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16/11/2016

[Point de vue] Brexit : conflit entre légitimité démocratique et légitimité parlementaire

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[Point de vue] Brexit : conflit entre légitimité démocratique et légitimité parlementaire
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Le point de vue de Pierre-Alain Coffinier, conseiller diplomatique de l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice, consul général de France en Écosse de 2010 à 2015.

Avec le jugement rendu par la Haute Cour de Justice d'Angleterre et du Pays de Galles déclarant que le gouvernement britannique n'était pas compétent pour notifier la décision du Royaume-Uni de quitter l'Union européenne (UE), la Première ministre, Theresa May, qui met en avant la légitimité démocratique du référendum, essuie un revers politique.

Dans la tradition de la monarchie parlementaire britannique Westminster jouera d’entrée de jeu un rôle central dans le processus de sortie. Mais alors que les milieux économiques, ainsi qu’une majorité des dirigeants politiques – travaillistes, libéraux-démocrates et une partie des conservateurs – comme l’Écosse, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord, feront pression contre un "hard Brexit", les faiblesses de la position du gouvernement seront mises à nu. Ses exigences actuelles pour les relations futures avec l’Europe ne sont pas compatibles avec des conditions acceptables par les agents économiques, en particulier par le secteur des services financiers qui représente 12 % du PIB britannique. 

Au terme d’un processus susceptible de durer de longues années, le Royaume-Uni pourrait être amené à reconnaître que la situation actuelle du pays, membre de l’UE bénéficiant de nombreuses "options de retraits" ("opt-outs"), pourrait être pour lui la situation la plus avantageuse.

Si l’élection de Donald Trump aux États-Unis, résultat d’un vote anti-système et d’un repli nationaliste, donne au Royaume-Uni une impression de "déjà vu", les similitudes s’arrêtent là. Theresa May prend garde de ne pas être comparée au milliardaire new-yorkais populiste, dur envers les migrants et champion des laissés-pour-compte. Des premières voix font valoir que l’isolationnisme prêté au prochain président, son désengagement annoncé sur la scène internationale, plaident contrairement au Brexit en faveur d’un resserrement de la construction européenne. 

Un obstacle pour la stratégie de Theresa May

La Haute Cour du Justice d’Angleterre et du Pays de Galles s’est prononcée à l’unanimité le 3 novembre contre la compétence du gouvernement britannique de notifier sa décision de quitter l’UE. L’aval formel du parlement est requis.

Ce verdict statue sur l’action intentée dès la fin juin par nombre de requérants anonymes exigeant des assurances sur "le respect de la constitution du Royaume-Uni et de la souveraineté du parlement lorsque serait invoqué l'article 50" du traité sur l'UE. Le gouvernement a immédiatement fait appel et la question sera jugée par la Cour suprême dans les prochaines semaines. 

C’est un camouflet pour Theresa May dont les conseillers juridiques avaient jugé fin août un passage par le parlement superflu. Selon elle, seul le gouvernement était compétent pour notifier aux autorités européennes la décision britannique issue des urnes. L’adhésion du Royaume-Uni à l'UE étant une question internationale, ce serait une "prérogative royale", c’est-à-dire de l’exécutif, et non du parlement. Un tel concept réserve traditionnellement à la "Couronne", c’est-à-dire au gouvernement, les relations interétatiques. La Première ministre avait cependant admis que le parlement pourrait se prononcer sur l’accord de sortie du Royaume-Uni de l’UE, mais en fin de parcours, une fois négocié au bout des deux ans prévus par l’article 50 du Traité de Lisbonne. Elle rejetait un rôle de Westminster au cours des négociations, afin de ne pas affaiblir, disait-elle, les positions britanniques. Le 12 octobre, sous la pression du Labour, mais aussi de députés  conservateurs, elle avait consenti un débat à la Chambre des Communes avant l’invocation par le gouvernement de l’article 50 du traité de Lisbonne enclenchant les négociations de sortie. Mais elle avait refusé un vote. 

Le jugement rendu par la Haute Cour suppose au contraire un vote, ce qui donne au parlement un rôle décisionnaire. Il invoque essentiellement deux arguments. En premier lieu, celui de la souveraineté du parlement et le fait que l’adhésion à l’UE a des effets sur les affaires intérieures britanniques. C’est parce que la seconde impliquait l’application directe de la législation européenne dans de nombreux domaines au Royaume-Uni que le parlement s’était prononcé en 1972 sur le projet d’adhésion à la Communauté économique européenne. Or rien n’indiquait à l’époque que le parlement se dessaisirait de sa compétence au profit du gouvernement en cas de sortie.

