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04/02/2015

Temps de travail, loi Macron, rôle de l’école : Interview de Laurent Bigorgne dans le grand journal de BFM Business

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Quel a été l'effet des 35h sur la société française ? Sont-elles soutenables dans la fonction publique ? Comment prévoir l'impact de la future loi Macron dans l'économie ? Quel doit être le rôle de l'école aujourd'hui ? Une réallocation des moyens vers le primaire est-elle nécessaire ?

Le 3 février, Laurent Bigorgne, directeur de l'Institut Montaigne répondait aux questions d'Hedwige Chevrillon sur le plateau du Grand Journal sur BFM Business.

Hedwige Chevrillon : un grand journal avec Raymond Soubie, président d’Alixio, et Laurent Bigorgne, directeur de l’Institut Montaigne. On va parler de la loi Macron, on va parler d’éducation : il y avait aujourd’hui un mouvement de grève lancé par la FSU, un grand  mouvement fédérateur qui n’a pas rencontré de succès : est-ce une étape, y a-t-il des  progrès à faire dans l’éducation ?
Mais tout d’abord, dimanche, c’était les 15 ans des 35 heures : quel est votre jugement à l’Institut Montaigne, think tank plutôt libéral ?

Laurent Bigorgne :
On a publié un rapport en décembre dernier, au moment même où le parlement rendait aussi un rapport, une mission d’enquête parlementaire, sur l’effet des 35 heures.
Je ne vais pas faire de percée conceptuelle. On estime que les 35 heures ont été un moment difficile, et cela reste, à travers son ombre portée, quelque chose de très difficile pour la compétitivité de l’économie française : cela a des incidences économiques, sociales et culturelles ; cela a désorganisé un certain nombre de nos services publics, notamment à l’hôpital, et pas seulement.

Hedwige Chevrillon : On a l’impression que c’est essentiellement le cas dans la fonction publique, mais beaucoup d’entreprises disent avoir obtenu des choses en contrepartie des 35 heures ?

Laurent Bigorgne : Les entreprises s’adaptent, mais la question est de savoir si elles ont la taille pour s’adapter, si elles ont la profondeur de marché, les marges qu’il faut pour s’adapter ? Certaines ont pu le faire mais d’autres pas.
Objectivement, ce qui m’inquiète le plus, et notre rapport de décembre le précise bien, c’est la grande  divergence qui existe, avec d’un côté la fonction publique territoriale, où l’on n’est pas sérieux sur le phénomène du temps de travail : j’ai en tête l’absentéisme, j’ai en tête les journées de congés payés qui sont bien plus importante que partout ailleurs dans la fonction publique … Et de l’autre côté, les petites entreprises où l’on travaille le plus. Cette grande divergence n’est pas assumable, et elle se visse sur les 35 heures et sur l’âge de la retraite.

Hedwige Chevrillon :
Faut-il supprimer les 35 heures ?

Laurent Bigorgne :
Je ne vais pas tirer de plan sur la comète, mais le régime des 35 heures dans les 3 fonctions publiques (État, hospitalière, territoriale) n’est pas tenable dans la durée, et n’est pas conciliable avec la qualité des services publics et l’équation budgétaire dans laquelle on se trouve.

Hedwige Chevrillon : Raymond Soubie, pourquoi n’avez pas supprimé les 35 heures quand vous étiez à l’Élysée ?

Raymond Soubie : On a quasiment supprimé les 35 heures. Dans une loi de 2008, on a fait sauter les contingents d’heures supplémentaires. Il y avait deux dispositions dans les lois Aubry : vous aviez le calcul du point de départ des heures supplémentaires à partir de 35 heures, et vous aviez les contingents d’heures supplémentaires, les entreprises ne peuvent avoir une durée réelle du travail au-delà des contingents.
La loi de 2008, faite contre les partenaires sociaux, y compris Mme Parisot, a fait sauter les contingents d’heures supplémentaires donc aujourd’hui les entreprises peuvent parfaitement avoir une durée réelle du travail supérieure à 35 heures.

Hedwige Chevrillon :
Cela n’aurait-il pas été beaucoup plus simple de supprimer les 35 heures ?

Raymond Soubie : Vous parlez des 35 heures : mais si vous parlez de la durée réelle du travail, elle n’est pas à 35 heures ; si vous parlez du plafonnement des heures supplémentaires, elles ne sont pas plafonnées, on les a fait sauter en 2008. Ce qui reste des 35 heures, c’est le point de départ du calcul des heures supplémentaires, qui part de 35 heures. En vérité, si comme le disent certains, on renvoie à l’entreprise le soin de fixer un autre seuil, je ne crois pas aujourd’hui que les entreprises engageront des discussions sur ce sujet, car elles considèrent que le coût salarial marginal résultant de cela est inférieur au coût que représenteraient les mesures qu’elles devraient donner en compensation.
Donc les 35 heures dans le secteur public c’est totalement anormal, mais ce n’est pas uniquement un problème de 35 heures ; c’est un problème de laxisme des autorités publiques sur ce sujet et sur d’autres sujets.

Laurent Bigorgne :
Sur les 35 heures, deux choses : en 2008 les entreprises se saisissent peu des dispositifs nouveaux car certaines ne voulaient pas renégocier ou remettre le doigt dans quelque chose d’extrêmement traumatisant. Les grands brûlés des 35 heures, c’est les DRH traumatisés, qui ont dû négocier à un moment ou à un autre !  Deuxième élément,  c’est arrivé à un moment où l’activité économique diminuait : quand l’activité économique descend, la motivation à aller chercher davantage de travail n’est pas considérable.
Ce qui est clair c’est qu’on ne fera pas les 35 heures à l’envers : ce serait tout aussi catastrophique que de l’avoir fait dans un sens. Si demain on veut défaire, si on veut détricoter les 35 heures, et je pense que ce sera vrai de beaucoup de dispositions qui organisent aujourd’hui la vie sociale et la vie au travail, il faudra rendre le pouvoir aux entreprises.
Je regardais tout à l’heure votre reportage sur la CGT : on voit  que les syndicats ont pris l’habitude de se comporter comme des organismes politiques. On s’en moque, pardonnez-moi, on s’en fout ! Le sujet c’est, dans les PME, TPE, ETI, sur les sites de production, de retrouver une capacité de dialogue et de négociation entreprise par entreprise : c’est là que ces grandes questions doivent se déterminer.

Hedwige Chevrillon : Quel est le montant des aides versées aux entreprises du secteur privé du fait des 35 heures ? 50 milliards d’euros ?

Raymond Soubie :
Le coût des 35 heures s’élève à 12-14 milliards d’euros, car le gouvernement de l’époque a décidé de mettre en place une compensation.
Si demain on dit aux entreprises : "vous avez le droit par accord de modifier le point de départ des heures supplémentaires mais en échange on vous supprime ces compensations", c’est la révolution chez les chefs d’entreprise !

Laurent Bigorgne : En décembre la  mission parlementaire sur les 35 heures a estimé que les 35 heures avaient créé 300 000 emplois. Or il faut être très précis, ce qui a créé de l’emploi, ce n’est pas les 35 heures, c’est les allégements de charges ! C’est très malhonnête de dire que les 35 heures ont créé du travail quand ce sont les allégements de charge. Cela nous renvoie à quoi ? Cela renvoie au fait que les 35 heures ont augmenté le coût du travail chez les moins qualifiés et ont été une trappe à chômage supplémentaire.

Hedwige Chevrillon :
Pour aborder le sujet de la loi Macron, Emmanuel Macron dit avoir consulté des think tanks pour mesurer l’impact de sa loi sur la croissance : Thierry Mandon dit que c’est formidable, qu’il faut faire comme ça !

Laurent Bigorgne : Sur la méthode je rends grâce à Emmanuel Macron : il parle vrai, il n’a pas peur de nommer les choses, c’est un tout petit peu salutaire ! Il demande aux think tanks de tous les horizons de venir analyser de l’impact de la loi : s’il s’agit de voir l’impact de la loi, nous devons attendre que la loi soit votée, et d’en voir bien les contours, ensuite nous ferons notre travail. Il est allé un peu vite, mais objectivement, et comme je le dis à tous mes collègues dans les autres think tanks, c’est la première fois qu’un ministre nous demande de faire ça, faisons-le !

Hedwige Chevrillon : Bercy n’a pas apprécié : "nous faisons l’impact d’impact d’une loi" disent-ils. Raymond Soubie, c’est une bonne idée cette loi ?

Raymond Soubie : C’est une bonne idée, mais c’est une loi qui ne va pas assez loin : cependant, un premier pas vaut mieux que l’immobilisme.

Laurent Bigorgne  : Mais bien sûr, tout le monde le sait.

Emmanuel Lechypre : J’apprends pour la première fois que Bercy fait des études d’impact sur les lois!

Laurent Bigorgne : Ils aident le parlement à les faire.

Emmanuel Lechypre : Dans le classement de la Commission européenne sur le calcul économique qui est fait pour mesurer l’impact des lois, on était les derniers de toute l’Europe juste avant la Grèce, si mes souvenirs sont bons

Laurent Bigorgne : C’est dire…

Hedwige Chevrillon : Laurent Bigorgne, vous y croyez à cette loi fourre-tout, à cette loi Macron ?

Laurent Bigorgne : On va tout prendre : la situation est tellement bloquée, on prendra tout. Si la loi Macron permet à Emmanuel Macron, au gouvernement d’aller plus loin, on prend. Si effectivement c’est un aboutissement, objectivement, j’aurais eu tort d’avoir signé l’appel. Mais je veux croire qu’on peut encore faire des choses avant la prochaine présidentielle, sinon c’est à désespérer.

Hedwige Chevrillon :
Raymond Soubie, vous n’avez pas signé l’appel ?

Raymond Soubie : Je n’ai pas reçu d’appel donc je ne l’ai pas signé ! Ce qui me frappe sur la loi Macron c’est la réaction de Français qui sont d’accord sur la loi sans même savoir ce qu’il y a dedans. Il faut être très fort pour savoir ce qu’il y a dedans : or ils sont pour ! Donc les Français ne sont pas hostiles par principe au mouvement de réforme, c’est le point central que je retire de cette histoire, ainsi que le courage d’Emmanuel Macron d’avoir fait quelques pas.

Hedwige Chevrillon : Débat sur l’éducation : Najat Vallaud-Belkacem a dit qu’il fallait arrêter avec le redoublement, et on voit que les parents sont favorables au redoublement !

Laurent Bigorgne : Mais peu importe ! Les Français étaient favorables à la peine de mort en 1981, et on a aboli la peine de mort !
Je pense qu’on assiste à une gesticulation syndicale. J’appelle cela la grève de mi-mandat. Il faut le dire aux Français, à ceux qui nous écoutent : la FSU s’est prise une claque pendant la grève, la FSU s’est pris une claque électorale en décembre car FO a subi une régression historique, donc elle lance une grève de mi-mandat.
Mais écoutons-les : ils nous disent "On ne veut pas d’apprentissage car cela met en danger l’enseignement professionnel public."
Moi je pense aux élèves : je me moque des structures ! Ce qui compte comme parent d’élèves, comme citoyen, comme contribuable, c’est ce qu’il advient des élèves. Ils nous disent " vous savez, au final les salaires n’augmentent pas" mais ils ont choisi des créations d’emplois massives ! Où crée-t-on des emplois massivement en augmentant tout le monde ? Dans aucun système ! Moi je suis pour mieux payer les enseignants, mais on doit accepter que l’on ne puisse pas mieux payer toujours plus d’enseignants.

Hedwige Chevrillon :
Mais il manque des enseignants …

Laurent Bigorgne :
Mais ou manque-t-il des enseignants ? Hedwige, on est dans un système, et c’est la Cour des comptes qui le dit, où si vous posez arithmétiquement le nombre d’élèves sur le nombre d’enseignants, il y a en gros 13 élèves pour un enseignant. Vous vous rendez compte du taux d’encadrement ? Qu’ensuite on ne sache pas fixer les priorités, qu’ensuite on ait peur de dire qu’on a donné trop d’argent au lycée et pas assez à l’enseignement primaire, car c’est la réalité ! En France on dépense 20 % de plus que la moyenne de l’OCDE au lycée et 20 % de moins dans le primaire.
Si vous avez l’honnêteté intellectuelle de dire qu’il faut prendre des moyens au lycée pour les rebalancer au primaire, cela ne se fera pas d’un claquement de doigts, cela se fera sur des années, mais là on ira dans le bon sens ! C’est ce qu’il faut faire, et c’est ce qu’on n’a jamais fait dans ce pays. Tout simplement car le secondaire est l’un des gros bataillons du syndicalisme, et aucun ministre n’ose s’y attaquer. Pas d’avocat pour les enfants pauvres, cela n’intéresse personne.

