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Rapport
Juin 2019

Media polarization "à la française" ? 
Comparing the French
and American ecosystems

<p><strong>Media polarization
Comparing the French
and American ecosystems

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Auteurs
Théophile Lenoir
Contributeur - Désinformation et Numérique

Théophile Lenoir est chercheur associé à l’Institut Montaigne. Il a développé pendant quatre ans (de 2017 à 2021) le programme de travail de l’Institut Montaigne sur les questions numériques. Ses intérêts portent sur les technologies de la communication et les transformations de l’espace public. Il est notamment le co-auteur pour l’Institut Montaigne de la note Information Manipulations Around Covid-19 : France Under Attack (juillet 2020). Il a aussi travaillé avec la Visiting Fellow Alexandra Pavliuc, doctorante au Oxford Internet Institute et auteure de la note State-backed Information Manipulation : The French Node (février 2021), et a coordonné la rédaction de plusieurs rapports, dont Media Polarization "à la française" ? Comparing the French and American ecosystems (juin 2019). 

Théophile effectue un doctorat à l’Université de Leeds, sur les controverses autour des mesures de l’impact environnemental du numérique, pour mieux comprendre ce que recouvre la notion d’objectivité en politiques publiques. Il est diplômé de la London School of Economics et de la USC Annenberg School for Communication and Journalism, où il a suivi le double programme Global Media and Communications.

Avant de rejoindre l’Institut Montaigne, Théophile a travaillé au sein de start-ups à l’intersection des médias et de la technologie (un outil d’analyse et une plateforme de contenus), à Londres et à Los Angeles.

Groupe de travail

Les opinions exprimées dans ce rapport n’engagent ni ces personnes ni les institutions dont elles sont membres.

  • Bruno Patino, Directeur, Ecole de journalisme de Sciences Po Paris (Co-président)
  • Ethan Zuckerman, Directeur, MIT Center for Civic Media (Co-président)
     
  • Florian Bosser, haut fonctionnaire (rapporteur)
  • Dominique Cardon, directeur, Sciences Po Medialab
  • Jean-Philippe Cointet, enseignant-chercheur associé, Sciences Po
  • Camille François, directrice innovation, Graphika et Affiliate, Harvard Berkman-Klein Center for Internet & Society
  • Divina Frau-Meigs, professeure, Université Sorbonne Nouvelle, chaire UNESCO "Savoir Devenir à l’ère du développement numérique durable"
  • Jean-François Fogel, directeur des études, Executive Master in Media Management, Ecole de journalisme de Sciences Po
  • Olivier Jay, Partner, Brunswick
  • Benoit Morenne, journaliste (rapporteur)
  • Ben Nimmo, Senior Fellow, Atlantic Council Digital Forensic Research Lab (DFRLab)
  • Benjamin Ooghe-Tabanou, chercheur, Médialab, Sciences Po
  • Eli Pariser, Public Interest Technology Fellow, New America
  • Guillaume Plique, dévelopeur méthodes numériques Médialab, Sciences Po
  • Laetitia Puyfaucher, présidente, Pelham Media Ltd.
  • Véronique Reille-Soult, CEO, Dentsu Consulting
  • Marie-Laure Sauty de Chalon, fondatrice, Factor K
  • Dan Shefet, avocat et président, Association for Accountability and Internet Democracy
  • Clara Schmelck, journaliste, Intégrales productions
  • Claire Wardle, PhD, Executive Chair, First Draft
  • Hugo Zylberberg, Manager, Cyber Intelligence, PwC
Personnes auditionnées

Les opinions exprimées dans ce rapport n’engagent ni ces personnes ni les institutions dont elles sont membres.

  • Antoine Bernard, chercheur associé, Institut des hautes études sur la justice et ancien directeur général adjoint, Reporters sans frontières
  • Emily Bell, Directrice, Tow Center for Digital Journalism, Columbia Graduate School of Journalism
  • David Blanchard, rédacteur en chef, 20minutes
  • Yochai Benkler, Co-directeur, Berkman Klein Center for Internet and Society, Harvard University and Berkman Professor of Entrepreneurial Legal Studies à la Harvard Law School
  • Marie Bohner, coordinatrice de projet de février 2017 à mai 2018, CrossCheck France
  • Olivier Bomsel, directeur de la Chaire MINES ParisTech d’économie des médias et des marques
  • Guillaume Chaslot, fondateur, Algotransparency
  • Yves Citton, professeur de littérature et média, Université Paris 8
  • Fabrice Epelboin, enseignant, Sciences Po Paris
  • Patrick Eveno, Président, Observatoire de la déontologie de l’information
  • Frédéric Filloux, Professeur de journalisme, Sciences Po Paris
  • Rasmus Kleis Nielsen, Directeur, Reuters Institute and Professor of Political Communication, University of Oxford
  • Lucas Menget, directeur adjoint de la rédaction, France Info
  • Frédéric Potier, préfet, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT
  • Michael Schudson, Professeur de journalisme, Columbia University
  • Astrid de Villaines, journaliste indépendante

