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20/02/2017

Le spectre des années 1930 plane sur les relations internationales

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Le spectre des années 1930 plane sur les relations internationales
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Moyen-Orient, Europe, Amérique, Asie,... Dominique Moïsi, conseiller spécial de l'Institut Montaigne, analyse chaque semaine l'actualité internationale pourles Echos.

Islamisme, populisme, Russie de Poutine : de nombreux périls nous menacent. Mais le plus grand est notre incapacité à choisir celui à combattre en priorité. Une indécision qui rappelle celle d'avant-guerre. Réagissons.

Dis-moi ce que tu crains, je te dirai qui tu es. Aujourd'hui, la perception, très diverse, de ce qui nous menace évoque le théâtre de Pirandello. Pour les uns - et ils semblent de plus en plus nombreux et virulents -, le danger principal est le produit d'une civilisation dévoyée par ses extrémismes, l'Islam. Pour d'autres, le conflit est plus classiquement idéologique : la guerre froide est de retour, sous des formes certes nouvelles, comme le "hacking", mais la Russie est bien l'héritière directe de l'URSS, et elle nous menace en intervenant de façon toujours plus ouverte dans notre politique intérieure. Pour d'autres encore, le péril le plus grave vient de nous-mêmes, avec la montée des populismes qui menacent notre essence et nos valeurs démocratiques. Pour d'autres, enfin, le danger suprême vient de notre incapacité à choisir entre tous ces périls. Est-il possible de s'allier avec la Russie contre l'islamisme, si le danger principal provient de la montée de mouvements populistes soutenus activement par Moscou ? Surestimer la menace islamiste ou sous-estimer le danger populiste permet ainsi de se rapprocher de Moscou.

Ne sommes-nous pas consciemment ou inconsciemment en train de reproduire le schéma des années 1930 avec sa conclusion fatale, le retour de la guerre après plus de soixante-dix ans de paix ? Entre le nazisme et le bolchevisme, beaucoup d'Européens ne voulaient pas choisir. Au nom de la peur des "rouges", ils étaient prêts à tous les accommodements avec les "chemises brunes". Ce qui leur valut "le déshonneur d'abord, la guerre ensuite", pour reprendre la formule de Churchill.

C'est avec un regard différent que l'on revoit aujourd'hui les images d'époque sur la montée du nazisme en Allemagne. Et si le passé proche devenait notre futur immédiat ? Il ne s'agit pas bien sûr de comparer l'islamisme et le nazisme, comme le font certains, sans nuances et sans recul historique. L'histoire ne nous apprend rien, elle contient tout, disait l'historien britannique A. J. P. Taylor et il ajoutait : "La seule leçon que l'on puisse tirer de l'histoire est qu'il ne faut pas envahir la Russie à la fin de l'été." Et pourtant, il existe un raisonnement par analogie, légitimement porteur d'inquiétudes. La période actuelle semble emprunter tout à la fois aux dernières années du XIXe siècle avec la montée des nationalismes et aux années 1930 avec celle des populismes. C'est ce mélange qui est particulièrement préoccupant à un moment où, dans leur complexité et leur accélération, les événements semblent échapper au contrôle des hommes, alors même, peut-être, qu'ils ne font que reproduire des schémas tragiquement classiques.

Cette incapacité à choisir entre les principales menaces n'est certes pas le monopole des Européens ou, plus largement, du monde occidental. On pourrait dire qu'elle se décline continent par continent.

Ainsi, au Moyen-Orient, qui faut-il "contenir" avant tout : Daech ou l'Iran, la Turquie ou Israël ? Pour les États-Unis, l'Arabie saoudite et Israël, la réponse est claire, il s'agit de l'Iran. Pour l'Iran, c'est Israël. Pour les pays européens, c'est Daech.

Quel est le principal danger qui menace l'Asie : la folie du régime nord- coréen, les ambitions d'hégémonie régionale de la Chine, les risques de guerre nucléaire entre le Pakistan et l'Inde ? Pour le Japon et la Corée du Sud, c'est clairement la Corée du Nord. Mais pour le Vietnam, l'Indonésie ou Singapour, entre le régime de Pyongyang ou le nationalisme croissant de la Chine, ils ont du mal à se décider.

Devant la complexité du monde, il est plus que jamais dangereux de se laisser aller à des analyses simplificatrices. Entre les trois menaces que constituent le fondamentalisme islamique, les populismes et la Russie de Poutine, le seul choix possible est de les combattre également toutes. Éradiquer Daech, vaincre les populismes, fixer des limites à la Russie : il n'y a aucune incompatibilité entre ces trois objectifs, bien au contraire. Il faut protéger son âme au même titre que sa vie. "Il faut poursuivre les négociations de paix comme si les terroristes n'existaient pas et lutter contre le terrorisme, comme si les négociations de paix n'avaient pas lieu", disait Yitzhak Rabin, l'ancien Premier ministre d'Israël. Sa mort tragique sous les coups d'un extrémiste juif ne devrait pas nous empêcher de suivre son modèle. Réduire Daech, lutter avec toutes nos forces contre l'extrémisme musulman, ne doit pas signifier fermer les yeux sur les tentatives de déstabilisation de nos principes et de notre processus démocratiques par la Russie. Accepter la victoire du Front national en France comme un moindre mal face à la montée de l'islamisme, c'est ne rien comprendre aux leçons de l'histoire, c'est céder à une logique de peur, tout aussi contraire à nos intérêts qu'à nos valeurs. Le fondamentalisme islamiste peut être nourri par l'humiliation et la volonté de revanche comme l'était l'Allemagne nazie, mais il n'a pas derrière lui le soutien initial massif du peuple, ni la machine industrielle ni les traditions militaires d'un grand pays comme l'Allemagne. Comparaison n'est pas raison, surtout quand la volonté de diabolisation de l'un conduit ou plutôt repose sur la volonté d'apaisement avec l'autre.

Faire le choix du meilleur rempart de la démocratie face au populisme est la meilleure des réponses possibles face à l'islamisme radical et aux ambitions des régimes autoritaires. Il fut un temps, pas si lointain, où l'Europe, comme modèle de réconciliation, de prospérité et de paix, faisait rêver, de l'Amérique latine à l'Asie. Comment avions-nous fait, quelles leçons pouvions-nous donner ? Aujourd'hui, l'Europe, et tout particulièrement la France - Front national oblige -, a peur et fait peur.

La voie de l'honneur, comme celle de la raison, nous impose de traiter avec la même rigueur et fermeté toutes les menaces auxquelles nous faisons face, sans privilégier l'une par rapport aux autres.

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