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02/04/2020

"Quoi qu’il en coûte". Gros plan sur les détails de la politique budgétaire pour lutter contre le Covid-19

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 Olivier Blanchard
Auteur
Senior Fellow au Peterson Institute for International Economics

Ce billet a été publié sur le site du Peterson Institute for International Economics (PIIE) le 30 mars. Il est traduit sur le site de l’Institut Montaigne avec l’aimable autorisation de son auteur. Qu’il en soit chaleureusement remercié.

Note de l’auteur : ce billet est l’occasion pour moi de remercier mes collègues du PIIE. Il est en grande partie le fruit de mes échanges sans fin avec nombre d’entre eux, et dans le meilleur des cas une compilation de leur sagesse collective.

 

De nos jours, la politique budgétaire a fait sienne la devise "quoi qu’il en coûte", et c’est effectivement la devise adéquate. Mais que signifie-t-elle ? Quels en sont les détails ? Et pouvons-nous vraiment nous le permettre ? Ou bien allons-nous nous réveiller dans quelques mois en nous demandant "qu’avons-nous fait ?".

L’objectif de ce billet est de faire le point sur ces questions et d’en tirer une conclusion provisoire. (Attention spoiler : pour les économies développées, "quoi qu’il en coûte" peut se révéler moins coûteux que ce que l’on imagine. Et, oui, nous pouvons presque à coup sûr nous le permettre). Dans un prochain billet, je comparerai mes conclusions et recommandations avec les mesures mises en place dans différents pays.

Selon moi, la politique budgétaire a trois rôles à jouer dans la crise du Covid-19 :

  • Le premier est de lutter contre l’infection en dépensant dès maintenant autant que nécessaire pour y faire face et pour inciter les entreprises à produire des tests, des médicaments et des vaccins afin de faire reculer la pandémie et de la maîtriser.
  • Le deuxième consiste à aider les sinistrés en fournissant des fonds aux ménages et aux entreprises confrontés à des contraintes de liquidité. De nombreux ménages n’ont pas assez d’argent pour survivre pendant les prochains mois sans aide financière. De nombreuses entreprises n’ont pas les liquidités nécessaires pour éviter la faillite sans aide. Il est essentiel de fournir un soutien financier afin d’éviter des souffrances extrêmes et que l’économie ne subisse pas de dégâts permanents.
  • Le troisième est de soutenir la demande globale en s’assurant que l’économie fonctionne au plus près de son potentiel, mais en reconnaissant que ce potentiel est, pour l’instant, profondément altéré par les mesures sanitaires nécessaires pour réduire le taux d’infection.

Permettez-moi d’examiner chacune de ces mesures plus en détail.

Lutter contre l’infection est une évidence

Faire baisser le taux d’infection est une priorité absolue. Outre les mesures de confinement, il est crucial de disposer de plus de tests, plus de respirateurs, plus de masques et autres fournitures médicales. À court terme, la contrainte est en grande partie d’ordre technologique, mais davantage de fonds permettraient d’attirer des entreprises et des travailleurs possédant les compétences nécessaires pour accélérer la production.

Pour assurer la relance, il sera indispensable de maintenir le taux d’infection à un niveau faible, ce qui implique d’inciter les entreprises à produire des tests, à étudier des médicaments et à développer des vaccins

Pour assurer la relance, il sera indispensable de maintenir le taux d’infection à un niveau faible, ce qui implique d’inciter les entreprises à produire des tests, à étudier des médicaments et à développer des vaccins1. Mais en fin de compte, si les dépenses permettant de contenir l’infection sont essentielles, existentielles et coûteuses, elles restent faibles en termes macroéconomiques et budgétaires (moins de 1 % du PIB).

Aider les sinistrés est également une évidence

Une grande partie des ménages ne dispose d’aucune réserve de liquidités. En raison de la faiblesse de la demande ou de l’arrêt forcé de la production, nombre de petites et moyennes entreprises, qui représentent 45 % de la valeur ajoutée totale aux États-Unis, n’ont pas suffisamment de réserves de liquidités pour survivre plus de quelques mois2. Il est primordial de leur fournir suffisamment de liquidités pour survivre à la crise. La question centrale est de savoir comment faire parvenir rapidement les fonds aux personnes et aux entreprises qui en ont besoin. Cet enjeu mobilise actuellement beaucoup de travail et les solutions sont variables selon les pays : elles vont de la suspension ou l’annulation des paiements d’impôts à l’augmentation des allocations de chômage, en passant par l’envoi de chèques, l’avance de fonds aux travailleurs par les entreprises et l’avance de fonds aux entreprises dans le besoin par les banques, l’État intervenant en dernier recours.

