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02/01/2018

Que se passe t-il en Iran ? Quelques clefs pour tenter de comprendre

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Que se passe t-il en Iran ? Quelques clefs pour tenter de comprendre
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Un excellent connaisseur de l’Iran nous disait il y a quelques semaines : "Certes la population est mécontente de la situation économique et sociale ; les retombées de l’accord nucléaire, bénéfiques pour l’économie iranienne, ne sont pas perceptibles par les classes moyennes et les milieux populaires ; cependant, il ne faut pas s’attendre à de grandes protestations car l’opinion a retenu la leçon de l’échec du mouvement vert de 2009 et ne croit plus à la révolte".

Il est en fait difficile de porter un jugement sur ce qui se passe réellement en Iran. Les informations qui nous parviennent sur les troubles en cours - essentiellement par le biais de vidéos amateurs -  ne permettent pas de se faire une idée exacte de leur ampleur. Toutefois, le nombre de morts annoncé par les autorités elles-mêmes (plus d’une vingtaine à ce jour) et la dispersion des manifestations sur l’ensemble du territoire n’incitent pas à en minimiser la portée.

Certaines images, comme la destruction par la foule des posters géants du Guide de la Révolution, Ali Khamenei, ou l’assaut donné contre des bâtiments officiels, parlent d’elles-mêmes. De même bien sûr, les premiers témoignages d’actions de forces de la police et des milices du régime (Basij) pour juguler le développement des manifestations. Le niveau de violence semble d’ailleurs avoir franchi un nouveau palier dans la nuit du 1er au 2 janvier.

"Depuis des mois, la situation sociale se tend du fait des mesures d’assainissement prises par le gouvernement Rohani".

Sur le "départ de feu", à Machhad le jeudi 28 décembre, tous les avis concordent. Les manifestants sont descendus dans la rue pour protester contre la vie chère, le chômage, le "prix des œufs", la gabegie générale et la corruption. Depuis des mois, la situation sociale se tend du fait des mesures d’assainissement prises par le gouvernement Rohani, telle la suppression de certaines subventions. La crise des établissements de crédits plus ou moins illégaux, créés sous Ahmadinejad pour les classes pauvres, jetait une partie de celles-ci dans le désespoir. Le gouvernement avait en outre annoncé le 19 décembre un nouveau plan d’austérité, incluant une hausse de 50 % des prix du carburant et de nouvelles amputations des aides sociales.

Les premières manifestations étaient donc dirigées contre M. Rohani et son gouvernement réputé réformateur. Elles se déroulaient dans la seconde ville du pays, important centre de pèlerinage chiite, qui est l’un des fiefs de l’établissement sécuritaro-clérical de la République islamique. Les autorités religieuses de la ville, et notamment l’imam de la prière du vendredi Ahmad Alamolhoda, affichaient d’emblée une sympathie pour les revendications des manifestants. La même tonalité pouvait être observée dans les premiers commentaires de médias proches de la ligne dure. Il était donc tentant d’interpréter ces manifestations comme un signal de l’aile dite "conservatrice" du régime adressé à l’aile dite "modérée". Un discours du Premier vice-Président de la République islamique, M. Jahangiri, le vendredi, paraissait accréditer cette thèse en dénonçant ceux qui avaient "lancé une fumée qui leur reviendrait au visage".

Car, en effet, les slogans ont pris très rapidement un tour politique, mettant en cause l’ensemble du régime islamique et sa politique d’expansionnisme régional, en même temps que la contestation faisait tâche d’huile de ville en ville. Karim Sadjadpour, pour The Atlantic, note qu’à Machhad, les manifestants ont crié "Laissez la Syrie tranquille, occupez-vous de nous" ; à Qom, autre ville sainte du chiisme, "Reza Shah reviens" ; à Najafabad "Nous ne voulons pas d’une République islamique" ; à Rasht "Mort aux Gardiens de la Révolution" et ailleurs (y compris Téhéran) : "Mort au dictateur". Ces slogans et d’autres du même genre ("Mort à Khamenei") sont maintenant monnaie courante.

"Les porte-paroles du régime ne manquent évidemment pas de dénoncer une manipulation des Etats-Unis et de ses alliés régionaux derrière le mouvement de protestation".

Dans leur réponse aux manifestations, les autorités se sont efforcées jusqu’ici de trouver un équilibre entre la répression (des centaines d’arrestations ont déjà eu lieu) et le souci de ne pas jeter de l’huile sur le feu. Les porte-paroles du régime ne manquent évidemment pas de dénoncer une manipulation des Etats-Unis et de ses alliés régionaux derrière le mouvement de protestation. Le Guide Suprême venant lui-même de dénoncer ce 2 janvier “les ennemis étrangers qui cherchent à créer des troubles dans la République islamique”. Le président Rohani s’était exprimé solennellement à la télévision ce dimanche 31 pour appeler à la concorde. Il avait menacé certes ceux qui se rendraient coupables de déprédations mais il avait aussi reconnu aux citoyens le droit de critiquer, promettant que les revendications seraient écoutées. Dans des propos devant certains députés, il avait indiqué que le "peuple ne veut pas seulement des progrès économiques mais il veut que nous soyons un pays plus ouvert".

