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16/04/2021

Santé mentale : faire face aux besoins des enfants

Trois questions au Professeur Richard Delorme

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Santé mentale : faire face aux besoins des enfants
 Richard Delorme
Responsable d'InovAND et du service de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent de l'hôpital Robert Debré

Précarisés, isolés, en proie à des parcours scolaires ou universitaires chaotiques et à un marché du travail contracté, les jeunes subissent de plein fouet les effets de la crise sanitaire et montrent des signes de grande vulnérabilité psychologique. Depuis plusieurs mois, de nombreuses voix s’élèvent pour alerter sur les effets délétères de la pandémie sur la santé mentale des jeunes. À l’heure où les pouvoirs publics multiplient les annonces sur le sujet (Assises de la psychiatrie, chèques-psy…), nous consacrons une série de billets sur les jeunes face à cette "vague psychiatrique".

Le Pr Richard Delorme de l’hôpital Richard Debré répond aux questions de Johanna Couvreur, cheffe de projet santé mentale. 

Quelles sont les conséquences de la crise sanitaire sur la santé mentale des mineurs ?

La crise Covid-19 est intervenue alors même que de nombreuses menaces pesaient déjà largement sur l’enfance, comme l’a souligné, en février 2020, le rapport de la Commission OMS/UNICEF publiée dans le Lancet. Même en France, avant cette épidémie, les enfants étaient déjà confrontés à la question des changements climatiques, des enjeux écologiques, aux attaques terroristes, à une augmentation progressive de la paupérisation de leurs parents, à l’accroissement de la consommation des substances illicites et à la dépendance aux outils numériques, aux problèmes de migration, comme en témoignent les nombreux mineurs isolés arrivés en France, à la malnutrition pour les plus démunis, aux difficultés de logement ou d’accès aux soins, en particulier pour la maladie mentale.
 
Dans ce contexte, la survenue de la pandémie et le confinement qui s’en est suivi se sont accompagnés d’une augmentation importante des symptômes d'anxiété, de dépression, d’irritabilité, de troubles alimentaires chez les enfants et les adolescents (de 30 à 60 % selon les études et les âges). Les parents - pour un tiers d’entre eux - rapportent plus de difficultés émotionnelles chez leurs enfants sous la forme d’une majoration de l’agitation, des colères ou de difficultés de sommeil. Ces retours d’expérience soulignent que les effets de la crise sont ressentis même par les plus jeunes, ce que confirme une étude canadienne récente qui a montré que les enfants de 2-5 ans étaient également affectés. Plus grave encore, une étude japonaise a retrouvé une hausse du suicide pendant la deuxième vague de l'épidémie - alors qu'il y avait eu une baisse en première vague - chez les enfants et les adolescents de l’ordre de 50 % (en comparaison à + 37 % chez les jeunes femmes), et une absence d’augmentation chez les hommes. Ces travaux, et d'autres, indiquent par ailleurs que cette crise exacerbe les fragilités dans les catégories les plus vulnérables de la population.
 
En France, peu d’études ont à ce jour été publiées rapportant l’impact de l’épidémie sur la santé mentale des enfants. Cependant, à l'hôpital Robert Debré (Paris), un des 2 plus grands hôpitaux pédiatriques d’Europe, nous avons observé un doublement du nombre de tentatives de suicide chez les enfants âgés de 15 ans et moins, par rapport aux dix années précédentes. Décembre 2020 et janvier 2021 ont été les deux mois de plus fortes croissances, +200 et +150 % respectivement. Nos observations sont tout à fait corrélées à celles des États-Unis ou encore de l’Angleterre. Habituellement, chez les moins de treize ans, on observe un écart entre le geste suicidaire qui peut être très grave (défenestration, strangulation…) et la volonté suicidaire qui, elle, est plutôt faible. Aujourd’hui, nous faisons le constat inverse et nous nous retrouvons face à des enfants dont le désir de mort est fort : c’est une situation inédite.

Qu’a révélé cette situation sur notre système de soins psychiatriques ? 

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que depuis dix ans en France, comme dans la plupart des pays européens ou d’Amérique du Nord, la demande de soins en santé mentale pour les enfants augmente de 10-20 % par an aboutissant à une saturation progressive des dispositifs de soins, en particulier des soins en urgences. Un rapport sénatorial de 2017 sur la situation de la psychiatrie des mineurs en France faisait le constat de l’inadéquation de l’offre par rapport aux besoins et de difficultés à prendre en charge l’urgence. Alors même que la crise Covid-19 n’avait pas débuté, les délais d’attente, pour une première consultation dans un centre spécialisé pédopsychiatrique pour enfants, pouvaient être de plusieurs mois à Paris, voire au-delà d’un an en banlieue ou en province.

La demande de soins en santé mentale pour les enfants augmente de 10-20 % par an.

De fait, la crise que nous vivons et l’essor conséquent des troubles variés chez les enfants et les adolescents ont entraîné une déstabilisation importante du système de soins en santé mentale de l’enfant. Cette pandémie et la situation inédite qui en découle ont donc jeté une lumière crue sur l’extrême fragilité du système.
 

Plus largement, je pense aussi que cela a révélé les difficultés que l’on rencontre à traiter de la question de l'enfance et à l’appréhender sous l’angle des données de la science.

Les publications scientifiques ont largement documenté la plus grande vulnérabilité au stress des enfants. Nous savons depuis longtemps, par exemple, que les effets d’un stress persistant ou de situations exceptionnelles sont délétères à moyen et long terme chez l’enfant. Il n’y a pas si longtemps, le cas des États-Unis lors de l’épidémie H1N1 avait déjà montré les effets néfastes de la quarantaine adoptée par plusieurs États sur l’anxiété et sur l’humeur dépressive des enfants. Pourtant, ces données de la littérature ont été peu, voire pas, prises en compte lors de la décision de fermer les écoles au début de la crise Covid. Les arbitrages politiques ont été pris en oubliant que les enfants représentent un tiers de la population française et qu’ils appréhendent les chocs et les crises en étant moins armés que les adultes. Tout s’est passé un peu comme si on considérait le confinement et la maison comme un cocon protecteur placé sous la bienveillance des parents. C’est faire fi de l’extrême porosité des enfants à leur environnement et de la grande diversité de leurs conditions de vie. Si je force le trait, c’est comme si on était revenu trente ans en arrière sur la gestion de la douleur chez les enfants : on pensait alors qu'un tout-petit ne ressentait pas la douleur ou n'en avait pas de souvenirs.

Comment améliorer la prise en charge de la souffrance mentale des jeunes et leur accès aux soins ?

Améliorer l’accès aux soins des enfants pour une meilleure prise en charge de leurs souffrances psychologiques est une priorité partagée par la plupart des pays occidentaux. Avec la pandémie, des voix s’élèvent dans le monde entier réclamant un véritable plan Marshall pour la santé mentale de l'enfant. Le Building Back Better (BBB) est une nécessité qui va s’imposer face à la souffrance d’une génération en devenir. Ce concept, que l’on pourrait traduire par "reconstruire mieux", a émergé aux Nations Unies en 2015 et vise l’adoption d’une stratégie de réduction des risques pour les peuples à la suite de catastrophes et en prévision de chocs futurs. Certaines équipes ont déjà proposé des actions multi-niveaux, à court et long termes, pour améliorer le bien-être des enfants.

En premier lieu, il faut favoriser le recours aux programmes de prévention des risques. Cela nécessite tout particulièrement la mise en place de programmes de prévention pour densifier les compétences communautaires. Nous pouvons citer comme exemple les programmes internationaux validés par l’OMS d’accompagnement à la parentalité (Incredible Years ou encore Triple P). 

Améliorer l’accès aux soins des enfants pour une prise en charge de leurs souffrances psychologiques est une priorité. 

Ces programmes, organisés pour les familles ayant des enfants en bas-âge, permettent tout particulièrement de travailler la gestion émotionnelle, la prévention des violences intra-familiales. De la même manière, cette prévention peut s’appuyer directement sur des programmes pédagogiques intégrés dans la scolarité, comme cela est fait en Australie. Cela permet une diminution des violences intrafamiliales ou entre pairs, une meilleure lecture de ses émotions et des outils pour mieux les gérer.

Un autre axe d’action consiste à favoriser la justice sociale et l’équité dans l’accès au soin. Cela peut paraître surprenant lorsque l’on pense au système de couverture sociale en France. Cependant, en dehors des considérations de remboursement, on voit une difficulté massive d’accès aux soins dans les zones urbaines pauvres, comme c’est le cas dans le Nord Est Parisien. Il faut par exemple entre 12-18 mois pour avoir un premier rendez-vous pour une première consultation dans un centre médico-psychologique pour enfant en Île de France (en dehors de Paris où il faut compter 6 mois). Les structures publiques ou privées sont peu nombreuses, saturées et souvent en déficit de personnels. Outre les difficultés sociales ou culturelles qui peuvent limiter l’accès à l’égalité des soins, il existe un déficit massif d’investissement médical vers les populations vulnérables. Et pourtant, le European council for Health Research souligne l’absolue nécessité de créer un système de santé d’excellence au cœur des populations vulnérables, par exemple sous la forme d’un institut dédié à l’enfance et son développement cognitif et affectif.
 
Il faut également développer une santé publique forte sur la santé mentale des enfants. Comme l’a montré la pandémie que nous vivons, la conduite de la crise et la politique publique de l’enfance sont limitées par la difficulté que nous avons à disposer de données chiffrées cohérentes relatives aux problèmes psychiques des enfants. La construction d’une politique de santé publique en matière de santé mentale de l’enfant est absolument nécessaire. Elle doit s’appuyer sur les connaissances scientifiques d’une part et sur des données épidémiologiques d’autre part qui nous manquent aujourd’hui et sans lesquelles le pilotage de l’action publique est impossible. Cela a d’ailleurs été récemment repris par le Président de la République qui a diligenté en décembre dernier une enquête sur la santé mentale des enfants.
 
Enfin, nous avons besoin de développer les outils numériques - favoriser l’empowerment des familles, des aidants et des communautés locales pour favoriser leur autonomie face à leurs difficultés psychologiques. À ce titre, nous avons créé un site internet dès le début de la pandémie www.clepsy.fr. Ce site a pour objectif de mieux accompagner les enfants et leurs familles pour faire face aux difficultés d’accès aux soins en santé mentale - accrues récemment par la crise sanitaire. Nous avons développé des outils d’accompagnement et de soins plus participatifs, permettant aux familles de développer leurs compétences parentales, de faire face aux difficultés psychologiques et affectives de leurs enfants. Ce site a eu 800 000 visites en un an soulignant un peu plus la volonté des familles de devenir des acteurs des soins de leurs enfants.

 

Copyright : PATRICK HERTZOG / AFP

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