En outre si, comme souligné par le gouvernement, le projet de loi sur le référendum a bien été examiné par le parlement en début d’année, celui-ci ne l’avait pas alors déclaré contraignant. Il reste donc "consultatif" et, sans accord de Westminster, ne crée pas d’obligation gouvernementale à y donner suite.

D’une manière générale, la tendance en droit constitutionnel britannique est à la limitation du domaine des "prérogatives royales". Les traités modernes, de nature économique, n’ont plus grand-chose en commun avec les alliances politiques ou militaires d’antan pour lequel le principe avait été créé. Depuis 2010, sauf exception, les traités internationaux doivent être soumis au parlement 21 jours avant ratification. De plus, les experts estiment que la réforme de 2010 n’est pas allée assez loin. Selon eux Westminster serait fondé à intervenir plus en amont des négociations de façon à maintenir le consensus nécessaire entre les partis pour faire aboutir les projets.

La position juridique de Theresa May était donc fragile et motivée par des considérations politiques. Westminster est en effet massivement favorable à l’Europe : la veille du référendum, plus des trois quarts des membres de la Chambre des Communes, soit 479 députés - dont 185 députés Tory sur 330 - déclaraient vouloir voter pour le maintien dans l’UE. La majorité favorable à l’Europe était plus nette encore chez les Lords. Sans doute les parlementaires ne peuvent-ils s’opposer frontalement au vote des électeurs qu’ils doivent représenter, ne serait-ce que pour préserver les chances de leur parti aux élections suivantes. Mais ils sont en droit d’encadrer le processus de sortie, de poser des questions, de demander des éclaircissements afin de protéger les intérêts du pays. Autant de débats que la stratégie du gouvernement cherchait à éluder, alors qu’ils s’imposent.

Les experts estiment faibles les chances d'aboutir de l’appel déposé par Theresa May auprès de la Cour suprême. Mais il reste une possibilité. Si la notification de quitter l’Union Européenne en vertu de l’article 50 du Traité de Lisbonne est réversible – ce qui semble bien être le cas – la Cour peut plaider qu’une notification de l’intention britannique de sortir par le gouvernement de May ne ferait qu’enclencher un processus de négociations susceptible d’éclairer la décision. Dans ces conditions il ne s’agirait pas d’un acte décisionnel ayant des conséquences internes au Royaume-Uni. 

Le débat pourrait révéler les faiblesses du projet gouvernemental et limiter sa marge de manœuvre

En premier lieu, il y a de fortes chances que le débat, s’il est suivi d’un vote comme requis par le jugement de la Haute Cour, compromette la date du début des négociations de sortie. Le gouvernement doit présenter un projet de loi à la Chambre des Communes, qui votera des amendements. Puis le texte sera transféré à la Chambre des Lords dont les propositions seront à leur tour soumises aux Communes. En tout état de cause, la procédure ne saurait commencer avant le jugement en appel de la Cour suprême, qui n’est pas attendu avant fin décembre ou début janvier. Il apparaît ainsi peu probable que la Première ministre puisse adresser sa notification au Conseil européen en application de l’article 50 avant la date limite qu’elle s’est fixée de fin mars 2017.

Sur le fond, le débat promet d’être houleux. Theresa May est d'abord guidée par sa volonté de mettre en œuvre ce qu’elle perçoit des attentes des "Brexiters". En l’occurrence, outre la sortie de l’UE, un contrôle de l’immigration et la fin de l’application jugée intrusive de la législation européenne au Royaume-Uni. De plus, la Première ministre souhaite permettre aux entreprises "d’agir et opérer avec un maximum de liberté dans le marché unique européen". Elle n’en dévoile pas plus et uniquement sous la pression des événements. Alors que le président directeur général du groupe Renault et de Nissan, Carlos Ghosn, menaçait de geler les investissements dans la plus grosse usine de construction automobile du pays (à Sunderland, au nord-est de l’Angleterre), elle a consenti une lettre de garanties l’assurant que le gouvernement interviendrait pour dédommager l’entreprise des pertes résultant des nouvelles conditions économiques. Cette approche suggère des accords par branche. D’ores et déjà les chefs de plusieurs autres grands groupes industriels préparent des arguments similaires pour extorquer des engagements compensatoires identiques de la part du gouvernement.

Or, les exigences de Theresa May semblent incompatibles entre elles. Que ce soit pour l’UE ou  l’Espace économique européen – qui seuls ouvrent l’accès au plus grand marché du monde – la libre circulation des personnes et l’application directe de l’acquis communautaire, qui implique l’arbitrage de la Cour de Justice européenne, sont des règles du jeu impératives. On ne saurait concevoir de concessions significatives dans ces deux domaines, comme l’ont rappelé tous les responsables européens. Les questions migratoires sont très sensibles en Europe aujourd'hui du fait de la crise des migrants. Personne ne souhaite créer de précédent encourageant les partis eurosceptiques.

Dans l’Espace économique européen et hors de l’Union, à l’instar de la Norvège, le Royaume Uni n’aurait aucun mot à dire sur la formulation de la législation communautaire. Ce serait humiliant pour la deuxième ou troisième puissance économique du continent et inacceptable pour son secteur financier, le premier du monde. 

En dehors de l’Espace économique européen, des pays comme la Suisse ou le Canada ont un large accès au marché européen, à l’exception de celui des services financiers. Berne paie pour son accès au marché unique, suit les arbitrages de la Cour de Justice de l’Association européenne de libre-échange souvent plus stricte que la Cour de Justice de l’UE elle-même s’agissant de l’acquis communautaire, et ses institutions financières passent par des filiales à Londres. Le Canada doit aussi suivre l’acquis communautaire à mesure de son évolution et son accès au marché des services financiers est très restreint. Les deux statuts seraient inacceptables pour la City.

Au-delà, mal protégé par les seules règles de l’OMC, le Royaume-Uni serait plus directement exposé à la concurrence mondiale et sa main d’œuvre souffrirait. Rien ne garantit que les accords de libre-échange qu’il pourrait obtenir, après de longues années de négociations, serait aussi avantageux que ceux obtenus par l’UE, aujourd’hui seule négociatrice pour ses pays membres.

Rien n’indique qu’en dépit des nombreuses équipes que Theresa May a mises sur les dossiers, aucune ne soit parvenue à la formule miracle. Comme l’interprètent les marchés, l’application de ce qu’elle lit de la volonté populaire serait une catastrophe économique et la meilleure solution pour satisfaire les entreprises, résoudre les complexités de la politique intérieure, assurer la sécurité comme le rôle européen et mondial du Royaume-Uni, reste la situation déjà exceptionnelle qu’il occupe actuellement : dans l’UE avec un maximum d’"opt-outs".

En d’autres termes, la voie que suit Theresa May contre ses propres convictions – n’a-t-elle pas voté pour rester, assuré Goldman Sachs quelques semaines avant le référendum que la sortie serait une catastrophe économique et sécuritaire pour le pays, puis fait campagne sotto voce quand les sondages se sont retournés ? – ne peut qu’entrer en collision avec un parlement où elle ne dispose que d’une courte majorité.

En dehors des eurosceptiques, qui ont beau jeu de s’appuyer sur le référendum, la classe politique se remobilise contre le gouvernement. Les revers de celui-ci l’encouragent. Les anciens "Remainers" entrevoient l’occasion de profiter des failles d’une Première ministre qui pourrait sortir très affaiblie politiquement d’un double revers en justice. Le parti travailliste a publié 170 questions sur un Royaume-Uni hors de l’Europe. Elles touchent à tous les aspects : la libre circulation des biens et services, les intérêts des entreprises, les politiques communautaires (PAC et politique commune de pêche, fonds structurels), les transports, l’environnement, l’Irlande du Nord, etc. Toutes présentent des pièges pour la position d’un gouvernement idéologique, voire dogmatique, déjà traversé par diverses tendances – soft ou hard Brexit ? Une alliance inédite de "Remainers" regroupant des conservateurs, des travaillistes et les députés écossais (dont toutes les circonscriptions ont opté pour l’Europe) s’organise. Dès le débat obtenu avant l’invocation de l’article 50, Westminster peut exiger des lignes rouges, une feuille de route, une vision pour les relations futures. Le Pays de Galles et l’Écosse rejetteront tout projet de loi s’orientant vers un "hard Brexit". Les deux nations dévolues ont, avec l’Irlande du Nord, dans leur statut même de dévolution, des clauses susceptibles de compliquer encore l’imbroglio constitutionnel vers lequel le Brexit pourrait mener le Royaume-Uni : ces statuts se réfèrent explicitement à la législation européenne. Ils doivent être amendés avant l’invocation de l’intention britannique de  quitter l’UE avec "normalement" le consentement de chacun des parlements dévolus d’Edimbourg, Belfast et Cardiff. Pour le premier il s’agit depuis le débat sur l’indépendance écossaise il y a deux ans d’une obligation légale. L’Écosse nationaliste (56 de ses 59 députés à Westminster sont indépendantistes) qui a voté à 62% pour le maintien dans l’Europe – et à 45% en 2014 pour rester dans un Royaume-Uni dans l’UE – n’a aucune affinité avec les conservateurs de Theresa May.   L’Ulster, toutes tendances confondues, ne veut absolument pas d’un retour à une frontière "dure" avec la République d’Irlande, au risque de ranimer les démons communautaires.

Cardiff comme Edimbourg ont décidé de joindre leur voix contre le gouvernement pour l’action en appel à la Cour suprême qui a été lancée. Y compris dans les rangs des conservateurs "Brexiters", on commence à voir des défections, comme celle du député Steven Phillips qui a rendu son siège pour protester contre le rôle marginal que la Première ministre entendait réserver au parlement. 

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La bataille qui se joue outre-Manche oppose deux légitimités. D'abord celle de l’opinion, exprimée le 23 juin. Theresa May prétend l’incarner. S’en fait-elle la championne pour légitimer sa position - alors qu’elle avait voté pour rester - ou par authentique conviction sociale (elle est fille de pasteur anglican) ? Le vote Leave est en effet celui des laissés pour compte de la prospérité de la finance et de la globalisation britanniques. La fracture sociale au Royaume-Uni où les écarts de richesse sont les plus  importants d’Europe occidentale est l’un de ses premiers problèmes intérieurs. 

Mais la Première ministre ne saura persévérer au mépris du pragmatisme économique cher à nos voisins qui sera défendu au nom de la deuxième légitimité, celle de Westminster. Après le débat initial avec vote requis aujourd’hui par la Haute Cour, qui ne sera déjà pas une partie de plaisir pour le gouvernement, le Parlement parviendra probablement à imposer son rôle en cours puis en fin de négociations. C’est la tendance du droit constitutionnel britannique, en accord avec le principe de la "souveraineté suprême" de Westminster.

Or les négociations seront longues. Après l’accord de sortie négociable a priori en deux ans – ce sera néanmoins ardu, il s’agira de rapatrier la part britannique de l’actif et du passif européen – il faudra un nouveau traité pour régir les relations subséquentes avec l’Europe. Puis seront à conclure d’autres accords avec le reste du monde et vraisemblablement un accord intérimaire. Autant dire qu’au cours des années nécessaires pour rétablir une situation stable du Royaume-Uni à côté de l’Europe les occasions d’un enrayement du processus ne manqueront pas. Certains estiment que les chances d’élections générales anticipées s’accroîtraient. Si le calendrier dérape, le terme de deux ans pour les négociations de sortie prévues par l’article 50 du traité sur l’UE pourrait rejoindre la prochaine campagne électorale pour Westminster prévue pour début 2020. Un parti travailliste reconstitué pourrait, à l’instar des libéraux-démocrates aujourd’hui, promettre un nouveau référendum sur les termes de sortie de l’UE en pleine période d’incertitudes économiques.


Aujourd’hui, le pays est divisé comme jamais et la presse tabloïd exploite contre l’establishment – majoritairement euro compatible - les frustrations exacerbées par les turbulences politiques et économiques. Mais l’aventure sur laquelle Theresa May engage son pays pourrait tourner court par la voie politique (évolution de l’opinion) ou constitutionnelle (c’est le parlement qui tranche, même s’il doit suivre – après les avoir éclairés - les choix populaires) et le Royaume-Uni réintégrer sa tradition constitutionnelle dans laquelle, vécus comme un empiètement sur les prérogatives du parlement, les référendums sont tenus en haute suspicion.

La partie en tout état de cause se tend. Wait and see.

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