Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
15/03/2019

Les économies du Golfe à l’épreuve du nouveau marché des hydrocarbures

Les économies du Golfe à l’épreuve du nouveau marché des hydrocarbures
 Eric Chaney
Auteur
Expert Associé - Économie

Le marché des hydrocarbures n’est plus ce qu’il était aux beaux jours de l’OPEP. Il est pris en tenaille entre une croissance mondiale qui s’affaiblit, une consommation d’hydrocarbures par unité de PIB déclinante, et la révolution technologique du pétrole et gaz de schiste, qui ont fait revenir les Etats-Unis au premier rang mondial de la production de pétrole. Pour les économies du golfe Arabo-Persique, essentiellement dépendantes des exportations d’hydrocarbures auxquelles elles doivent l’essentiel de leur croissance et de l’enrichissement de leurs populations depuis les années 60, le défi est existentiel. A défaut de préparer l’après-pétrole dès maintenant, leurs régimes et leurs populations seront menacées d’un chaos qui déborderait largement la région.

Le nouveau marché pétrolier : demande faiblissante, révolution technologique…

La persistance d’un prix du baril supérieur à 40$ depuis 2004, la pression concurrentielle d’autres sources d’énergie (gaz, énergies renouvelables) et les efforts de dé-carbonisation entrepris dans les pays développés ont fait baisser de 56 % la consommation de pétrole par unité de PIB mondial.

Commençons par le marché pétrolier. Une combinaison de puissants facteurs structurels, dont la persistance d’un prix du baril supérieur à 40$ depuis 2004, la pression concurrentielle d’autres sources d’énergie (gaz, énergies renouvelables) et les efforts de dé-carbonisation entrepris dans les pays développés ont fait baisser de 56 % la consommation de pétrole par unité de PIB mondial (mesuré en volume) depuis 1980, et de 34 % depuis 2000 (graphique ci-dessous). Dit autrement, pour le même baril de pétrole, on produit aujourd’hui 50 % de valeur ajoutée de plus qu’en 2000. Cette tendance lourde va encore s’accentuer, à la faveur de la pression mondiale pour réduire les émissions de CO2, tout particulièrement en Chine où, de plus, la croissance ralentit tendanciellement. Avec une croissance mondiale de l’ordre de 3,5 %, celle de la demande de pétrole n’excèdera guère 1,2 % par an. On est loin des 2 % enregistrés en moyenne dans les années d’avant la crise de 2009.

Du côté de l’offre, les percées technologiques (forage horizontal et fracture hydraulique) qui ont permis l’exploitation du pétrole et du gaz en formations étanches (“tight oil” ou pétrole de schiste) ont fait croître spectaculairement la production des Etats-Unis, qui, en 2017, détenaient 14,1 % du marché mondial, devant l’Arabie saoudite (12,9 %) et la Russie (12,2 %). Ces technologies continuent à progresser, réduisant le point mort d’exploitation, et leur exploitation est très flexible. La stratégie de saturation du marché, poursuivie un temps par l’Arabie saoudite pour asphyxier les nouveaux concurrents, a échoué, ce qui a conduit à un accord de réduction de la production avec la Russie en 2017, afin de faire remonter les cours, au grand bénéfice, in fine, des producteurs du Texas et du Dakota du Nord.
 

La consommation de pétrole par unité de PIB ne cesse de baisser

consommation-mondiale-petrole.png

… et fin de l’oligopole de la péninsule arabique

Alors que le marché pétrolier était jusqu’à récemment dominé par l’Arabie saoudite, seul producteur “marginal”, c’est-à-dire en position d’augmenter ou de diminuer sa production de façon à influer sur le prix, un producteur marginal concurrent et de taille équivalente est ainsi apparu, capable de moduler sa production selon les cours. L’oligopole des monarchies du Golfe est donc révolu, du moins tant que les réserves de pétrole de schiste ne sont pas épuisées, ce qui n’est pas pour demain, puisque, selon les statistiques de BP, référence en la matière, le Canada et les Etats-Unis disposeraient de réserves combinées de 220 Mds de barils, proches de celles de l’Arabie saoudite (266 Mds) et bien supérieures à celles de la Russie (106 Mds).

L’oligopole des monarchies du Golfe est donc révolu, du moins tant que les réserves de pétrole de schiste ne sont pas épuisées.

La conséquence principale de cette nouvelle structure de marché est qu’à moins d’une rupture brutale et de grande ampleur de l’offre, causée par exemple par un conflit militaire avec l’Iran par exemple, les cours du pétrole devraient fluctuer dans une fourchette de 40 à 70$/bl, les producteurs du Golfe ayant perdu leur position oligopolistique. Bonne nouvelle pour l’économie mondiale, encore dépendante du pétrole, même si elle l’est bien moins qu’il y a 20 ou 30 ans, mais mauvaise nouvelle pour la rente des monarchies pétrolières.
 