En France, la démocratie représentative fait l’objet d’une défiance croissante qui touche également les médias. Ces derniers font simultanément face à des défis majeurs : 

  • bouleversement de leur modèle économique à l’heure du numérique ; 
  • dépendance à l’égard des réseaux sociaux et des moteurs de recherche pour gagner en visibilité ; 
  • adaptation nécessaire à la convergence des contenus sur les supports numériques (mise en concurrence du texte, de la vidéo et de l’audio sur Internet) ;
  • concurrence d’acteurs capables d’exercer leur influence indépendamment des médias (hommes politiques, blogueurs, humoristes, etc.). 

Aux Etats-Unis, ces évolutions ont abouti à la polarisation rapide de l’espace public, caractérisée par la radicalisation de la presse conservatrice, avec des effets non négligeables sur les processus électoraux. 

L’Institut Montaigne a cherché à savoir si un phénomène similaire était à l’œuvre en France. Pour ce faire, une enquête approfondie a été réalisée, en partenariat avec le Médialab et l’Ecole de journalisme de Sciences Po ainsi que le Center for Civic Media du MIT, et en s’appuyant sur les données collectées et analysées par le Pew Research Center*, dans leur rapport News Media Attitudes in France.

Aller au-delà des "fake news"

Les bouleversements affectant l’espace médiatique sont souvent réduits à l’étude de leurs symptômes les plus visibles. Ainsi, le concept de "fake news", abondamment utilisé et commenté, ne suffit pas à rendre compte de la complexité des changements à l’œuvre. Dans de nombreux pays, l’attention excessive accordée aux symptômes a conduit à prendre des mesures réglementaires dont les effets paraissent incertains. L’Institut Montaigne a souhaité prendre du recul pour poser un regard d’ensemble sur les évolutions touchant la structure de l’espace médiatique en France. Pour cela, les articles de 420 médias et blogs, ainsi que 18 millions de tweets, ont été collectés et analysés. Nous avons regardé la manière dont les médias se citent entre eux, en comptabilisant le nombre de liens hypertextes qui redirigent vers un autre média dans leurs articles.

Vers une polarisation "à la française", opposant institutionnels à anti-élites ?

La polarisation aux Etats-Unis

Une étude de 2017 menée par des chercheurs de Harvard et du MIT Center for Civic Media a démontré la polarisation croissante opérant au sein de l’espace médiatique américain. Dans les grandes lignes, cette étude conclut que :

  • la polarisation de l’espace médiatique américain s’observe sur un axe politique horizontal opposant la gauche et la droite ;
  • elle s’opère à l’intérieur de l’espace médiatique traditionnel : Fox News s’oppose nettement à CNN (deux médias traditionnels) ;
  • elle est alignée avec l’opposition entre les acteurs politiques et les institutions qu’ils représentent (Fox News s’oppose à CNN de la même manière que Donald Trump s’oppose à Hillary Clinton) ;
  • ce phénomène de polarisation a été accentué par l’émergence de nouveaux médias à droite de l’échiquier politique. À titre d’exemple, le média Breitbart a entraîné Fox News bien plus à droite dans sa ligne éditoriale (la polarisation américaine est donc asymétrique : la droite s’est éloignée du centre plus que la gauche ne s’en est éloignée).

La polarisation en France

Dans notre étude, nous avons cartographié la structure de l’espace médiatique français pour en mesurer le degré de polarisation et évaluer l’influence des réseaux sociaux sur cette structure. Voici les principaux éléments de conclusion :

