hui c’est la diffusion du captagon (drogue de synthèse particulièrement nocive) dans toute la région, avec des effets corrosifs notamment pour les sociétés civiles en Jordanie et dans les pays du Golfe.

Les options pour les décideurs occidentaux

Face à la réhabilitation du régime d’Assad par les Arabes, quelle peut-être la réponse des principaux pouvoirs occidentaux ? Trois options se présentent à eux.
La pente naturelle des dirigeants américains et européens – la première option – sera de ne rien faire, de ne rien changer à leur attitude actuelle, qui consiste grossomodo à oublier la Syrie. Cela a été en particulier jusqu’ici le choix de l’administration Biden, dans la lignée de l’Administration Obama.

Le grand inconvénient de cette option est de prendre le risque qu’un fossé se creuse entre les Occidentaux et les États arabes leaders dans le rapprochement avec Damas. Ces derniers n’ont pas manqué de suggérer que la passivité occidentale les a obligé à bouger. Pour réussir leur pari d’obtenir des concessions d’Assad après sa réhabilitation, les États arabes auront besoin d’aller au-delà de l’accroissement de l’aide humanitaire, de procéder à des investissements pour contribuer à la "reconstruction" du pays. Ils se tourneront donc vers les Occidentaux – ils le font déjà - pour obtenir la levée des sanctions. Des pressions s’exerceront notamment sur les Européens, le Congrès des États-Unis, par la voix de sa commission des Affaires étrangères, ayant déjà fait connaître son intention de ne pas modifier, et même de durcir, le Caesar Act, fondement de tout le dispositif de sanctions contre la Syrie.

Une seconde option consisterait à suivre le modèle des États arabes et donc à envisager aussi de renouer avec le régime d’Assad. C’est d’ailleurs, en Europe, ce que préconisent depuis longtemps certains pays tels que la Hongrie, la Grèce ou l’Italie. Le coût que cela représenterait du point de vue de la défense des valeurs auxquelles l’Europe est attachée serait extraordinaire. C’est un fait cependant que le débat sur la levée des sanctions et sur la réouverture d’ambassades à Damas va être relancé en Europe.

L’argument sécuritaire ne manquera pas d’être avancé dans tous les pays. Il consiste à mettre en avant que le retour en grâce d’Assad chez les Arabes va accélérer la tentation des États-Unis de retirer leur présence militaire résiduelle dans le Nord-Est syrien. Dans le même ordre d’idées, les Turcs vont aussi finir par trouver un arrangement avec le régime, qui va donc élargir son contrôle sur son territoire. Les Américains et leurs alliés, dans ce scénario, ne disposeront plus du moyen de contrôle autonome sur la menace terroriste qu’ils ont encore en main pour l’instant, grâce à leur présence militaire sur une fraction du territoire syrien. La conclusion de ce raisonnement est de préconiser de renouer avec le régime Assad pour des raisons sécuritaires.

Nous dirons que cette thèse présente aussi de graves faiblesses. Il serait irresponsable de la part de Washington (et de Paris) de renoncer à combattre par eux-mêmes le noyau de djihadistes installé dans le Nord-Est syrien – et peu judicieux d’abandonner leurs alliés kurdes. L’expérience prouve en effet que la coopération sécuritaire avec le régime des Assad a toujours été un jeu de dupes. La priorité pour les dirigeants occidentaux devrait être la stabilisation du Nord-Est syrien et son autonomisation vis-à-vis de Damas. Un excellent connaisseur du dossier - Joel Rayburn - ajoute que le même raisonnement devrait s’appliquer pour le Nord-Ouest (province d’Idlib, plus vaste et plus peuplée que le Liban et qui échappe au contrôle du régime d’Assad).

Une stratégie de coopération dans la lutte contre le captagon

Reste donc une troisième option, celle d’un réinvestissement occidental de la question syrienne, en maintenant l’ostracisation du régime d’Assad, mais en développant une coopération avec les États arabes qui ont fait un autre choix.

Sur le plan des principes, Américains, Européens et Arabes se rejoignent sur le soutien au cadre de règlement politique que constitue la résolution 2254 du Conseil de Sécurité ; c’est à vrai dire surtout un vœux pieux puisque le régime d’Assad n’a jamais joué le jeu de la médiation onusienne et qu’il a encore moins de raison aujourd’hui de le faire. Daniel Gerlach a donc raison de suggérer qu’un autre point de départ commun en termes de principes pourrait être fourni par les vœux de la société syrienne, tels qu’exprimés notamment par la Charte de Conduite pour la Coexistence Syrienne.

Sur un plan pratique, le sujet qui vient à l’esprit pour lancer une stratégie de coopération avec les voisins de la Syrie est la lutte contre le captagon. C’est une priorité pour les États arabes qui ont souhaité le rapprochement avec Assad. Il est très douteux qu’ils obtiennent du régime syrien des gestes significatifs et durables sur ce terrain : le trafic du captagon représente une part importante du budget syrien et assure la fortune des proches d’Assad. Une coalition euro-américaine pourrait proposer à la Jordanie et aux pays du Golfe notamment un soutien massif pour faire en sorte que la Syrie cesse d’être un narco-État. Une coopération entre laboratoires et entre services de police spécialisés occidentaux et arabes permettrait de mieux identifier et remonter les filières du trafic. Un effort de partage du renseignement – par exemple les transferts d’images satellitaires aux États les plus intéressés – serait très utile. Une assistance aux États les plus concernés dans le "capacity building" en matière policière, douanière, judiciaire, de renseignement, et même sur le plan militaire (frappes sur les installations repérées), pourrait aussi faire la différence. Des actions communes efficaces couronneraient une telle coopération.

La stabilisation du Nord Syrien

Un tel projet peut-il résumer à lui seul un réengagement occidental sur le règlement de la crise syrienne ? Sans doute que non ; nous l’avons déjà dit, la priorité des pouvoirs occidentaux devrait être de stabiliser le Nord-Est (et peut-être le Nord-Ouest) à des fins antiterroristes. Ce doit aussi être la lutte contre l’impunité, sans préjudice d’autres préoccupations comme le retour "sûr" des réfugiés. Sur ce dernier point, là aussi il y a peu de chances que le régime d’Assad modifie son attitude ; il ne cache pas que son intérêt n’est pas de réintégrer dans la communauté nationale les exilés sunnites, potentiellement hostiles au régime. En revanche, il peut y avoir complémentarité entre la priorité arabe de la lutte contre la captagon et la priorité occidentale de stabilisation du Nord Syrien ; les pouvoirs occidentaux qui s’engageraient à soutenir leurs partenaires arabes sur le captagon seraient en droit d’attendre un soutien de ceux-ci sur la question du Nord Syrien.

Renouer sur ces bases entre l’Europe, les États-Unis et leurs partenaires arabes serait d’autant plus nécessaire qu’il faut se préparer au prochain choc sur le dossier syrien ; dans sa quête d’alléger la présence des réfugiés syriens sur son territoire, le pouvoir turc tente de renouer lui aussi avec Damas mais on ne peut exclure non plus une collision entre Turquie et régime syrien. Dans les deux cas, le risque d’une nouvelle déstabilisation du Nord syrien est élevé. Notons au passage que la Turquie est aussi concernée par le trafic du captagon ; selon les experts, l’intention du régime syrien paraît d’ailleurs être de développer le "marché turc", particulièrement prometteur. C’est une stratégie régionale de lutte contre cette drogue, incluant la Turquie, qu’il serait nécessaire de mettre en place entre acteurs de la région et acteurs extérieurs.

 

Copyright Image : AFP

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