A Riyad comme à Abu Dhabi, on a pris conscience depuis longtemps des changements structurels du marché, et commencé à mettre en œuvre des stratégies d’adaptation, dont il reste à voir si elles seront à la hauteur.

Le Qatar et le Koweït, riches et peu peuplés, sont peu concernés

Le cas du Qatar est particulier. Peu peuplé (2,8 millions d’habitants, dont seulement 11 % de nationaux), ce pays détient 13 % des réserves mondiales de gaz naturel, ressource dont le marché diffère de celui du pétrole en raison de ses coûts de transport, mais aussi de sa plus faible teneur en carbone, qui en fait un substitut au pétrole recherché. D’un strict point de vue économique, le Qatar n’a donc guère de soucis à se faire.

Le Koweït, plus peuplé et dont la richesse est essentiellement pétrolière, est néanmoins dans une situation proche de celle du Qatar, en raison de l’importance de ses réserves qui représentent plus de 90 ans de production au rythme actuel, au regard de sa population. Le Koweït a d’ailleurs enregistré un excédent budgétaire de 20 % du PIB, en moyenne, au cours des dix dernières années.

Il en va différemment pour l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

Déjà, le bas niveau du prix du pétrole des années 90, après la première guerre du Golfe, avait mis à mal les finances publiques de l’Arabie saoudite, mais de façon limitée, l’écart entre recettes et dépenses publiques ayant culminé à 9 % du PIB en 1998, avant de se rééquilibrer, puis de passer en faveur des recettes jusqu’à un excédent de 29 % du PIB en 2009. La baisse du prix du pétrole en 2015 et 2016 fit à nouveau chuter les recettes publiques, alors même que le royaume devait dépenser plus pour tenter de répondre aux aspirations d’une jeunesse frustrée par l’absence de perspectives et la rigidité de la société. Ainsi, les dépenses publiques grimpèrent à 40 % du PIB en 2015-2016, tandis que les recettes tombaient à 23 % du PIB. Ce n’est qu’en vendant une partie des actifs accumulés par ses différents fonds souverains que le royaume put limiter l’appel au marché pour financer un déficit public de 16 % du PIB en moyenne sur ces deux années.

Par comparaison, la situation des Émirats est moins alarmante : grâce à un meilleur contrôle de la dépense publique, les déficits causés par la chute des recettes furent limités à 2,5 % du PIB en moyenne au cours des deux années noires.
 

Arabie saoudite : la dégradation des finances publiques est structurelle

arabie-saoudite-finances-publiques.png

Trois stratégies différentes : investissement massif, construction d’institutions, Singapour

Bien que multiformes et partiellement déterminées par les structures économiques, sociales et politiques de chaque état, les stratégies d’adaptation mises en œuvre se rangent en trois catégories : utiliser l’épargne accumulée pour créer une économie non pétrolière soutenable ; construire des institutions de gouvernance économique aussi indépendantes du pouvoir que possible ; attirer les talents et utiliser les flux de la rente pour développer une industrie financière et de services.

Arabie saoudite : prête à dépenser beaucoup, mais ça ne suffira pas

Le royaume a une économie plus diversifiée que celles des autres monarchies du Golfe et s’est déjà diversifiée.

L’Arabie saoudite a choisi la première stratégie, avec son programme Vision 2030. Le but est de recycler les surplus accumulés dans le passé pour développer une économie non pétrolière par des investissements massifs. Pays peuplé - 33 millions d’habitants, le double du niveau de 1990, avec une importante minorité chiite dans la région pétrolifère - le royaume a une économie plus diversifiée que celles des autres monarchies du Golfe et s’est déjà diversifiée : son secteur non pétrolier générait 65 % du PIB en 2018, dont 9 % pour l’industrie manufacturière et 12 % pour la construction et l’immobilier.

Mais ces chiffres ne doivent pas faire illusion : le secteur public, dont le financement repose sur la rente pétrolière, représente 55 % de la valeur ajoutée du pays. Vision 2030 inclut des projets visant le tourisme, les loisirs et la technologie, comme New Taif ou Al Qidiya, en finançant les infrastructures, des aéroports aux universités, ainsi qu’un projet pharaonique, NEOM, dont le but est de créer une économie entière de type zone franche à l’entrée du Golfe d’Aqaba, pour un coût estimé à 500 milliards de dollars. Parallèlement, le plan stratégique prévoit certaines réformes structurelles, avec un timide début de libéralisation de la condition des femmes, une simplification de la bureaucratie et le projet, jusqu’à présent reporté, d’une mise sur le marché de Saudi Aramco. C’est bien là que le bât blesse : pour que l’économie saoudienne s’affranchisse véritablement de la dépendance pétrolière, il lui faudra aller bien plus loin dans les réformes structurelles, à commencer par l’éducation et la formation professionnelle, l’égalité en droit des femmes - la plus grande force de travail disponible pour l’économie - et la consolidation d’un état de droit sans interférence religieuse dans l’économie. Même si ces conditions nécessaires sont comprises par la nouvelle génération de dirigeants, ce qui reste à prouver, on est très loin du compte.
 
