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09/05/2023

Normalisation d'Assad : quelle réponse occidentale ?

Normalisation d'Assad : quelle réponse occidentale ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Alors que Bachar el-Assad reprend place à la table de la Ligue Arabe, Michel Duclos, ancien ambassadeur de France en Syrie,  analyse les ressorts de la normalisation entre les États arabes et le dirigeant syrien. Pour notre conseiller spécial, la balle est désormais dans le camp occidental : Européens et Américain doivent voir dans ce développement un motif de montrer leur résolution sur une question syrienne trop longtemps délaissée.

Bachar el-Assad, malgré l’étendue de ses crimes, a-t-il cessé d’être un paria sur la scène internationale ? C’est au moins en partie le cas depuis que la Ligue Arabe, réunie au niveau ministériel le 7 mai au Caire, a décidé de réintégrer la Syrie dans l’organisation. Le président syrien pourra assister au sommet de la Ligue prévu le 19 mai à Ryad. La Syrie en avait été exclue en 2011 (par 18 voix sur 22).

Une normalisation en trois phases

La "normalisation" des relations entre les États arabes et Damas était dans l’air depuis plusieurs années. La partie s’est jouée en trois phases :
Dès 2018-2019, les Émirats arabes unis avaient rompu le (relatif) consensus interarabe en rouvrant leur ambassade à Damas. Ils avaient été suivis par Bahreïn puis le sultanat d’Oman. Abou-Dhabi sera la première capitale arabe visitée par Assad en 2022. D’autres États de la région - notamment l’Égypte - bien que tentés, restaient réticents. La Jordanie de son côté a songé au moins dès 2021 à proposer un processus conduisant à une réintégration dans la Ligue en échange de concessions de Damas. Vu depuis Amman, le développement du commerce du captagon par le régime d’Assad (une drogue qui inonde désormais toute la région), la porosité des frontières, la pression des réfugiés syriens constituaient autant de motifs de "réengager" Damas ;

Le séisme du 6 février 2023 a constitué le fait déclencheur d’un net mouvement vers la normalisation. De nombreux ministres de la région - dont l’Égyptien et le Saoudien - ont fait le voyage à Damas sous le prétexte de faciliter une aide humanitaire dont les opinions arabes voyaient qu’elle se déversait en Turquie alors que la Syrie paraissait à l’écart de la solidarité internationale. Une première réunion d’États de la région à Ryad avec le ministre syrien des affaires étrangères le 14 avril, puis surtout une rencontre Arabie saoudite, Irak, Égypte, Jordanie et Syrie le 1er mai à Amman (au niveau ministériel) posaient les bases d’une négociation en vue d’une réintégration de la Syrie dans la Ligue.
L’objectif des négociateurs arabes était d’obtenir des engagements précis de Damas en matière de retour "sûr" des réfugiés, de contrôle des frontières et de lutte contre la production du captagon. Inutile de dire que les négociateurs syriens – sous la conduite du ministre Faysal Mekdad, diplomate rompu à la procrastination - ont fait en sorte que ces engagements soient vides de tout contenu. Assad considère qu’ayant gagné, il n’a pas à acheter la reconnaissance de sa victoire ;

En arrière-plan de ces discussions figurait bien sûr le spectre habituel hantant la relation entre Damas et les États de la région, notamment l’Arabie Saoudite, c'est-à-dire l’espoir, toujours déçu, toujours renaissant, d’éloigner la Syrie de l’Iran. Or le président Raissi s’est rendu à Damas les 3 et 4 mai, au lendemain de la réunion d’Amman, pour réaffirmer avec éclat la volonté des deux pays de renforcer leur coopération, y compris dans le domaine sécuritaire. Malgré cela, la Ligue arabe est allée résolument de l’avant. Lue de près, surtout si l’on compare avec le communiqué du 1er mai de la réunion d’Amman, la décision de la réunion ministérielle du Caire du 7 mai se ramène en fait à un retour sans contrepartie de la Syrie dans la Ligue arabe : toute forme de conditionnalité a disparu.

Comment en est-on arrivé là ?