Comment le mouvement en cours en Iran peut-il évoluer ? Personne ne peut le prévoir mais deux types de développements sont à surveiller dans les prochains jours et les prochaines semaines (et au-delà) :

  • D’abord le rapport des forces entre les manifestants et les autorités.

Karim Sadjadpour note dans son article précité que l’histoire des mouvements de contestation en Iran est une histoire malheureuse. Le pouvoir a d’immenses réserves de capacités de répression, dans les organes officiels et dans le Corps des Gardiens de la Révolution islamique ou les Bassiji. Il dispose de sa propre base, même si pour l’instant les contre-manifestants qu’il a fait descendre dans la rue ont surtout été des fonctionnaires amenés par bus. On ne mesure pas encore exactement l’ampleur des manifestations en cours mais les observateurs estiment qu’elles sont loin d’avoir mobilisé autant qu’en 2009. A la différence de 2009, la contestation actuelle n’a ni structure ni leader (les dirigeants du "mouvement vert" restent sur la réserve ou sont incapables de s’exprimer).

En même temps, d’autres paramètres ont changé depuis 2009 : la jeunesse iranienne est plus nombreuse, le téléphone mobile s’est répandu (plus de 40 millions aujourd’hui contre 1 million à l’époque), les classes les plus pauvres, biberonnées aux subventions sous M. Ahmadinejad, étaient restées à l’écart en 2009 alors qu’elles paraissent aujourd’hui être les premières impliquées aux côtés de la jeunesse. En somme donc, le jeu reste ouvert. Ce qui se passera jeudi 4 (une semaine après les premières manifestations et équivalent du samedi chez les Iraniens) et vendredi 5, pourrait constituer un indicateur. Un autre sera le degré de contrôle que les autorités vont exercer sur les réseaux sociaux : l’une des batailles en cours est la bataille pour "Telegram" qui a semble-t-il joué un rôle clef dans le soulèvement et est désormais en partie bloqué par les autorités. Bien sûr, le déploiement de l’appareil de répression, qui n’en est qu’à ses débuts, constituera un paramètre majeur.

  • En second lieu, la compétition au sein du régime.

La grille d’analyse qui divise le régime iranien en "durs" ou "conservateurs" et "modérés" ou "réformistes" est évidemment beaucoup trop réductrice. Tout un spectre de factions forme un continuum allant de la ligne la plus fidèle aux sources révolutionnaires du régime à la ligne la plus pragmatique. Elles interagissent entre elles, passent des alliances, se combattent,  se répartissent les rôles, etc. Il est clair que les principaux chefs de file vont devoir se positionner par rapport à l’évolution du rapport des forces avec la contestation. M. Rohani lui-même a pris les devants – son statut ne lui laissait pas le choix de se dérober – en cherchant sans doute à incarner une ligne "ferme mais raisonnable", qui réponde aux demandes de l’opinion sans remettre en cause les bases du système. Mais sur un sujet comme celui de la diversion des ressources vers les actions extérieures ("laissez la Syrie tranquille"), quelle sera son point de chute ? A t-il une chance d’être in fine le grand bénéficiaire des difficultés qui attendent de toute façon le régime dans les prochains mois ou en sera-t-il la première victime toute désignée ?

Les autres grands acteurs du système iranien, ayant de surcroît en tête la succession du Guide un jour ou l’autre, vont également chercher à se positionner. Certains analystes n’excluaient pas, avant le déclenchement de la crise,  que le secteur sécuritaire du régime, Gardiens de la Révolution et services notamment, finissent par prendre complètement le contrôle du régime, sans égard pour la hiérarchie religieuse. Si la contestation actuelle se développe, celle-ci sera-t-elle ou non de nature à précipiter ce type d’évolution ?

Au total donc, c’est sans doute l’avenir de la République Islamique d’Iran qui est désormais, quoi qu’il arrive, en jeu. Quelle devrait être l’attitude des partenaires étrangers de Téhéran, et avec quel impact sur la situation interne du pays ? On serait tenté de répondre : "profil bas pour les Etats-Unis, dont les prises de position ne peuvent que nuire" et "attitude engagée de l’Europe, dont l’influence peut ne pas être négligeable". Pour l’instant, M. Trump tweete rageusement en faveur d’un changement de régime, le ministère des Affaires Étrangères turc endosse la ligne du régime iranien, Mme Mogherini se tait.

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