Les États-Unis, qui ont longtemps mené la course des marchés concurrentiels, semblent aujourd’hui ralentir face à une Europe qui, à l’inverse, tend à s’imposer en termes de compétitivité. Comment expliquer ce phénomène, et quelles en sont les implications ? Thomas Philippon, professeur de finance à l’Université de New York et Éric Chaney, conseiller économique de l’Institut Montaigne nous livrent leurs analyses.
Dans votre ouvrage, The Great Reversal, vous avancez la thèse selon laquelle la concentration des entreprises américaines a considérablement réduit la concurrence. Comment expliquez-vous ce phénomène, et quelles en sont les conséquences ?
THOMAS PHILIPPON
Mon livre débute par un constat simple : si les marchés américains ont été les plus concurrentiels pendant des années, ils ne le sont plus aujourd’hui. Cela s’explique notamment par la forte hausse des prix dans de nombreux secteurs aux États-Unis, hausse qui a rendu depuis maintenant 20 ans le marché français beaucoup moins cher car bien plus compétitif. Concrètement, vous payez deux fois moins cher en France qu’aux États-Unis pour votre facture de téléphone et d’internet.
Ainsi, deux tendances inverses se superposent : le délitement progressif de la concurrence aux États-Unis et son développement exponentiel en Europe.
La marche arrière des États-Unis s’explique plus particulièrement par l’influence croissante des lobbys des entreprises auprès des régulateurs. En réponse à l’explosion du coût du financement des campagnes électorales du Sénat, du Congrès ou des élections présidentielles, les entreprises ont, depuis le début des années 2000, l’opportunité d'augmenter considérablement leurs contributions financières à ces campagnes. Certains monopoles existants, exerçant leur droit et pouvoir d’influence, en profitent pour adopter des comportements plus agressifs, bloquant l'entrée de nouveaux concurrents sur le marché. Le domaine de l’aérien, par exemple, se voit réduit à quatre compagnies, contre huit il y a quelques années. De même concernant le marché des téléphones mobiles, qui ne compte bientôt plus que trois opérateurs suite à une fusion prochaine de deux d'entre eux. C’est donc l'absence d’une forte régulation qui permet de mettre à mal la concurrence.
Pour remédier à ces situations de monopole, il faudrait permettre l’intervention de régulateurs indépendants qui faciliteraient l’entrée de nouveaux concurrents et baisseraient ainsi les prix du marché.
S’agissant du développement de la concurrence en Europe, celui-ci s'explique, à l’inverse, par l’intervention impartiale de régulateurs indépendants. Le paradoxe que présente cette tendance réside dans le fait qu'aucun des pays membres ne possède de tradition de marchés concurrentiels, et que malgré cela, la construction d’un marché unique européen et la mise en place de règles strictes de concurrence voient le jour.
L’enjeu de ce pari collectif européen était donc de pouvoir garantir une impartialité de la part des régulateurs. Les Allemands devaient s’assurer que les Français ne soient pas favorisés (et vice versa) et les autres pays membres ne devaient pas être bloqués entre une Allemagne et une France qui décident de tout.
Ainsi, l’Europe a réussi à adopter une politique de concurrence ouverte efficace et compétitive, garantissant l’intérêt commun grâce à l'intervention de régulateurs fiables et indépendants, chose dont les États-Unis semblent incapables.
Qu’est-ce que cela implique pour la compétitivité de l’Union européenne ?
ÉRIC CHANEY
La Reine Rouge de Lewis Carroll expliquait à Alice qu’il fallait courir très vite pour ne pas faire du sur place, voire reculer, puisque l’environnement lui-même avançait. De ce point de vue, les résultats des recherches de Thomas Philippon sont positifs pour l’Europe, dans la mesure où, à terme, les États-Unis devraient courir moins vite, pas seulement en termes de partage de la valeur ajoutée, mais aussi d’innovation, ce qui est plus important du point de vue européen. S’y ajoute que la politique "America First" protectionniste de l’administration Trump vise à réduire la concurrence subie par les entreprises américaines sur leur propre marché et, de ce fait, est défavorable à l’innovation, dont la concurrence est le nerf principal.
Nous aurions tort, cependant, de nous réjouir trop vite, pour plusieurs raisons. En premier lieu, la politique "America First" encourage certains dirigeants politiques européens dans leur tendance naturelle vers le protectionnisme, tout particulièrement en France. La concentration des entreprises aux États-Unis peut également donner l’illusion que la voie royale est de constituer des géants européens, avec le soutien des États, ce qui a donné à un florilège de projets commençant tous par "Airbus de…".
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