Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
12/06/2023

Ukraine, sommes-nous en 1915 ou en 1953 ?

Ukraine, sommes-nous en 1915 ou en 1953 ?
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Chaque semaine, Dominique Moïsi, conseiller géopolitique de l'Institut Montaigne, partage ses réflexions sur les grands enjeux politiques qui structurent l'actualité internationale. Ce lundi, à l'orée de la contre-offensive ukrainienne, il se penche sur la destruction du barrage de Kakhovka et ses implications pour le devenir de la guerre.

En 1672, lors de la guerre de Dévolution, les Pays-Bas avaient choisi d'ouvrir leurs écluses pour freiner, non sans succès, l'avancée des troupes françaises.

Plus les jours passent, plus il apparaît plausible, sinon probable, que la Russie de Poutine se soit inspirée du choix fait par les Pays-Bas au XVIIe siècle. Mais il existe entre les deux événements des différences majeures. Les Pays-Bas noyaient leurs terres afin de les "protéger" de l'envahisseur français. Poutine choisit de noyer ses récentes conquêtes territoriales en Ukraine, comme un enfant dirait d'un jouet qu'il s'apprête à détruire : "S'il n'est pas à moi, il ne sera à personne.".

Et surtout, dans l'univers globalisé et toujours plus fragile qui est le nôtre, à l'heure du réchauffement climatique et de ses conséquences hydrauliques et alimentaires, on peut légitimement accuser la Russie d'avoir commis un écocide, un crime contre la nature, qui risque d'avoir des conséquences à court, à moyen, sinon à long terme. Face à ce qui n'est sans doute que le préambule de la contre-offensive tant attendue des Ukrainiens, la Russie - incertaine des qualités de son armée - a choisi l'arme de l'eau. Tout comme en 1812, le Maréchal Koutouzov - commandant en chef des armées russes - avait choisi l'arme du feu, pour freiner l'avancée de la Grande Armée de Napoléon.

Jusqu'où Poutine peut-il aller ?

Ce dernier épisode particulièrement dramatique de la guerre en Ukraine peut conduire à tous les questionnements. Si Poutine n'a pas hésité, pour freiner un début de contre-offensive ukrainienne, à faire sauter l'important barrage de Kakhovka, et ce en dépit de sa relative proximité avec la centrale nucléaire de Zaporijjia, jusqu'où sera-t-il prêt à aller pour éviter la défaite de son armée ? Jusqu'à briser le tabou de l'utilisation de l'arme nucléaire ?

On peut tirer deux conclusions radicalement opposées de cet épisode tragique. La première consisterait à dire qu'il est urgent de mettre fin à un processus d'escalade qui peut mener cette région, sinon le monde, à la catastrophe. Ne convient-il pas d'imposer aux belligérants une armistice, avant qu'il ne soit trop tard ? La seconde conclusion - plus proche de la réflexion de l'auteur de ces lignes - consiste à réaffirmer que l'on doit tout faire pour résister aux provocations et chantages toujours plus irresponsables du maître du Kremlin.

Lucidité et réalisme

Ne pas prendre ses menaces à la légère, ne pas céder à la peur : entre ces deux impératifs, la voie est étroite. Mais allons à l'essentiel : soutenir l'Ukraine avec la détermination la plus grande est, aujourd'hui comme hier, le seul choix possible, celui que dictent tout à la fois l'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité. Mais un tel choix suppose aussi lucidité et réalisme.

En Ukraine, après seize mois de guerre, tous les scénarios sont encore ouverts, même si certains le sont plus que d'autres. Le scénario le plus improbable est celui d'une victoire russe. Moscou a pu certes apprendre, à la marge de ses échecs cuisants au début du conflit, depuis son incapacité à s'emparer de Kiev dans les premiers jours de l'invasion, à celle d'empêcher le succès des contre-attaques ukrainiennes au début de l'automne 2022.

