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17/11/2016

Du Brexit à l'élection de Donald Trump : quelles leçons pour la France ? Trois questions à Olivier Duhamel

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Du Brexit à l'élection de Donald Trump : quelles leçons pour la France ?  Trois questions à Olivier Duhamel
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Les résultats du référendum britannique et de l'élection présidentielle américaine ont été des surprises pour les spécialistes de la politique. Olivier Duhamel, politologue et Président de la FNSP (SciencesPo), nous livre son point de vue sur ce sujet.

La victoire de Donald Trump semble être la défaite des médias, qui ne l'ont jamais considéré comme une alternative crédible. Comment expliquer ce désaveu ?

La quasi-totalité des médias, mais aussi des politologues, sondeurs, spin doctors, politiques et autres types de spécialistes de la politique ont en effet cru, et souvent annoncé, qu’Hillary Clinton emporterait l’élection. Elle a obtenu le plus de suffrages populaires. Elle a été à deux doigts, à 1 ou 2 %, de l’emporter*. Mais elle a perdu. Comment expliquer une telle "erreur" ? Au moins pour deux raisons.

La première tient à une croyance religieuse, et même bigote, en l’absolue valeur prédictive des sondages, liée, notamment, à la glorification magique des chiffres, balises supposées incontestables d’un monde par ailleurs si difficile à… “déchiffrer”. Il y avait pourtant plus que jamais toutes les raisons de se défaire de cette bigoterie. Les sondages étaient plus que d’ordinaire en désaccord les uns avec les autres. Le nombre des électeurs indécis à l’approche du scrutin était plus élevé que lors des présidentielles précédentes. Les sondages classiques ne peuvent pas, ou très mal, mesurer les mobilisations différentielles d’électeurs : quels électeurs habituels s’abstiendraient ? quels abstentionnistes habituels voteraient ? Nombre de sondés jouent avec les sondages et ne leur disent pas nécessairement la vérité. Des électeurs de Trump pouvaient hésiter à avouer un vote médiatiquement incorrect. Une marge d’erreur de 2 ou 3 % empêche de considérer qu’un sondage d’intention de vote, même la veille du vote, a valeur de prévision certaine. Lesdits sondages influencent d’ailleurs les électeurs, les uns hésitant à aller voter et rétifs à Trump s’en dispensant puisque Clinton serait élue, les autres s’offrant le plaisir de ce bras d’honneur, puisqu’il serait sans conséquence (mécanismes qui ont joué pour l’adoption surprise du Brexit). Voilà au moins sept ou huit raisons qui auraient dû conduire à ne pas tenir les sondages pour annonce du résultat. C’est parce que je les ai gardées en tête que j’ai annoncé la possibilité, voire la probabilité de l’élection de Trump. C’est parce qu’ils les ignorent ou les ont oubliées, ou ont voulu les oublier, que tant de "spécialistes" se sont trompés.

La seconde raison est au moins aussi grave et profonde. Les médias ont rendu compte du phénomène Trump. Ils ont fait nombre de reportages sur les électeurs enthousiasmés par le milliardaire populiste, vulgaire, raciste, sexiste. Mais ils n’ont pas voulu donc pas pu imaginer qu’il gagne la présidentielle, comme ils n’avaient pas voulu et donc pas pu imaginer qu’il gagne les primaires. Autrement dit, ils n’ont pas respecté une règle fondamentale du travail de tout journaliste, politologue ou autre sachant : celle de la séparation étanche entre ses opinions et ses analyses.

Pourquoi Donald Trump, candidat de la société civile élu par la voie de primaires démocratiques, n'est-il pas le président d'un renouvellement politique ?