Aucun de ces canaux de distribution ne fonctionne parfaitement, ils sont même loin d’être parfaits. Les informations sur les personnes ayant besoin de cet argent sont limitées et il est difficile d’atteindre celles qui en ont le plus besoin. Autrement dit, quelle que soit la combinaison de prestation choisie, il est préférable de se tromper en donnant trop plutôt que pas assez. Cela peut toutefois se traduire par un budget conséquent. Voici une estimation rapide de la limite supérieure plausible : supposons que 40 % des entreprises et des ménages soient confrontés à des contraintes de liquidité, que le taux de remplacement soit de 80 % de sorte que l’État compense, par exemple, 32 % des pertes de revenus. Supposons que les entreprises non essentielles soient à l’arrêt et que la production diminue de 35 % (ce qui correspond aux chiffres préliminaires pour des économies à l’arrêt, comme la France[3]).

Supposons que les fonds prennent la forme de subventions plutôt que de prêts, une question sur laquelle je reviendrai plus loin. Le coût budgétaire mensuel est de 35 % multiplié par 32 %, soit 11 %. Par exemple, si l’économie est entièrement à l’arrêt pendant deux mois, puis à moitié à l’arrêt pendant six mois, la facture budgétaire sera d’environ 5 % du PIB d’un pays.

Soutenir la demande globale est plus délicat

Par exemple, si l’économie est entièrement à l’arrêt pendant deux mois, puis à moitié à l’arrêt pendant six mois, la facture budgétaire sera d’environ 5 % du PIB d’un pays.

En période de récession normale, le contrôle de la demande globale est ce qui justifierait en premier lieu le recours à la politique budgétaire. Mais nous ne sommes pas en présence d’une récession normale et ceci a des conséquences importantes. À court terme, tant que les mesures de confinement et d’arrêt de production seront en vigueur, la production potentielle restera beaucoup plus faible. Sur la base des chiffres français cités ci-dessus, la diminution de la production potentielle due au confinement et à l’arrêt de la production de toutes les entreprises non essentielles se situe probablement entre 25 et 40 %.

Les gouvernements doivent accepter une diminution équivalente de la demande (importer de l’étranger n’est pas envisageable, il s’agit d’une guerre mondiale contre le virus). En d’autres termes, soutenir la demande au-dessus du potentiel, par exemple par des réductions d’impôt pour les entreprises et les ménages, peut conduire à un rationnement et à de l’inflation plutôt qu’à une augmentation de l’activité.

Cela pose la question de l’ampleur des mesures d’aide aux sinistrés dont j’ai parlé précédemment. Il se pourrait en effet que l’augmentation de la consommation (par rapport a la consommation en absence de ces mesures), qui risque d’être considérable si les fonds vont réellement aux ménages confrontés à des contraintes de liquidités et donc avec une propension à consommer élevée, se heurte à des contraintes d’approvisionnement. Cette préoccupation ne sera sans doute pas un problème majeur, car une grande partie des dépenses pourrait être consacrée aux remboursements de prêts immobiliers et à l’achat de denrées alimentaires, secteur qui n’est pas forcément soumis à des difficultés d’approvisionnement. Et, même si cela résulte en un certain rationnement et une potentielle inflation, les effets de distribution (à savoir que les ménages les plus pauvres aient suffisamment à manger) sont tels que ce résultat reste souhaitable. Il n’en demeure pas moins que, tant que la production potentielle reste très inférieure à la normale, il est probablement imprudent de stimuler la demande au-delà de ce qui est nécessaire pour venir en aide aux sinistrés.

Mais cette situation changera quand le taux d’infection sera maîtrisé, que les restrictions s’assoupliront peu à peu et que la production potentielle reviendra, sinon à son ancien niveau, du moins à un niveau proche de celui-ci. Faudra-t-il alors stimuler la demande globale et aider l’économie à se redresser plus rapidement ? D’une part, il y aura une demande refoulée des consommateurs qui n’ont pas pu acheter de voitures et d’autres biens durables pendant le confinement. D’autre part, le rythme auquel les restrictions seront levées, mais aussi la possibilité réelle de devoir les rétablir si le taux d’infection recommence à augmenter, conduiront probablement les consommateurs à constituer une épargne de précaution et les entreprises à limiter leurs investissements. Je ne sais vraiment pas dans quel sens penchera la balance initialement, et cela a une implication directe : les gouvernements doivent être prêts à agir, mais ne doivent pas s’engager sur un niveau précis d’expansion budgétaire avant de savoir dans quelle direction la demande s’orientera.

En résumé, la lutte contre l’infection et l’aide aux sinistrés sont les priorités absolues.

En résumé, la lutte contre l’infection et l’aide aux sinistrés sont les priorités absolues. À moins que la lutte contre le virus ne se révèle beaucoup plus difficile et plus longue que prévu, ces mesures impliquent des déficits importants, mais pas gigantesques. Faire davantage pour augmenter la demande globale peut s’avérer peu judicieux à court terme, car on ne sait pas si un coup de pouce sera nécessaire ou non plus tard. Il est donc essentiel de prévoir mais d’être flexible[4].