  • la polarisation de l’espace médiatique français s’observe sur un axe vertical opposant les institutionnels à ceux que l’on pourrait considérer "anti-élites" ;
  • elle ne s’opère pas à l’intérieur de l’espace médiatique traditionnel (les médias historiques tels que Le Monde, Libération, Le Figaro, Les Echos, L’Obs, etc.), mais entre cet espace traditionnel et de nouveaux médias que l’on peut considérer "politisés" (comme par exemple Les Crises, Egalité et Réconciliation, Fdesouche, Sputnik, etc.), qui se campent en dehors de cet espace et s’expriment sur le rejet des élites. En effet :
    • l’espace médiatique français demeure structuré autour d’un "Cœur" central composé des principaux quotidiens, sites internet, chaînes de radio et TV ; 
    • ce "Coeur" regroupe des médias de la gauche et la droite modérées (de Libération à Le Figaro) ;
    • si tous les médias se réfèrent à ce "Cœur", y compris les médias partisans, ce dernier, en retour, ne fait presque jamais référence, dans ses articles, aux médias qui ne font pas partie du "Coeur". 
  • la polarisation de l’espace médiatique français s’aligne moins sur l’opposition entre les acteurs politiques qu’aux Etats-Unis, du fait de la multiplicité d’acteurs politiques en France ;
  • elle peut être susceptible d’être accentuée par l’arrivée de nouveaux médias politisés.

Etudier la structure de l’écosystème médiatique français

Afin de cartographier l’espace médiatique français, nous avons regardé la manière dont les médias se citent entre eux, en comptabilisant le nombre de citations qu’ils se donnent au sein de leurs articles (une citation est un lien URL présent dans un article et redirigeant vers un autre média). 

Cette analyse nous a permis d’identifier quatre groupes de médias ayant des comportements différents et structurant ainsi l’espace médiatique : 

  • le Cœur : le Coeur de médias, cités par tous et ne citant personne en retour (Le Monde, Le Figaro, Libération, Le Parisien, 20 Minutes, Les Echos, etc.)
  • la Couronne : les médias autour du Coeur, citant le Coeur et les "médias Satellites" (Russia Today, Fdesouche, Causeur, Valeurs actuelles, Contrepoints, etc.)
  • les Satellites : les médias à la marge, citant tous les médias mais n’étant cités par aucun en retour (Les Crises, Egalité et Réconciliation, Fawkes News, etc.)
  • la Niche : les médias indépendants cités en petite quantité par tous, et citant le Coeur uniquement (la presse locale et les magazines spécialisés)

Les gilets jaunes, un exemple de la polarisation "à la française"

En analysant près de 70 000 articles d'un corpus de 391 médias sur une période de septembre 2018 à février 2019, le Médialab de Sciences Po a mis en évidence les principaux thèmes de traitement du mouvement des gilets jaunes. Une cartographie dessine la claire distinction quant à l’importance accordée à un ou plusieurs de ces thèmes :

  • il apparaît que les médias du Cœur se sont principalement préoccupés des conséquences du mouvement social pour le gouvernement, les partis politiques, et le maintien de l’ordre
  • la question des valeurs et des demandes des Gilets jaunes a été traitée en priorité par les médias Satellites et de la Couronne.

Des changements à l’œuvre avec les réseaux sociaux et l’émergence de nouveaux médias politisés

Si la France ne connaît pas de polarisation similaire à celle observée aux États-Unis, cela semble tenir aux liens que continuent d’entretenir entre eux les médias du Cœur. Ils se citent régulièrement, sans citer les nouveaux arrivants, et paraissent partager des pratiques et valeurs communes, comme en témoigne l’initiative CrossCheck déployée à l’occasion de la campagne présidentielle de 2017. 

Ce n’est pas pour autant que l’espace médiatique est prémuni contre des bouleversements plus profonds. L’Institut Montaigne a ainsi constaté quatre facteurs d’évolution majeurs :

  1. les réseaux sociaux ont donné naissance à un espace conversationnel qui, via les effets de réseau et de viralité, déborde de plus en plus fréquemment sur l’espace médiatique. Concrètement, des informations popularisées sur les réseaux sociaux peuvent désormais être reprises par les médias "traditionnels" ;
  2. de nouveaux médias fortement politisés gagnent rapidement en audience et en influence (comme par exemple Russia Today, Fdesouche, Sputnik, etc.) ;
  3. des liens existent entre des médias politisés de droite (Fdesouche, Sputnik, Russia Today) et des médias satellites (Français de France, la Presse Galactique, WikiSTrike, Stop Mensonges). Les premiers citent les seconds, mettant ainsi en lumière des informations douteuses qui reçoivent autrement peu de visibilité ;
  4. des figures polarisantes de polémistes agissent comme des agents "blanchisseurs" lorsqu’ils mettent en avant de la désinformation produite par ces médias. 

Ces changements peuvent, à terme, avoir un impact sur les médias du Cœur, comme cela a été observé aux Etats-Unis.

* Note : Les opinions exprimées dans ce rapport n’engagent pas le Pew Research Center. 

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and American ecosystems</p>
Rapport (version anglaise)
(119 pages)
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