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Juillet 2023

China Trends #16
Diplomatie chinoise au Moyen-Orient : les faits derrière un succès

Auteurs
François Godement
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

François Godement est Conseiller spécial et Resident Senior Fellow - Asie et États-Unis à l’Institut Montaigne. Il est également Nonresident Senior Fellow du Carnegie Endowment for International Peace, et consultant externe au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères français.

Joseph Dellatte
Expert Résident - Climat, énergie et environnement

Joseph Dellatte a rejoint l’Institut Montaigne en 2022 en tant que Research Fellow climat, énergie et environnement au sein du programme Asie. Ses thématiques de recherche incluent la gouvernance internationale des politiques climatiques, la tarification du carbone, la liaison internationale des systèmes d'échange de droits d'émission, et les obstacles politiques au développement de la tarification du carbone en Asie.

Pierre Pinhas
Chargé de projets - programme Asie

Pierre Pinhas est responsable de la publication trimestrielle China Trends qui cherche à comprendre la Chine en s’appuyant sur des sources en langue chinoise. Il est diplômé d'un double master entre l'École d’affaires publiques de Sciences Po et la School of International Relations and Public Affairs de l’Université de Fudan.

Michal Meidan
Responsable du China Energy Research de l’Oxford Institute for Energy Studies (OIES).

Michal Meidan est la responsable du China Energy Research de l’Oxford Institute for Energy Studies (OIES).

Andrea Ghiselli
Professeur adjoint à la School of International Relations and Public Affairs de l’université de Fudan

Andrea Ghiselli est professeur adjoint à la School of International Relations and Public Affairs de l’université de Fudan.

Introduction - François Godement
Au-delà du pétrole : un partenariat énergétique en expansion - Joseph Dellatte et Pierre Pinhas
Une nouvelle équation économique ? - Michal Meidan
Sécurité au Moyen-Orient : la Chine change d’approche - Andrea Ghiselli

À propos

China Trends est une publication trimestrielle en anglais du programme Asie de l’Institut Montaigne. Chaque numéro est consacré à un thème unique et cherche à comprendre la Chine en s’appuyant sur des sources en langue chinoise. À une époque où la Chine structure souvent l’agenda des discussions internationales, un retour aux sources de la langue chinoise et des débats politiques - lorsqu’ils existent - permet une compréhension plus fine des logiques qui sous-tendent les choix de politiques publiques de la Chine.

François Godement, Conseiller spécial et Resident Senior Fellow - Asie et États-Unis

Les symboles ont parfois, à tort ou à raison, plus de résonance que les faits. La diplomatie publique articulée par la Chine autour de la promesse de développement économique après la "médiation" chinoise entre l’Arabie saoudite et l’Iran a donné lieu à une vertigineuse série de visites et d’initiatives formulées selon les codes de sa propagande. Ces initiatives sont donc reliées par leurs éléments de langage aux divers grands projets que la Chine offre au monde – y compris ce que le quotidien officiel Global Times qualifie désormais de "Xivilisation". Tout ceci est aussi mis en valeur par le discours ambiant sur le vide laissé au Moyen-Orient par une perte supposée d’intérêt stratégique américain et par l’influence limitée dont l’Europe dispose.

Les experts chinois s’écartent progressivement de leur défense d’une posture de non-implication dans les nombreux conflits de la région.

Il est tentant de déduire de ce déploiement de visites et de rhétorique que la Chine est en passe de devenir la grande puissance de référence au Moyen-Orient. De fait, les experts chinois s’écartent progressivement de leur défense d’une posture de non-implication dans les nombreux conflits de la région, d’une Chine se contentant de tendre la main à l’ensemble des parties impliquées. Ils adoptent aujourd’hui un discours de promotion d’un rôle plus important pour la Chine dans la géopolitique de la région, et non plus seulement dans sa dimension géoéconomique.

Pendant de nombreuses années, avant 2019, l’on pouvait entendre lors de dialogues de diplomatie parallèle conduits par l’Institut chinois des relations internationales contemporaines (le CICIR, principal think tank géopolitique chinois, affilié au ministère de la Sécurité de l'État) des petites phrases comme "quiconque prendra le chemin de Damas, nous traiterons avec celui-ci" à propos de la guerre civile syrienne ou des messages adressés à l’Occident, que l’on pouvait résumer ainsi :"vous l’avez cassé, à vous de le réparer" (you broke it, you fix it).

Le Yémen était lui traité par la Chine sous l’angle d’une société chaotique, avec pour preuve un nombre d’armes à feu par habitant parmi les plus élevés au monde – le ratio chinois étant l’un des plus bas. Le cas d’Israël, pays avec lequel la Chine avait tissé une relation commerciale d’autant plus impressionnante qu’elle ne reposait pas sur l’énergie mais sur les technologies, faisait l’objet d’un partenariat silencieux. Lorsque des travailleurs immigrés chinois ont été les victimes de tirs de roquettes lancés depuis Gaza, la Chine, d’habitude si prompte à mettre l’accent sur la sécurité de ses citoyens à l’étranger, est restée muette. Même jusqu’à récemment, les multiples accords en matière d’énergie et d’infrastructures de transport conclus par la Chine avec l’Irak étaient appréhendés selon une logique strictement commerciale, les entreprises chinoises s’en retirant dès l’achèvement de chaque projet.

Et pourtant, l’une de ces mêmes voix du CICIR, Niu Xinchun, directeur de l’Institute of Middle East Studies, met désormais en avant les “valeurs communes et les intérêts communs” de la Chine avec le monde arabe et annonce l’avènement d’une "nouvelle ère sans précédent".

La non-intervention chinoise avait deux exceptions majeures : le soutien apporté par la Chine à certains mouvements de libération nationale – au premier rang desquels le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) à partir de 1955, jusqu’à aujourd’hui avec le parti palestinien Fatah (la Chine ayant reconnu l’État palestinien dès 1988) et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), cela tout au long de l’histoire de la conférence afro-asiatique et du mouvement des non-alignés. La seconde exception, plus significative, résidait dans les ventes d’armes chinoises. Ces ventes d’armes étaient pratiquées sans discrimination : vente de missiles balistiques à portée intermédiaire à l’Arabie saoudite au début des années 1980, livraison massive d’armes à l’Iran du temps de la guerre Iran-Irak – y compris des missiles anti-navires Silkworm, dont une copie iranienne a été tirée contre un navire de guerre israélien en 2006. Pourtant, malgré cet œcuménisme dans ses ventes, la Chine a appris à observer des lignes rouges – par exemple, ne pas livrer de missiles balistiques à la Syrie, et plafonner ses ventes à destination de l’Iran, y compris récemment pour les drones. Face à des partenaires davantage prévisibles, à l’image de l’Arabie saoudite, la Chine va aujourd’hui plus loin, en établissant des sites de production de drones et en transférant des éléments de technologie propre aux missiles.

De cette époque, deux aspects ont subsisté. Le premier réside dans le jeu des accusations : ainsi, les États-Unis et l’Occident au sens large sont responsables de tous les maux du Moyen-Orient. Le second concerne la tendance chinoise à se présenter comme un partenaire neutre, et donc impartial. C’est sur ces deux fondements que s’appuient les initiatives de la Chine pour répondre aux crises. Cela passe par des plans de paix remarquablement vagues, et par-dessus tout par l’annonce d’un développement futur reposant sur une "vague de réconciliation" (和解潮).

Mais dans les faits, le bilan de la Chine en tant que porteuse de paix est bien plus modeste, et les solutions qu’elle brandit ne sont pas toujours exemptes de parti pris. Prenons l’exemple de la "médiation" (调解) chinoise entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Des discussions entre les deux pays se tenaient déjà depuis longtemps à Bagdad, avant d’être interrompues par un changement de gouvernement en Irak. Si Pékin est apparu comme un lieu de pourparlers envisageable, ce fut pour des raisons essentiellement négatives : il était impensable pour l’Iran d’accepter les bons offices du "Grand Satan" américain, ou ceux de son auxiliaire plus faible qu’est l’Europe. Le prince héritier saoudien avait pris ses distances avec l’Amérique depuis l’assassinat de Jamal Khashoggi. L’Arabie saoudite a longtemps orchestré un rapprochement avec la Russie, marraine de l’Iran, sur le fondement d’un intérêt partagé autour du prix du pétrole : or l’accord trouvé avec Moscou est en train de tomber à l’eau, et la Chine en tire parti en étant désormais le premier importateur du pétrole russe.

Dans le sillage de ces pourparlers réussis sous l’égide de Pékin, l’envoyé spécial chinois pour le Moyen-Orient – un poste officiel qui existe depuis 2002 et n’a jamais produit de résultat concret – est allé en grande pompe en Israël et a également rencontré Mahmoud Abbas, muni d’un nouveau plan de paix. Ce dernier reprend en fait les éléments tirés de propositions faites par la Chine par le passé, avec l’ambition mise en valeur de promouvoir la "réconciliation intra-palestinienne", donc avec le Hamas et le Fatah. En même temps, la Chine reçoit  le soutien de l’Autorité nationale palestinienne et celui de la Ligue arabe sur chacun des dossiers qui comptent à ses yeux, y compris sur le Xinjiang. Le plan de paix qu’agite la Chine pour la Palestine a donc quelque chose en commun avec sa proposition en douze points mise en avant pour résoudre la "crise ukrainienne" : il est aussi partial sur le fond que neutre dans la forme.

Les vrais atouts de la Chine sont ailleurs. Ils résident dans l’attraction commerciale et technologique qu’elle exerce de manière croissante sur toutes les parties. Il est par conséquent impossible d’ignorer une Chine devenue partenaire incontournable, et qui a la capacité de récompenser comme de punir. Il est révélateur que le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou soit sur le point d’entreprendre un voyage à Pékin. Israël est contraint de trouver un point d’équilibre entre ses intérêts de sécurité, sa relation avec les États-Unis, et ses relations commerciales avec la Chine ainsi que, de plus en plus, le pouvoir de nuisance de cette dernière.

Les vrais atouts de la Chine sont ailleurs. Ils résident dans l’attraction commerciale et technologique qu’elle exerce de manière croissante sur toutes les parties.

L’accent mis dans les discours publics chinois sur le développement comme pierre angulaire de la résolution des crises ne trouve pas de traduction substantielle en matière d’assistance (l’aide consentie par les États-Unis au profit de la Palestine équivaut à 500 fois l’aide chinoise). Au lieu de cela, la Chine est parvenue à tirer parti de sa dépendance au pétrole moyen-oriental ainsi que de son déficit commercial en les transformant en un effort d’exportation en sens inverse, avec désormais des investissements financés par la région elle-même. On est loin du modèle des Nouvelles routes de la soie récemment décliné pour le cas de l’Irak, dans le cadre duquel les prêts chinois financent les projets locaux chinois. À l’apogée de la vague des investissements directs étrangers chinois qui ont pénétré l’Europe, les entreprises chinoises avaient tiré parti du marché financier de la zone euro et de ses taux d’intérêt bas.

Aujourd'hui, la Chine, elle-même la plus grande détentrice de réserves de devises étrangères au niveau mondial, met à profit ses abondants achats énergétiques auprès de l'Arabie saoudite pour lancer une multitude de mégaprojets avec l’argent saoudien, allant des infrastructures au numérique, en passant par l'armement, les énergies alternatives et d’autres industries qui lieront le royaume à la Chine dans l'ère de l'après-pétrole. Cette nouvelle réalité opère d’ores et déjà un rééquilibrage de la relation économique entre les deux pays ; des accords comparables seront bientôt trouvés avec les pays du Golfe. Caixin, magazine économique de référence en Chine, souligne que si les investisseurs du Moyen-Orient s’associent aujourd’hui à des entreprises chinoises, c’est tout autant pour l’émergence de projets locaux que pour l’accès au marché chinois.

Cet élan économique a déjà des implications géopolitiques palpables : les États de la région affluent en masse vers l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), et parmi eux la Turquie, membre de l’OTAN. Il a aussi abouti à une évolution qui reste difficilement crédible : en mai 2023, les Émirats arabes unis se sont retirés de l’Alliance de Sécurité maritime au Moyen-Orient (Middle East Maritime Security Alliance) menée par les États-Unis. L’annonce émiratie suivait d’ailleurs de près une déclaration faite par l’Iran, qui annonçait la formation d’une "alliance navale" avec les États membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG). En juin, le commandant de la marine iranienne affirmait quant à lui que la coalition trilatérale navale formée par l’Iran, la Russie et la Chine, qui se traduit notamment par des exercices conjoints annuels, progressait. Les prétentions iraniennes sont sans doute excessives, tant il est peu probable que la région partage sa sécurité dans le Golfe avec l’Iran. Mais l’absence de démenti suggère une tendance nouvelle, combinant la dépendance réelle et persistante vis-à-vis des forces américaines à des actions de rééquilibrage diplomatique conçues pour réduire les risques.