La stratégie Singapour suivie par Dubaï : une réussite, mais le plus difficile reste à faire

Au sein des Émirats arabes unis, Dubaï, qui ne dispose que de faibles ressources en hydrocarbures, a depuis longtemps embrassé la stratégie “Singapour”, en y faisant d’ailleurs explicitement référence. La réussite est incontestable : Dubaï est devenu le “hub” financier, commercial et touristique de la région. Ses principaux partenaires commerciaux sont la Chine, l’Inde et les États-Unis, avant l’Arabie saoudite.

Comme Singapour au début de son ascension économique, Dubaï a tiré parti de la manne pétrolière en se plaçant au cœur des flux financiers de la région.

La compagnie aérienne Emirates, pensée dès l’origine comme le cœur du trafic “Sud-Sud”, et inspirée de Singapour Airlines, est devenue la 4ème mondiale et même la seconde pour le fret. Comme Singapour au début de son ascension économique, Dubaï a tiré parti de la manne pétrolière s'est placé au cœur des flux financiers de la région, pour tirer parti de la manne financière dont bénéficiaient ses voisins. Comme Singapour dans le passé, Dubaï n’a pas toujours été très regardant sur l’origine et la destination des fonds, comme en témoigne la tentative de l’UE d’ajouter les EAU à sa liste de juridictions non-coopératives en matière fiscale, finalement bloquée par l’Italie. La manne financière a également eu pour conséquence un endettement excessif de l’Émirat, dont le secteur immobilier aurait fait faillite en 2009 s’il n’avait été renfloué par l’Émirat voisin, Abu Dhabi.

Même si Dubaï reste encore dépendant de la rente pétrolière régionale de façon indirecte, la réussite de sa stratégie Singapour est indéniable. Mais pour suivre les pas de Singapour, qui a massivement investi dans l’éducation, la recherche et l’innovation digitale pour entrer de plein pied dans l’économie de la connaissance, Dubaï aura encore beaucoup à faire.
 
Abu Dhabi : le rôle de la gouvernance

En parallèle, et comme l’Arabie saoudite, Abu Dhabi investit une part de ses considérables réserves financières dans des projets de diversification économique, mais l’insistance mise sur la gouvernance fait penser que le succès a plus de chances d’être au rendez-vous, à terme.

La stratégie poursuivie par l’émirat d’Abu Dhabi, un peu moins peuplé que Dubaï, mais détenteurs de vastes réserves de pétrole (près de 100 Mds de barils selon BP, comparables à celle de l’Arabie saoudite, en proportion de la population) a été influencée par le succès de Dubaï, mais avec une grande prudence, l’émirat du Nord ayant une réputation trop sulfureuse au goût de la famille régnante Al Nahyan. La voie empruntée par Abu Dhabi est stratégiquement différente, même si le caractère fédéral des EAU fait que de nombreuses fonctions, à commencer par la politique monétaire et la supervision bancaire sont communes. Devenu une référence mondiale pour la qualité et le professionnalisme de la gestion des réserves financières (essentiellement le fonds souverain ADIA), Abu Dhabi s’en est inspiré pour miser sur la longue et difficile construction d’institutions garantissant la bonne gouvernance de l’économie. 

Alors que l’Arabie saoudite dépense sans compter pour attirer de grands noms de la recherche mondiale dans ses universités, où ils ne restent en général pas longtemps, Abu Dhabi a privilégié les partenariats avec les meilleures universités étrangères, de NYU à Paris-Sorbonne, et son Université Al Khalifa est parvenue au très honorable 32ème rang dans le classement des 360 institutions asiatiques analysées par Times Higher Education. Des institutions visant explicitement à rationaliser la gouvernance et la rendre plus transparente ont été fondées, à commencer par l’Autorité d’audit (Accountability Authority) des administrations, qu’on peut comparer à notre Cour des Comptes. On lit par exemple dans son rapport de 2017 qu’en terme d’audit interne, 21 institutions sur les 55 examinées par l’Autorité ont été déclarées déficientes. En parallèle, et comme l’Arabie saoudite, Abu Dhabi investit une part de ses considérables réserves financières dans des projets de diversification économique, mais l’insistance mise sur la gouvernance fait penser que le succès a plus de chances d’être au rendez-vous, à terme.
 
Au bout du compte et en raison de sa taille, c’est en Arabie saoudite que se jouera l’avenir de la région. Même si la pression d’une partie de l’opinion et la baisse des recettes pétrolières ont mis le Royaume sur le chemin des réformes et de la diversification, de sérieux doutes subsistent sur la méthode employée, et les réformes structurelles visant à rendre l’économie plus efficace et plus indépendante du pouvoir dynastique sont peu convaincantes. De ce point de vue, il faut espérer que les voies empruntées par les EAU, qu’il s’agisse de la stratégie Singapour ou de la mise en place d’institutions de gouvernance, serve de stimulant aux nouveaux dirigeants saoudiens.

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne