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21/09/2016

[Tribune] L'incontournable axe Paris-Londres en matière de défense

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[Tribune] L'incontournable axe Paris-Londres en matière de défense
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Un article publié dans Les Echos.

Si les djihadistes ont fait de l'Europe une cible privilégiée, c'est parce qu'ils voient en elle la partie la plus vulnérable de l'Occident. La renforcer ne peut passer que par les deux pays les plus puissants sur le plan militaire.

« La politique de défense de l'Europe doit être enfin lancée. Ce n'est qu'ensemble que nous serons incontournables. » Dans son discours sur l'état de l'Union 2016, à la veille du sommet de Bratislava, Jean-Claude Juncker a mis l'accent sur une problématique rendue plus urgente encore par le vote des Britanniques en faveur du Brexit.

Désormais, au sein de l'Union, la France est le seul membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, la seule puissance nucléaire, le seul pays à avoir une tradition d'intervention militaire, bref, la seule nation à penser sa défense à travers les trois termes de « projection », « protection » et « dissuasion ». Le départ de la Grande-Bretagne peut certes favoriser un rapprochement entre Paris et Berlin en matière de politique d'armement, permettre que des chars allemands soient fabriqués en France et des canons français en Allemagne. Mais, et c'est là l'essentiel, en matière de défense il n'existe pas de substitut à la relation bilatérale franco-britannique.

Pour des raisons culturelles profondes, l'intergouvernemental apparaît comme un horizon indépassable lorsqu'il s'agit de défense européenne. Il n'y a pas, il n'y aura pas et il ne peut pas y avoir entre la France et l'Allemagne l'équivalent de ce que sont les accords de Lancaster House signés entre la France et la Grande-Bretagne en 2010. Certes, par étapes, l'Allemagne transcende lentement ses barrières mentales, produit d'un réflexe de « plus jamais ça » après 1945. La République fédérale envisage même le rétablissement du service militaire obligatoire. On peut d'ailleurs penser que, si Berlin et Paris annonçaient simultanément le rétablissement du service militaire obligatoire dans leur pays respectifs, cela constituerait un geste symbolique fort. Mais il s'agirait d'une décision s'inscrivant bien davantage sous le chapitre de l'éducation que sous celui de la défense. Ce serait un choix dont l'impact symbolique bien réel ne suffirait pas à compenser le coût économique élevé et sans doute inacceptable, en tout cas pour la France, alors même qu'elle doit faire face à la nécessité de mettre à jour sa dissuasion nucléaire.

L'évolution et la diversification des menaces, de la guerre froide à aujourd'hui, rendent une défense européenne plus nécessaire, mais aussi plus difficile. En effet, en dehors de la France et de la Grande-Bretagne, qui est capable et désireux en Europe de « projeter » des troupes en Afrique ou au Moyen-Orient de manière significative? Il y a des efforts qui peuvent être accomplis en commun : le décryptage des messages qui transitent sur Internet, par exemple. Si les Alliés ont réussi à casser les codes allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, il n'y a pas de raison que les démocraties ne puissent faire de même aujourd'hui face aux réseaux terroristes.

Une meilleure collaboration entre services de renseignements à l'intérieur même des pays qui sont la cible des terroristes, tout autant qu'entre eux, ne passe pas nécessairement par plus d'intégration européenne : un effort intergouvernemental plus rigoureux peut y suffire.
La vague d'attentats terroristes en France a suscité un élan patriotique comme notre pays n'en avait pas connu depuis fort longtemps. Mais il est clair que les drapeaux qui circulent dans les écoles, ceux que l'on suspend à ses fenêtres comme un signe de résilience, sont tricolores et pas européens. De fait l'évolution de la menace ne joue pas en faveur du projet européen, mais de l'identité nationale. Face au djihad, il y a sans doute plus de France, plus d'Allemagne, plus d'Italie, plus de Belgique, mais y a-t-il plus d'Europe ?

Depuis les années 1970, toutes les études d'opinion publique montrent que c'est en matière de défense et de sécurité que les citoyens européens veulent le plus d'Europe. Evoquez une « armée européenne » et vous recueillez un large consensus. Mais il s'agit très largement d'un voeu pieux, ou pis encore pour certains pays, où l'Europe est devenue un alibi pour en faire toujours moins sur le plan national. L'enthousiasme pour l'armée européenne est loin de se traduire au niveau des nations sur le plan budgétaire. Même la France ne consacre qu'un peu plus de 1,5 % de son PIB à la défense et 0,7 % à sa sécurité intérieure : des montants qui doivent être comparés aux 34 % consacrés aux transferts sociaux. Et notre pays est, en matière de défense et de sécurité, l'un des meilleurs, sinon le meilleur élève de la classe européenne.

Si les djihadistes aux abois en Irak et en Syrie ont fait de l'Europe une cible privilégiée, c'est parce qu'ils voient en elle la partie la plus vulnérable de l'Occident. Si la Russie de Poutine avance ses pions avec autant d'audace à l'est de l'Europe, c'est aussi parce qu'elle la perçoit comme faible et minée de l'intérieur par la force grandissante de ses populismes. Dire aux Européens, comme vient de le faire le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, qu'ils ont besoin d'un effort de défense européenne est louable, mais risque fort d'apparaître à nouveau comme de simples « paroles verbales ».

Parce que son environnement est toujours plus dangereux, parce qu'elle se trouve en première ligne face à des défis qui se multiplient, s'approfondissent et se diversifient, l'Europe n'en devient pas pour autant « plus européenne ». C'est même l'inverse qui se produit. Nous ne sommes pas revenus à une logique du chacun pour soi. Mais nous n'en sommes plus très loin.

Dans ce contexte, il ne s'agit pas de punir la Grande-Bretagne pour ce qu'elle a osé faire, quitter l'Union (elle s'est déjà assez punie elle-même), mais bien au contraire de préserver ce qui peut l'être. Brexit ou pas, en matière de défense, la relation entre Paris et Londres est incontournable et indépassable.

Dominique Moïsi

Professeur au King's College de Londres, Dominique Moïsi est conseiller spécial de l'Institut Montaigne.


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