Les services de soins intensifs sont les services médicaux les plus coûteux, dont les dépenses sont couvertes par le système d'assurance de l'État si le patient ne peut pas se permettre de payer son traitement. Auparavant, il existait une multitude d’études sur la façon dont les hôpitaux privés abusaient du système en plaçant inutilement et massivement les patients dans des unités de soins intensifs, tout en faisant payer l’État. Mais, de manière ironique, ce qui pourrait être considéré comme une stratégie d'investissement alimentant la corruption est devenu le meilleur atout de la Turquie en permettant de fournir des soins efficaces aux patients atteints du Covid-19.
Il faut également se pencher sur les inégalités territoriales du système de santé. Les chiffres nationaux peuvent se révéler trompeurs, car la pandémie ne touche pas le pays de manière uniforme et les villes métropolitaines en sont les épicentres. Dans le cas de la Turquie, les services et les dépenses sanitaires sont concentrés à Istanbul. C'est une caractéristique vivement critiquée du système de santé turc, car elle est le symbole d'un accès inégal aux soins de santé. Mais cette particularité, encore une fois involontairement, est devenue l'une des forces de la réponse turque à la pandémie. À l’instar de New York, Istanbul est en proie à un nombre disproportionné d’infections, puisqu'elle est le centre international le plus important de la Turquie. En effet, par rapport à d'autres pays occidentaux, la Turquie compte moins de villes connectées au niveau mondial.
Enfin les médecins, habitués à travailler régulièrement sous pression pendant de longues heures, ne semblent pas avoir été dépassés par la nouvelle vague de patients que l'épidémie a entraînés. Beaucoup ont été infectés, et un certain nombre de médecins très respectés ont perdu la vie. Cependant, cette main-d'œuvre médicale, dévouée et hautement qualifiée, dont le nombre augmente lentement mais sûrement, a joué en faveur de la Turquie et permis d’abaisser le taux de mortalité. Le docteur Alpay Azad, membre du Conseil scientifique de la Turquie, a récemment déclaré lors d’une interview que les médecins turcs ont commencé à utiliser des traitements et médicaments agressifs bien plus tôt que leurs homologues occidentaux, ce qui indique une certaine flexibilité des protocoles de traitement en Turquie. Cela a également suscité des critiques à l'égard du gouvernement, accusé d’avoir caché certains effets secondaires de médicaments spécifiques.
Plusieurs facteurs, plusieurs chemins
La gestion de la pandémie en Turquie a soulevé plusieurs questions : comment un pays, perçu comme un exemple de gouvernance inapte, de désinstitutionnalisation et de faible niveau de confiance, a-t-il pu avoir un taux de mortalité plus faible que les pays "exemplaires" ? Comment un pays dans lequel le gouvernement central continue à lutter contre les municipalités locales, entravant leur capacité à fournir des services à leurs populations vulnérables (afin de ne pas leur accorder un crédit politique), pourrait-il réussir à limiter le nombre de décès ?
Les chiffres paraissent en effet contre-intuitifs. Pour autant, les critiques concernant les taux de mortalité en Turquie reflètent un préjugé implicite. Le manque de transparence dans la réponse immédiate a poussé les analystes à déclarer que les chiffres ne pouvaient pas être réels parce qu'ils étaient contre-intuitifs, parce qu’ils n’étaient pas correctement présentés. Dès lors, ces chiffres sont devenus un nouveau champ de bataille. Dans un tel contexte, journalistes et analystes n'ont pas examiné les facteurs qui auraient pu expliquer les écarts entre les chiffres. Une telle analyse aurait pourtant apporté une perspective différente sur la comparaison des résultats entre la Turquie et les pays d'Europe occidentale.
L’argument de ce texte est qu’un simple problème de transparence peut cacher une explication plus complexe. Le système de gestion de crise en Turquie a bénéficié de nombreuses externalités négatives, qui seraient considérées comme un inconvénient dans des circonstances normales. L’exemple de la Turquie révèle qu’une gestion réussie de la crise tient à de multiples facteurs qui interagissent avec les caractéristiques sociales uniques de chaque pays. La démographie a interagi avec la politique. Les structures sociales ont affecté le résultat de manière incertaine. Le temps de réaction, la densité de la population, tout cela a eu une importance considérable.
Néanmoins, la leçon la plus importante à retenir de cette crise est que, dans de telles situations d'urgence, nous avons besoin de gouvernements et d'élites dignes de confiance. Nous avons besoin de systèmes de santé inclusifs et étendus, pas seulement pour répondre à la crise actuelle, mais aussi en temps normal. Nous devons mieux prendre soin de nos populations vulnérables afin qu'elles soient mieux équipées pour survivre en temps de crise. Nous avons besoin d'une coopération mondiale dense, afin d’empêcher la propagation rapide des maladies. Nous avons besoin de systèmes de détection précoce et de surveillance. Les médecins devraient signaler les nouveaux types de virus non pas à leur gouvernement, mais aux organismes internationaux, sans craindre de poursuites.
Il est impossible de prévoir comment et quels groupes seront touchés par la prochaine pandémie. Nous ne pouvons pas prédire quelle sera la prochaine crise; mais une crise ne doit pas nous servir de guide pour l'avenir. C'est plutôt l'amélioration de l'intégration de nos sociétés en temps normal qui devrait le faire.
Copyright : Yasin AKGUL / AFP
Ajouter un commentaire