Les gouvernements doivent-ils s’inquiéter de l’augmentation de la dette ?

Y aura-t-il un moment où l’on se demandera "qu’avons-nous fait ?" ? C’est en tout cas ce qui s’est produit pendant la crise financière en Europe : après s’être lancés dans une politique d’expansion budgétaire majeure, les gouvernements se sont inquiétés de la forte augmentation de la dette et sont passés à une politique d’austérité budgétaire qui a probablement ralenti la reprise.

Supposons qu’en raison des déficits mais également de la baisse de la production, les ratios dette publique-PIB augmentent cette fois-ci de, disons, 30 % du PIB (le calcul ci-dessus suggère des chiffres plus faibles), les gouvernements doivent-ils s’inquiéter ? Et si oui, doivent-ils concevoir des mesures budgétaires moins importantes aujourd’hui, peut-être en s’appuyant davantage sur des prêts que sur des subventions aux ménages et aux entreprises ? Pour répondre à cette question, nous devons faire la distinction entre les économies développées, et les économies émergentes et en développement.

Dans les économies développées, la dette doit rester viable, à moins que nous ne perdions la bataille contre le virus et dans ce cas, la viabilité de cette dette ne sera que de très faible importance. Avant la crise du Covid-19, j’avais affirmé que des taux d’intérêt faibles et peu volatiles impliquaient que les niveaux d’endettement plus élevés étaient viables, mais également que le coût en bien-être d’une dette plus élevée pour les générations futures était faible. Cela signifiait que les gouvernements des pays développés ne devaient pas hésiter à enregistrer des déficits si, compte tenu des contraintes pesant sur la politique monétaire, ces déficits étaient nécessaires au maintien de la production à son niveau potentiel. Or nous nous trouvons aujourd’hui face à cette nécessité. Et les taux d’intérêt seront probablement encore plus bas à l’avenir qu’ils ne l’étaient avant la crise Covid-19. L’épargne de précaution pourrait être plus élevée et l’incertitude pourrait freiner l’investissement privé, ces deux facteurs signifiant un taux neutre plus bas pendant encore longtemps5.

Après avoir soutenu que la marge de manœuvre budgétaire des économies développées est considérable, je suis beaucoup moins optimiste quant aux économies émergentes et en développement. Nombre d’entre elles étaient déjà en difficulté avant la crise du Covid-19. Elles ont été touchées non seulement par le virus, mais également par la chute des prix des matières premières (si elles sont exportatrices) et les sorties massives de capitaux des investisseurs qui ont besoin de liquidités dans leur pays. Certaines de ces économies ne disposent pas de la marge de manœuvre budgétaire nécessaire pour réagir à ces chocs combinés et elles auront besoin d’aide, sous forme de subventions, pour lutter contre le virus, et de programmes d’ajustement pour s’adapter aux autres chocs. Aider les économies émergentes et en développement est un enjeu majeur et urgent, non seulement dans leur propre intérêt, mais aussi pour l’évolution de la pandémie et donc pour le reste du monde. Il est difficile pour les économies développées d’être généreuses alors qu’elles font face à la crise chez elle. Mais il est essentiel qu’elles le soient.

Pour conclure, je pense que "quoi qu’il en coûte" signifie dépenser autant que nécessaire pour combattre le virus et éviter la faim et les faillites. Être prêts et déterminés à dépenser plus si la demande ne se redresse pas, mais en gardant les options ouvertes. Et, du moins pour les économies développées, ne pas s’inquiéter de l’augmentation de la dette qui en résulte.

 

Copyright : Christof STACHE / AFP


1C’est peut-être le bon moment de réexaminer la proposition de Michael Kremer sur la façon de récompenser la recherche dans un contexte similaire.
2Selon un sondage de la Réserve fédérale américaine réalisé en 2018, seulement 61 % des personnes interrogées auraient suffisamment de liquidités pour faire face à une dépense imprévue de 400 dollars. Selon une étude réalisée en septembre 2019 par le JPMorgan Chase Institute, la moitié des petites entreprises américaines disposent de moins de 15 jours de trésorerie.
3Selon une estimation rapide de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), la production française en mars 2020 (quand la France est passée en confinement strict) a été inférieure de 35 % à la normale.
4Les grands programmes d’investissement public, aussi nécessaires soient-ils, ne sont pas le bon instrument pour relever le défi qui se pose.
5Comme je l’ai expliqué dans un autre billet sur la dette italienne, les marchés des obligations souveraines sont exposés à de multiples équilibres. Avec un taux peu volatile, la dette est sûre. Mais si les investisseurs commencent à s’inquiéter et augmentent les écarts, la dette peut en effet devenir dangereuse, et les inquiétudes des investisseurs se réaliser d’elles-mêmes. Dans les économies développées, ce mauvais équilibre peut être éliminé par l’engagement de la banque centrale à maintenir le taux bas.

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