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10/11/2020

Chine : le succès, et l’ivresse

Chine : le succès, et l’ivresse
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Déchiffrer le communiqué du 5e Plénum du Parti communiste chinois (PCC), ou le discours de Xi Jinping de présentation, à cette occasion, du 14e Plan quinquennal (2021-2025), c’est changer d’univers par rapport à nos problématiques publiques occidentales. Le triomphalisme et la projection sur l’avenir y règnent en maîtres. Les expressions traduisant les dangers, le plus souvent d’origine extérieure, mais aussi de subversion intérieure, qui guetteraient la Chine sont d’ailleurs infiniment moins présentes que dans nombre d’autres documents officiels de ces dernières années. "À la charnière de deux siècles", le rapport de forces mondial connaît un changement profond, répète Xi Jinping depuis 2017 ; c’est "sans précédent depuis un siècle", dit-il en 2020. Certes, il évoque aussi des "défis nouveaux" : mais la suite du propos vise avant tout la révolution technologique et digitale. 

Ce triomphalisme est-il une auto-intoxication ? Est-ce "l’ivresse du succès", comme lors du Grand Bond en avant de Mao, qui suivit de près son accession au pouvoir personnel sans partage sur tous ses collègues ? Ou comme lors du tournant de la collectivisation lancé par Staline après la Nouvelle politique économique (NEP) ? Xi Jinping ne rechigne pas à parler de "marcher sur les deux jambes", reprenant le slogan du Grand Bond dans un nouveau contexte, et il a dès 2012 déploré l’abandon de l’héritage de Lénine et Staline.

Pourtant, avant de juger de l’ivresse, il faut aussi savoir regarder le succès en face. Staline n’avait fait de l’URSS qu’une "puissance pauvre" (Georges Sokoloff). Ce trait se retrouve même dans la Russie de nos jours. Le règne de Mao s’était achevé avec le rebond de la disette et de la pauvreté collective. La Chine de Xi Jinping, elle, est la première puissance léniniste riche de l’histoire. Pour avoir recréé la toute-puissance du Parti, et la sienne sur le plan politique, Xi capte encore les bénéfices d’une très longue NEP : le compromis historique établi par Deng Xiaoping avec le capitalisme, aussi bien sur le plan international qu’à domicile avec les entrepreneurs privés. Ce que Xi promet d’ailleurs, c’est, avec un accent immense mis sur les technologies digitales, "l’aisance modérée" pour tous en 2035 : un objectif à la formulation peu marxiste.

La Chine de Xi Jinping, elle, est la première puissance léniniste riche de l’histoire.

En 2035, Xi Jinping aurait 82 ans, l’âge de Mao à sa mort – ou celui de Joe Biden à la fin de son mandat présidentiel. Coïncidence ou non, l’achèvement de l’État de droit est aussi promis pour 2035 : on peut à juste titre être sceptique, mais en tout cas Xi Jinping ne prend pas là un grand engagement pour la durée envisageable de son propre règne. 

Aucune de ces deux réalités, ni celle de l’idéologie et de la tyrannie politique, ni celle qui substitue l’avenir radieux de la technologie à celui du socialisme, n’est un mirage. Les discours, communiqués et résolutions passent d’un moment à l’autre de l’une à l’autre de ces deux réalités, et parfois les entremêlent.

Comment ne pas rester interdit, par exemple, devant la double vie du coronavirus de Wuhan (tel qu’on l’appela d’abord en Chine), devenu Covid-19 par la grâce de l’OMS ? Il n’est plus question de son origine ni des circonstances de son essor et de sa propagation, hors de Chine, et il est à nouveau clair que les autorités paralysent toute investigation dans cette direction : à soi seul, ce devrait être un sujet international majeur. Mais le succès chinois dans la lutte contre le virus – sinon dans son éradication, à ce jour hors de portée pour tous – est devenu depuis avril, après la crise financière de 2008, la seconde raison majeure du triomphalisme. L’appareil politico-étatique y a trouvé une légitimité accrue aux yeux de la population en termes sanitaires. La Chine a relancé son économie par l’offre, laissant aux grands argentiers occidentaux le soin de tenter leur propre relance par le soutien à la demande : résultat, c’est l’offre chinoise (à commencer par le secteur médical et numérique) qui remplit la demande non satisfaite par nos appareils productifs. Les surplus commerciaux chinois – et pas seulement avec l’Amérique de Donald Trump – et les excédents de la balance des comptes voguent vers un sommet jamais atteint après 2008. Le maintien de taux d’intérêt élevés – qui donne aux banques chinoises leurs marges – fait de la Chine la seule grand économie à offrir une rémunération positive après inflation aux acheteurs étrangers d’obligations publiques. Bref, un univers financier en miroir parfait du nôtre.

Ce qui précède est une transition toute trouvée avec un autre exemple saisissant de dédoublement : le sort fait à Jack Ma et à la mise sur le marché d’ANT, la plus grande fintech au monde. Ant et sa filiale Yuebao ont été la providence des épargnants chinois et hongkongais, car elles leur servent des intérêts sans commune mesure avec le système bancaire d’État ; elles ont étendu la pratique à l’encours des porte-monnaie digitaux – rémunérant ainsi un tiers de la population chinoise pour ses soldes positifs. ANT, Alipay et Yuebao sont haïs par le système bancaire officiel pour des raisons assez compréhensibles. Ils doivent leur salut à ce qu’ils sont le fer de lance de l’expansion financière et digitale sur les marchés mondiaux, et à ce titre un fleuron de l’économie chinoise au même titre que Huawei. Dans les faits, ANT est devenu une banque digitalisée et non une entreprise digitale avec des services bancaires. La nouvelle ouverture de son capital allait lui donner à ce titre la première capitalisation mondiale. 

Mais il y a une contradiction absolue entre servir des intérêts au taux élevé, ce que permet le système chinois, et les financer de plus en plus sur des marchés internationaux où la surabondance des liquidités se traduit par des taux très bas ou négatifs. Ce n’est pas seulement parce que l’audace et la dimension de la stratégie de Jack Ma créaient un risque systémique important qu’il a été arrêté dans sa course. C’est parce que cette contradiction mettait le doigt sur le marché financier abrité propre à la Chine. L’internationalisation rendait inéluctable, si elle était menée à son terme, la libéralisation du système financier intérieur. Pour comble, Jack Ma avait publiquement mis en cause, en octobre, les taux "usuraires" du secteur bancaire en Chine, alors qu’à l’évidence c’est le différentiel avec ces taux qui a rendu sa propre ascension possible.

Le succès chinois dans la lutte contre le virus – sinon dans son éradication, à ce jour hors de portée pour tous – est devenu depuis avril, après la crise financière de 2008, la seconde raison majeure du triomphalisme.

En moins de deux semaines, son ouverture de capital, la plus réussie de l’histoire mondiale, a été repoussée. La stabilité du système financier étatique, qui est aussi la stabilité politique, ont été préférées à l’internationalisation. Le politique l’emporte.

Il faut enfin s’interroger sur le dédoublement du Parti-État. D’un côté, le 5e Plénum entérine sans conteste la suprématie de Xi Jinping, "noyau dirigeant du Centre, timonier et noyau dirigeant du Parti tout entier" (党中央的核心、全党的核心领航掌舵). Les observateurs relèvent certes le petit nombre de mentions de Xi Jinping dans le communiqué du Plénum : c’est que l’essentiel est énoncé en peu de mots. Pour plus de sûreté, la messe avait été dite plus tôt. Un Règlement du travail du Comité Central du PCC, confirmant à la fois son pouvoir personnel au sein du Parti et l’obéissance due par tout citoyen à ce dernier a été promulgué quelques semaines avant le Plénum : le Comité Central n’a pas eu la chance de se prononcer sur son propre règlement. 

De l’autre, les présentations par Xi Jinping du Plan quinquennal 2021-2025 préservent des zones d’ouverture ou de concertation dans deux cas précis. L’une concerne la poursuite et l’amplification de l’ouverture et de la réforme à Shenzhen, promue "ville modèle", une annonce faite sur place le 14 octobre : d’un même souffle, il donne à la ville le rôle "d’enrichir la pratique nouvelle d’un pays deux systèmes", c’est-à-dire de contrôler et de concurrencer Hong Kong : l’économique ne se fait pas au détriment du politique. L’autre élément concerne le processus même d’élaboration du Plan quinquennal, longuement évoqué par Xi Jinping : une consultation "démocratique" avec un million de répondants, de nombreuses réunions par thème auxquelles il a participé, la participation des "vieux camarades", et finalement une liste de dix grands thèmes de suggestions, trop longs pour être décrits ici, mais qui mentionnent le "renforcement de l’ouverture extérieure". C’est là l’illustration du "léninisme consultatif" (Steve Tsang) inauguré sous Hu Jintao. 

Afin de ne pas susciter de faux espoirs, il est utile de citer la dixième et dernière suggestion : "Accorder plus d’importance au maintien de la sécurité nationale, construire une barrière solide de sécurité nationale, enrichir des aspects tels que la sécurité économique du pays et la maintenance de la stabilité sociale et de la sécurité". Depuis Pékin, Bao Tong, l’ancien conseiller du réformiste déchu Zhao Ziyang, avait donné selon lui la définition du "noyau dirigeant" du temps de Deng Xiaoping : "celui qui a le dernier mot". Le discours de présentation par Xi Jinping du 14e Plan, un document de planification en général guère centré sur la sécurité, s’achève bien par cette priorité sécuritaire...

 

 

Copyright : GREG BAKER / AFP

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