Disons d’abord que l’élection de Trump, si elle révèle bien l’aveuglement des élites, vivant dans une bulle fermée à une partie du monde réel, hors cette erreur, ne marque en rien la victoire du “peuple” contre les “élites”. 88 % des Noirs ont voté Clinton, 8 % Trump. Le “peuple noir” a donc voté massivement contre Trump. 65 % des Hispaniques ont voté Clinton. Autrement dit, le “peuple hispano” a voté aux deux tiers contre Trump (mais 29 % pour lui, ce qui n’est pas négligeable après ses attaques contre les immigrés mexicains « violeurs » et l’engagement d’expulser 11 millions de clandestins…). Même chose pour le “peuple juif” et le “peuple athée ou agnostique”, qui ont voté Clinton à 71 % et 68 %. Restent pour Trump le “peuple blanc” à 58 % contre 37 % et le "peuple protestant”, dans les mêmes proportions. Et reste aussi une nouvelle variable qui a pesé plus que d’ordinaire : le niveau de diplôme. Ceux qui ont obtenu un diplôme de collège universitaire (l’équivalent d’une licence) ont préféré Clinton, de 9 points, ceux qui ne l’ont pas ont préféré Trump, dans les mêmes proportions.

Bref, une candidate incarnant l’élite jusqu’à la caricature par sa richesse accumulée, ses soutiens massifs dans le show-biz - Wallstreet plus Hollywood, en quelque sorte - a certes été battue. Mais elle l’a été malgré de très importants soutiens "populaires". Et elle ne l’a pas été par un ouvrier, comme Lech Walesa jadis en Pologne, ou Lula naguère au Brésil, mais par un milliardaire héritier new-yorkais et blanc…

Quant au "renouvellement", nul doute qu’il a considérablement pesé dans le choix des électeurs de Trump. Les deux candidats ont été l’objet d’un fort rejet. Mais ceux dont le rejet a été la principale motivation du vote sont beaucoup plus nombreux parmi les électeurs de Trump     (51 %) que parmi les électeurs de Clinton (39 %). Ainsi, le rejet de Clinton a été plus massif que le rejet de Trump.

Cela dit, le renouvellement pourrait être encore plus profond. De tout temps, les électeurs choisissant leur Président ou leur Premier ministre, et avant eux les peuples aimant ou non leurs rois, le font et le faisaient dans un mélange de raison et d’émotion. “La puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie du peuple” disait déjà Pascal, qui ajoutait d’ailleurs “bien plus sur la folie”. Nous pouvions croire, ou en tout cas espérer, qu’avec l’élévation du niveau d’éducation, la part de la raison augmenterait. Nous venons de la voir régresser considérablement. Nous pouvions croire, ou en tout cas espérer, qu’avec les progrès de la civilisation et le développement de droits de l’homme, toujours plus nombreux et mieux protégés, en tout cas en Occident, le racisme serait de moins en moins accepté, l’injure de moins en moins tolérée, le sexisme de plus en plus rejeté, la véhémence de plus en plus condamnée. L’élection de Trump atteste le contraire. Un tel renouvellement est tout à la fois considérable et… consternant. 

 

Après le Brexit, en juin dernier, les suffrages ont à nouveau fait mentir les sondages... Un phénomène aussi inattendu sera-t-il possible en France ?

Possible, certainement. C’est d’ailleurs l’un des rares effets positifs de la victoire de Trump, la prise de conscience que l’élection de Le Pen est possible en 2017, quoiqu’en disent aujourd’hui les sondages. Soulignons d’ailleurs que la France a commencé bien avant le Brexit… Le Pen a été préféré à Jospin le 21 avril 2002. Et que sont le 23 juin 2016 britannique et le 8 novembre 2016 étasunien sinon des 21 avril bis… Sauf que la catastrophe totale ne s’est pas produite en mai 2002, Le Pen ayant été balayé au second tour. Le Brexit sera probablement néfaste pour le Royaume Uni, mais pas forcément apocalyptique. Et Trump met déjà beaucoup d’eau modérée dans sa picrate excitée. Du coup, l’on a oublié, l’on oublie, et l’on oubliera. La catastrophe démocratique ne résidera probablement pas dans la présidence de Trump, mais dans son élection. Si tel est le cas, la présidence fera perdre le souvenir de l’élection, tant le présent abolit le plus en plus le passé, jusqu’à prendre tous les risques pour l’avenir.


* Nate Silver a calculé, le 9 novembre sur son site FiveThirtyEight (du nombre des grands électeurs). Que se serait-il passé si un votant sur 100 avait préféré Clinton à Trump ? Cela aurait produit une différence de 2% à l’avantage de Clinton. Résultat final : Clinton aurait obtenu 307 grands électeurs et Trump 201.

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