Emmanuel Lechypre :
A un moment, l’efficacité du système doit être questionnée : pour compléter ce que disait Laurent, on a grosso modo 10 milliards de plus consacrés à l’éducation que  les pays ayant le même nombre d’élèves, alors que les enseignants sont payés 30 à 40 % de moins que les enseignants dans des pays comme l’Allemagne. Et au bout du compte nous avons des résultats qui sont catastrophiques, qui ne cessent de se dégrader. Quand on voit que le seul débat ne tourne depuis 30 ans qu’autour de 3 sujets : "faut-il plus ou moins d’éducation civique ? Faut-il faire cours le mercredi ? Y a-t-il et assez d’enseignants ou pas ?", on est loin de débats qui agitent l’éducation dans les autres pays beaucoup plus modernes. Je rappelle, car j’aime bien cet exemple, que dans les pays baltes, on apprend la programmation informatique aux enfants dès 7 ans !

Hedwige Chevrillon :
Laurent Bigorgne, puisqu’à l’Institut Montaigne vous faites beaucoup de recherche et d’étude sur le sujet, comment réussir la transformation du savoir digital quand on voit d’où on vient et où on est ?

Laurent Bigorgne : Je vais être anti moderne sur ce point-là : la priorité n’est pas là. Dans un pays où il y autant de gamins qui ne savent pas lire, compter et écrire, dans un pays où l’apprentissage est aussi faible, dans un pays où la formation professionnelle après l’apprentissage est aussi faible, vous avez une première priorité pour préparer l’avenir, pour maintenir la cohésion sociale, pour garantir la compétitivité et éviter des dépenses sociales à tout crin, c’est de régler le problème de l’éducation. Si vous ne savez pas régler ce problème-là, on peut parler digital, laïcité, permis de conduire, de tout ce qu’on a demandé à l’école de faire en plus ces dernières années, ça ne passera pas. Il faut rendre sa fierté au corps enseignant, et une façon de rendre sa fierté au corps enseignant est d’en finir avec ce régime où 20 % de gamins tombent au champ d’honneur.
De ce point de vue-là, car on ne peut pas être là seulement pour se mettre de la cendre sur la tête, il y a une bonne mesure. La Ministre de l’Éducation l’a vu clairement. Vous savez qu’on est train de revoir les programmes du primaire, et le Président a rappelé la priorité à accorder à la maîtrise du français. La Ministre a très bien travaillé sur des choses que le précédent ministre, Vincent Peillon, avait commencé à laisser faire en matière de refonte des programmes et qui allaient dans un très mauvais sens.
Donc j’aimerais aussi, il faut le faire, j’aimerais tirer mon chapeau à une ministre qui, bien que jeune, a eu le courage de prendre à front renversé l’inspection générale et de dire que les savoirs fondamentaux devaient rester au cœur des petites classes car son prédécesseur ne l’avait pas fait.

Emmanuel Lechypre : Ce qui marche à l’étranger ce sont des systèmes cohérents. On a deux types de systèmes : le système militaire à la coréenne où tout est cohérent du début à la fin et ça marche ; et le système personnalisé individuel à la finlandaise, et ça marche. Le problème est que le système français n’est pas cohérent. Une autre mesure qu’on pourrait essayer de mettre en place est de donner plus d’autonomie aux enseignants sur le terrain, car ils sont bridés et on ne leur dit pas ce qu’il faudrait faire.

Laurent Bigorgne : J’ai un vrai point de désaccord, mais on y reviendra.

Hedwige Chevrillon : Laurent Bigorgne, la France se retrouve pour protester contre les attentats, l’unité nationale était là : comment cela va se traduire sur le plan économique ? Ce nouvel élan va-t-il nous porter ?

Laurent Bigorgne :
On verra au printemps, on verra en mai, où est passé janvier. Je trouve que de ce point de vue-là, la loi Macron est un bon test. On s’est tous, au-delà des politiques, retrouvés en janvier, dans une situation incroyable, une situation d’unité qui a fait plaisir. J’aurais aimé que ce bel esprit permette une mobilisation sur le plan économique : c’est là qu’est le cœur de nos maux. Tant qu’on est faible économiquement, on sera faible socialement, on sera faible politiquement, on sera faible internationalement. J’ai le sentiment, quand je vois ce qui se passe au Parlement, qu’on revient à des arguments et des querelles de boutiquiers, pardon de le dire comme ça.

Aller plus loin :
Contribution à la concertation sur l'école: priorité au primaire, Rapport, Juillet 2012
Vaincre l'échec à l'école primaire, Note, Avril 2010

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