Mais l'équilibre des volontés et des motivations, sinon lentement celui des armements, joue en faveur des Ukrainiens. Et ce, même si la Russie est seize fois plus grande géographiquement, et plus de trois fois plus peuplée démographiquement que l'Ukraine. Les attaques sur le territoire russe, via des milices russes ou des drones ukrainiens, ne semblent pas modifier en profondeur les rapports des motivations entre les deux pays. Les Ukrainiens savent bien que s'ils perdaient la guerre, ils n'existeraient plus comme pays indépendant. Pour les Russes, la défaite signifie simplement la fin de Poutine, et pas celle de la Russie.

Le soutien de la Chine

Mais l'Ukraine, de son côté, est-elle capable de l'emporter clairement et de récupérer ainsi tous les territoires dont la Russie s'est emparée depuis 2022, sinon 2014 ? La réponse est loin d'être évidente. Face à un adversaire qui a eu tout le temps de consolider ses positions défensives, l'attaquant doit disposer d'une incontestable supériorité, quantitative et qualitative. Ce qui n'est peut-être pas le cas de l'Ukraine. À moins, bien sûr, - ce que l'on ne peut que souhaiter - qu'une percée décisive de Kiev sur un front entraîne l'effondrement de l'ensemble des lignes de défense russe. Scénario possible, mais loin d'être certain.

Poutine fera tout pour éviter une humiliante défaite qui signifierait sans doute sa perte du pouvoir, sinon de sa vie même. Le maître du Kremlin compte de manière ultime sur le soutien d'une Chine qui veut avant tout éviter l'humiliation de son allié principal. Si un régime autoritaire est défait par une démocratie, ce n'est pas un bon signe pour Pékin, dans son épreuve de volonté avec Taïwan. Mais la Chine n'est pas prête pour autant à laisser Poutine s'engager dans une escalade irresponsable qui irait jusqu'à l'utilisation, même sur une très faible échelle, de l'arme nucléaire tactique.

La paix par l'épuisement

Une Russie qui ne peut vaincre, une Ukraine qui ne peut - peut-être pas - clairement l'emporter, le scénario le plus probable, serait-il, à plus ou moins long terme, celui de la paix par l'épuisement ?

Autrement dit, sommes-nous en ce moment plus proches de 1915 et du début de la Première Guerre mondiale, ou de 1953 et de l'armistice en Corée qui dure jusqu'à ce jour ?

Comment expliquer à l'Ukraine qu'elle devra peut-être accepter des concessions territoriales, alors même qu'elle n'a pas été seulement agressée, mais martyrisée par un adversaire qui s'est livré à une accumulation de crimes de guerre, sinon de crimes contre l'humanité ? Même des garanties de sécurité immédiate - qui prépareront l'entrée de l'Ukraine dans l'Otan et l'Union européenne - même une aide à la reconstruction du pays qui serait l'équivalent, par son ampleur et sa durée, de ce que fût le plan Marshall au lendemain de la seconde guerre mondiale, paraîtront très insuffisants. Convient-il de brandir à l'égard de l'Ukraine, à côté des carottes sécuritaires et économiques, un bâton en forme d'avertissement et d'agiter la menace d'une victoire d'un républicain à la fibre isolationniste aux élections présidentielles américaines de 2024 ? Un tel avertissement serait très prématuré.

 

Avec l'aimable participation des Échos le 11/06/2023

Copyright Image : ALEKSEY FILIPPOV / AFP

Les forces de sécurité ukrainiennes transportent des habitants dans un bateau lors de l'évacuation d'une zone inondée à Kherson, le 7 juin 2023, à la suite des dommages subis par le barrage de la centrale hydroélectrique de Kakhovka. Le 7 juin, l'Ukraine évacuait des milliers de personnes après l'attaque d'un important barrage tenu par les Russes, qui a déclenché un torrent d'eau, inondant deux douzaines de villages et suscitant la crainte d'une catastrophe humanitaire.

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne