Le grave incident de la nuit du 15 juin sur le frontière disputée entre l’Inde et la Chine dans l’Himalaya a causé la mort de 20 soldats indiens et d’un nombre indéterminé de soldats chinois. Il représente une escalade soudaine des tensions accumulées en plusieurs points de la frontière depuis le début du mois de mai. La Chine et l’Inde semblent avoir un intérêt à la dé-escalade, mais cette éruption de violence complique un processus diplomatique déjà chaotique. Mathieu Duchâtel et Christophe Jaffrelot analysent les enjeux pour la Chine et l’Inde de leur affrontement le plus meurtrier depuis 1967.
Quelles sont les zones d'ombre factuelles ?
Mathieu Duchâtel et Christophe Jaffrelot
Le film des événements n’est pas facile à reconstituer. Plusieurs zones d’ombre demeurent sur des faits importants.
On ne connaît pas avec exactitude la cause immédiate du déclenchement des incidents. Il semble que les choses se soient passées ainsi : le mois dernier, des heurts ont opposé les armées indienne et chinoise au Sikkim, à Naku La et au Ladakh en trois points différents. Là, le premier incident sérieux a lieu le 5 mai sur les bords du lac Pangong Tso. Il s’agit d’une confrontation violente entre près de 250 soldats, sans ouverture de feu. Cette absence d’échange de feu est une constante dans le déroulé de la crise. Elle résulte d’une mesure de confiance conclue en 1996, selon laquelle les deux parties s’engagent à ne pas ouvrir le feu dans une bande de 2 kilomètres de part et d’autre de la "Line of Actual Control" (LAC). Un incident similaire a lieu le 9 mai au Sikkim, à plus de 2 000 kilomètres. Mais l’épicentre des tensions se trouve au Ladakh. Les médias indiens y font état d’un déploiement par l’Armée populaire de libération (APL) chinoise de tentes dans une zone de la vallée du Galwan revendiquée par les deux pays et qui se situe au-delà de la LAC, soit une occupation, de fait, d’un territoire contrôlé par l’Inde.
Chaque fois, les deux pays se sont mutuellement accusés d’incursions transfrontalières - sachant que, dans ces zones, ils ont une interprétation différente du tracé de leur frontière, bien qu’ils se soient mis d’accord, en 1993 et 1996, sur les contours de la LAC. C’est que l’accord n’est que très partiel, notamment parce qu’il ne couvre pas l’entièreté des zones litigieuses, en particulier au Ladakh. La Chine maintient en outre une certaine ambiguïté sur le tracé exact de la LAC de son point de vue.
Après trois semaines de face-à-face, dans la nuit du 15 juin, la tension dégénère dans la vallée du Galwan, qui court à plus de 4 000 mètres d’altitude en contrebas de lignes de crête culminant à plus de 5 000 mètres. Cette escalade est paradoxale, car les Chinois et les Indiens avaient annoncé le 6 juin un retrait progressif de leurs troupes hors de la zone de no man’s land, suite à des négociations dont, le 13, le chef de l’armée indienne se félicitait encore… Le bilan est lourd. L’armée indienne a confirmé 20 morts, y compris un colonel, dont 17 auraient succombé à leurs blessures en raison de conditions climatiques extrêmes rendant les soins plus difficiles. Il faut remonter à 1967 pour retrouver de telles pertes dans un face-à-face indo-chinois. Côté chinois, le bilan humain n’a pas été communiqué, mais l’Inde affirme avoir infligé des pertes à l’APL. Le silence chinois est tout sauf inhabituel. La République Populaire ne communique sur ses pertes militaires que longtemps après les faits.
L’incident du 15 juin met en danger le processus de désescalade qui repose sur des négociations conduites via des canaux diplomatiques et militaires. Au total, l’APL, dans le courant du mois de mai, a avancé pour occuper des territoires situés du côté indien de la LAC. Au minimum, la position de négociation indienne vise donc un retour au statu quo ante.
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