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21/03/2018

La régulation des ICOs en France, décryptage par Florence G’Sell et Adrien Basdevant

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La régulation des ICOs en France, décryptage par Florence G’Sell et Adrien Basdevant
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Les cryptomonnaies et autres Initial Coin Offerings (ICO) ont fait couler beaucoup d’encre ces derniers mois. L’Autorité des marchés financiers (AMF) a lancé le 26 octobre 2017 une consultation publique portant sur les ICOs, dont la synthèse a été publiée le 19 février 2018. Florence G’Sell, Professeur des Universités à l’Université de Lorraine, et Adrien Basdevant, Avocat Associé chez Société Lysias Partners, apportent leur éclairage sur le débat concernant leur régulation.

Lancé en 2014 par Ethereum, qui avait choisi de se financer en proposant son propre token, l’ether, contre des bitcoins, le phénomène des Initial Coin Offerings (ICOs), ainsi appelés en référence aux Initial Public Offerings (IPO), s’est fortement intensifié au cours de l’année passée. Les montants levés par ce biais se sont révélés de plus en plus vertigineux, avec des émissions d’un montant global en 2017 d’environ 3 milliards de dollars et des projets plus ambitieux les uns que les autres. En juin 2017, le projet Bravea levé l’équivalent de 34 millions de dollars en moins de 30 secondes. Actuellement, l’ICO en cours de Telegram a déjà permis de lever 850 millions de dollars, avec un objectif à terme qui irait jusqu’à 3,8 milliards de dollars.

"S’opérant pour l’instant hors de toute réglementation, le développement de cette nouvelle "token economy" n’est pas forcément du goût des autorités, même si les approches varient d’un pays à l’autre"

L’engouement pour les ICOs se comprend. Les émissions de crypto-actifs (ou crypto-monnaies) permettent de lever des fonds conséquents de manière désintermédiée, dans un laps de temps relativement court, avec des frais très inférieurs à ceux qui s’appliquent aux levées de fonds classiques. Dans la mesure où les tokens ne représentent pas des parts du capital, le risque de dilution et de perte du contrôle de l’entreprise par les dirigeants en place n’existe pas. Pour autant, et bien que les tokens correspondent, le plus souvent, au pré-paiement du service appelé à être développé et seront, tôt ou tard, échangés sur un marché secondaire avec une plus-value à la clef, ils n’en constituent pas moins un placement risqué pour les investisseurs, qui n’ont aucune garantie de récupérer leur mise.

S’opérant pour l’instant hors de toute réglementation, le développement de cette nouvelle "token economy" n’est pas forcément du goût des autorités, même si les approches varient d’un pays à l’autre. Alors que la Chine et la Corée du Sud ont interdit les ICOs et cherchent à décourager les transactions en crypto-monnaies (Bitcoins notamment), le Japon et le Canada les autorisent tout en les encadrant. Aux Etats-Unis, la Securities Exchange Commission mène, depuis fin 2017, une politique active visant à soumettre les opérations de levées de fonds, les plateformes d’échanges et l’ensemble des professionnels du secteur à la réglementation financière fédérale. En Europe, les autorités financières de l’Union européenne ont, pour l’heure, alerté à plusieurs reprises le grand public sur les risques des crypto-actifs. Dans le même temps, certains Etats membres, comme l’Espagne, envisagent l’adoption de réglementations attractives, notamment d’un point de vue fiscal, de manière à attirer les levées de fonds sur leur territoire. De la même façon, les autorités suisses ont clarifié le régime applicable aux crypto-actifs, notamment en matière de législation anti-blanchiment, tout en manifestant leur souhait de voir la Suisse rester une terre d’accueil pour les ICOs.

D’autres Etats ont, pour les crypto-actifs (ou crypto-monnaies), un intérêt si marqué qu’ils se lancent eux-mêmes dans la course. Offert depuis le 20 février dernier, le Pétro vénézuelien constitue un token d’une nature inédite, émis par un Etat souverain et en principe adossé à un actif sous-jacent, le baril de pétrole. Un total de 100 millions de jetons aurait été en l’espace d’un mois et les autorités vénézuéliennes espèrent ainsi lever 6 milliards de dollars. L’optimisme bolivarien dissimule toutefois mal les nombreuses zones d’ombre laissées par la maigre documentation officielle d’une crypto-monnaie dont la création paraît largement motivée par le souhait désespéré d’obtenir des devises en contournant les sanctions américaines et européennes. D’autres Etats encore envisagent sérieusement la création de leur crypto-monnaie, dans une logique toutefois très différente. Il ne s’agirait pas pour eux de lever des fonds par l’émission de tokens ayant des caractéristiques particulières, comme au Vénézuela, mais simplement de digitaliser, en recourant à la blockchain, leur monnaie nationale. Le DCEP (Digital Currency Electronic Payment) chinois devrait ainsi permettre de se passer de billets et de pièces, comme ce devrait être le cas pour le crypto-rouble, le Turkcoin, voire le Estcoin estonien, même si l’Estonie songe également à la création d’un token présentant ses propres spécificités.

"Une réglementation inadaptée et trop contraignante risquerait de priver les entreprises françaises de la "bouffée d’oxygène" que constitue ce nouveau mode de financement, de brider l’innovation, et d’éloigner du territoire français des projets de qualité"

Si la création d’une crypto-monnaie par l’Etat n’est guère envisagée en France, la question de la réglementation se pose de manière aiguë aux autorités françaises, dans un contexte où la très grande variété des tokens émis et la diversité des approches dans le monde rendent la réflexion difficile. La nécessité d’une réglementation paraît difficilement contestable, tant le vide juridique entourant les levées de fonds est source d’insécurité pour les investisseurs, qui ne bénéficient d’aucune garantie. Des risques bien réels sont liés aux crypto-actifs : comportements délictueux largement facilités par l’anonymat et l’absence de contrôle, blanchiment et financement du terrorisme, cyberattaques, détournements de fonds, extrême volatilité... En juillet 2017, plusieurs années après l’affaire Silk Road, une nouvelle place de marché criminelle, AlphaBay, a été fermée : on y trouvait des drogues, des médicaments, des armes, des outils de piratages. La réglementation doit donc mettre en place des contrôles adaptés et suffisants pour éviter de tels comportements délictueux et limiter, autant que possible, les risques liés à la volatilité des crypto-actifs. Pour autant, une réglementation inadaptée et trop contraignante risquerait de priver les entreprises françaises de la "bouffée d’oxygène" que constitue ce nouveau mode de financement, de brider l’innovation, et d’éloigner du territoire français des projets de qualité. C’est pourquoi il faut souhaiter qu’une démarche progressive permette d’aboutir à une réglementation bien pensée, protégeant les investisseurs contre les offres frauduleuses ou sans valeur tout en ménageant l’attractivité du marché français. 

Tout récemment, la Banque de France a, après avoir souligné que les cryptomonnaies ne sont pas, à proprement parler, des monnaies, préconisé l’encadrement des services et des placements portant sur ce qu’elle qualifie d’ "actifs virtuels". Les activités de dépôts et prêts en crypto-actifs seraient ainsi interdites. Et un nouveau statut de "prestataires de service en crypto-actifs" pourrait être créé, qui comporterait un agrément, à l’image des prestataires de service de paiement. De son côté, l’AMF a fait preuve d’ouverture et pris le temps de la réflexion en lançant, en octobre dernier, une consultation relative aux différentes pistes de réglementation possibles : règles de bonnes conduites non contraignantes, extension des règles existantes (comme celles qui s’appliquent aux offres de titres au public), législation ad hoc adaptée aux ICOs qui pourrait imposer un régime obligatoire ou optionnel. La synthèse de cette consultation, publiée le 22 février, montre que les répondants s’accordent majoritairement (plus des deux tiers) sur la nécessité d’une réglementation spécifique aux levées de fonds en crypto-actifs, tout en préférant voir consacrer le caractère purement optionnel du contrôle de l’AMF. Les initiateurs d’ICOs en France pourraient ainsi obtenir le visa de l’AMF à certaines conditions mais ceux ne souhaitant pas se soumettre au contrôle de l’AMF ne se verraient pas empêchés de procéder à leur levée de fonds, qui serait alors assortie d’une mise en garde des investisseurs potentiels. La loi Pacte, qui sera discutée en conseil des ministres à la mi-avril, pourrait instaurer le régime d’autorisation optionnelle proposé par l’AMF. D’après Les Échos, Bercy a pour projet de faire de Paris "la capitale des ICOs".

"Envisager la token economy en voie d’émergence sous le seul prisme du Bitcoin, de ses liens passés avec le banditisme ou de sa volatilité présente, serait probablement une erreur, tant le champ des possibles est aujourd’hui ouvert"

La consultation de l’AMF a également confirmé à quel point déterminer la nature des crypto-actifs s’avère ardue, ne serait-ce qu’en raison de leur grande variété et de leur sophistication croissante. Différentes qualifications juridiques sont envisageables, qui vont des instruments financiers aux biens meubles incorporels. A l’international, les approches divergent là encore : alors que la SEC américaine tend de plus en plus à voir des securities derrière chaque crypto-actif, l’autorité financière suisse a publié un essai de nomenclature distinguant les "jetons de paiement" qui seuls correspondent, selon elle, à des "cryptomonnaies", les "jetons d’utilité" qui donnent accès à un usage ou à un service numérique et les "jetons d’investissement" qui donnent, eux, véritablement droit à un revenu, un dividende ou des intérêts et peuvent être qualifiés de titres financiers. On peut s’attendre à ce que l’AMF poursuive dans la prise en compte des immenses possibilités ouvertes par ce que l’on appelle désormais le token design, de manière à aboutir à une réglementation donnant libre cours aux innovations tout en comportant les garanties appropriées.

De manière générale, si les propositions à ce jour émises par les autorités françaises paraissent de bon sens, il faudrait se garder d’adopter, à l’égard des crypto-actifs, une approche excessivement défensive, qui priverait notre pays d’un formidable vecteur de développement et d’innovation. Envisager la token economy en voie d’émergence sous le seul prisme du Bitcoin, de ses liens passés avec le banditisme ou de sa volatilité présente, serait probablement une erreur, tant le champ des possibles est aujourd’hui ouvert. Et il serait amplement justifié que notre pays, tout en sanctionnant les fraudes, permette aux projets viables et innovants de s’épanouir pleinement grâce à un régime adapté, notamment sur le plan fiscal. Dans un post récemment publié sur LinkedIn, la directrice du FMI, Christine Lagarde a souligné qu’il ne serait pas raisonnable d’interdire les crypto-actifs compte-tenu du réel potentiel qu’ils représentent. Il faut simplement, dit-elle, être lucide sur leurs risques, de manière à assurer la répression des comportement délictueux, la protection du public et la stabilité financière.

Les débats accompagnant l’évolution technologique et l’innovation se présentent, bien souvent, comme le nouveau chapitre d’une vieille histoire qui revient avec son lot d’utopistes et de prophètes de malheur scandant ce qui serait digne de foi ou source de frayeur. Si bien que la même question revient toujours : jusqu'où faut-il se réjouir des possibilités offertes par une nouvelle technologie ? Gardons-nous, par paresse ou par peur, de museler trop vite une innovation prometteuse.

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