La Chine dispose, dans ce contexte, de leviers considérables. Grâce à l’effet des sanctions occidentales ciblant l’énergie, la Chine multiplie ses achats de pétrole et de GNL russes à bas prix. Début 2023, la Russie est devenue le premier fournisseur de pétrole de la Chine : en même temps qu’elle gagne une influence conséquente au Moyen-Orient, la Chine peut ainsi atténuer, grâce aux ressources russes, ses propres risques en matière d’approvisionnement énergétique. Il en découle que bien qu’elle ne soit pas, à la différence des États-Unis, dans une situation d’autosuffisance énergétique, la Chine a aujourd’hui à sa disposition plus d’options d’approvisionnement que l’Europe ou le Japon.

Il nous faut voir la vérité en face. Bien sûr, il faut toujours regarder les faits derrière le nuage de mots qu’emploie la diplomatie chinoise – ce que les Chinois résument par la notion de "pouvoir discursif" – appliquée au Moyen-Orient. Mais nous devons aussi prendre la mesure de ces avertissements : les coups d’éclat de sa diplomatie publique sont le signe d’une capacité d’influence grandissante.

Au-delà du pétrole : un partenariat énergétique en expansion

Un Moyen-Orient important les technologies chinoises pour le secteur du renouvelable, et une Chine achetant la production moyen-orientale d’énergie renouvelable : cette tendance dans la coopération énergétique Chine - Moyen-Orient peut-elle constituer la nouvelle donne de leur partenariat ? Deux membres du programme Asie de l’Institut Montaigne, Joseph Dellatte (expert résident climat, énergie et environnement) et Pierre Pinhas (chargé de projets), décrivent la place croissante des énergies renouvelables dans les relations Chine - Moyen-Orient. Sans ignorer les particularités de leurs transitions énergétiques respectives, les experts chinois aiment à souligner combien les stratégies de la Chine et du Moyen-Orient sont complémentaires au-delà des énergies fossiles.

Une nouvelle équation économique ?

Le recul américain au Moyen-Orient ouvre la voie à une présence économique chinoise plus profonde et diversifiée dans la région. Michal Meidan, responsable du China Energy Research de l’Oxford Institute for Energy Studies (OIES), met en évidence combien les priorités de la Chine ont évolué. Pékin a d’abord cherché à équilibrer la balance commerciale, avant que les échanges économiques se développent à travers les Nouvelles routes de la soie. À lire les commentateurs chinois, on sent un vif intérêt pour ces opportunités économiques, en particulier dans le numérique et en matière d’infrastructures. Une Chine plus présente dans l’économie moyen-orientale aura-t-elle davantage tendance à y chercher un rôle de médiateur diplomatique ?  Les observateurs chinois estiment que le défi de la stabilité des chaînes d’approvisionnement est une invitation à faire preuve de prudence.

Sécurité au Moyen-Orient : la Chine change d’approche

L’annonce à Pékin du rétablissement des relations diplomatiques entre l'Iran et l'Arabie saoudite a été un coup d'éclat pour la politique étrangère chinoise. Habituellement réticente à s’impliquer dans la sécurité du Moyen-Orient, la diplomatie chinoise vient-elle de connaître une rupture radicale ? Andrea Ghiselli, professeur adjoint à la School of International Relations and Public Affairs de l’université de Fudan, considère qu’elle entre bien dans une nouvelle phase, sans pour autant s’être transformée du jour en lendemain en une puissance médiatrice. Les commentateurs chinois décrivent avec enthousiasme la médiation comme dynamisant la position internationale de la Chine et comme un outil faisant correspondre son influence internationale à sa puissance réelle. Cet engouement n’empêche pas pour autant l’expression de doutes. Les analystes chinois ont ainsi conscience des limites et des coûts possibles d’un activisme chinois plus marqué dans les affaires du Moyen-Orient.

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