Pourquoi une telle accélération ? On mettra en avant trois facteurs :
La lassitude des pays de la région. Les responsables des pays qui ont fait campagne pour l’évolution en cours font valoir que la situation était bloquée depuis des années. Les opinions de la région, disent-ils, ne se souviennent même plus de l’origine de la mise à l’écart du régime syrien. Celui-ci reste répugnant certes mais on ne peut nier qu’il a gagné. Dans cette présentation, continuer à ostraciser le régime d’Assad ne permettait de résoudre aucun des problèmes que pose la situation syrienne, dont les retombées négatives pèsent surtout sur les États de la région. L’ensemble de ces arguments rendait difficile au Qatar et un ou deux autres membres de la Ligue, plus sceptiques sur le régime de Damas, de s’opposer à la réintégration ;

Le retournement saoudien. C’est évidemment le facteur décisif. On se souvient qu’à la surprise générale, l’Arabie a renoué avec l’Iran le 10 mars sous les auspices de la Chine (les relations diplomatiques saoudo-iraniennes étaient rompues depuis 2018). La normalisation avec Damas faisait-elle partie du deal entre Ryad et Téhéran, de même que la paix au Yémen ? Ou plus généralement, n’y a-t-il pas eu de la part de MBS, le prince héritier saoudien, une décision stratégique d’éteindre autant qu’il le peut les foyers de tension dans la région de manière à mieux se consacrer au développement économique de son pays ? Le fait est que, dans les derniers jours, c’est la diplomatie saoudienne, entraînant l’Égypte et la Jordanie (dépendant comme on le sait de l’aide saoudienne), qui a poussé à la réintégration sans condition ;

Le contexte de la guerre en Ukraine. Nous l’avons dit par ailleurs, la guerre en Ukraine est l’occasion d’un "moment d’affirmation" pour des pays comme l’Inde, la Turquie ou l’Arabie saoudite, qui font partie des Grands du "Sud global". Dans le cas de l’Arabie, et d’ailleurs des Émirats Arabes Unis, cette occasion est d’autant plus bienvenue que de leur point de vue l’Amérique a cessé de jouer son rôle de garant de leur sécurité. Il y a dans le désir de rétablir les ponts avec Assad, de la part des pays de la région, une volonté d’autonomie, en partie contre le "format d’Astana" (Russie, Turquie, Iran) mais surtout contre un Occident perçu comme s’étant depuis des années plus ou moins retiré de la recherche d’une solution en Syrie.


Quelles conséquences du retour du régime d’Assad dans la "famille arabe" ?

Une victime collatérale de l’opération est d’abord l’ONU et son envoyé spécial pour la Syrie. Certes la déclaration du Caire mentionne, selon la vulgate habituelle, la résolution 2254 du Conseil de Sécurité comme seule base d’un règlement politique mais il est clair que ce n’est qu'une couverture. Ce qui est surtout affirmé c’est la nécessité d’un "rôle arabe". Assad, qui a toujours soigneusement refusé toute action conséquente de l’ONU et de son médiateur, a encore moins de raisons de les prendre au sérieux. En contrepoint la Russie et l’Iran, pour des raisons différentes, ne peuvent que se réjouir d’une normalisation – et d’une normalisation "gratuite" - qui constituait l’un de leurs objectifs ; ils escomptent que les Européens et les Américains suivront ;

Sur le plan régional, un changement plus symbolique que réel. Il ne faut pas minimiser la portée symbolique d’un début de réhabilitation d’un homme qui est comptable d’une négation massive des droits de l’homme et du droit humanitaire, de la mort de centaines de milliers de ses compatriotes et du déplacement de la moitié de la population syrienne. Sur un plan pratique, il est douteux que les partenaires arabes de la Syrie obtiennent des progrès significatifs en matière de trafic de drogue ou de retour des réfugiés ; ce sont deux domaines dans lesquels la marge de manœuvre du pouvoir de Damas, s’il veut survivre, est d’ailleurs très réduite. S’agissant de l’influence iranienne en Syrie, les représentants du régime ont un argumentaire bien rodé : la dissolution des milices ne peut intervenir que lorsque toutes les troupes étrangères (turques et américaines, à l’exception des Russes) auront quitté le pays. On va donc assister selon toute vraisemblance à un retour au schéma classique des relations de la Syrie avec ses voisins depuis le règne d’Hafez, le père de Bachar : une Syrie utilisant sa capacité de nuisance (hier - et sans doute demain - le terrorisme, aujourd’hui le captagon) pour extorquer de ses partenaires régionaux un soutien financier et prétendre à un rôle politique. L’ouverture de la Ligue arabe peut sur ce dernier plan permettre à Assad, là aussi suivant le modèle paternel, de gagner quelques marges d’autonomie en jouant ses différents parrains les uns contre les autres ; une différence importante réside cependant dans le fait qu’aujourd’hui Assad fils ne dispose plus que d’un État-croupion ne contrôlant que faiblement deux-tiers du territoire ;  

Pour les Européens, et surtout les Américains, un retour de bâton de leur désintérêt du dossier syriens depuis des années. Le paradoxe est que la normalisation en cours entre les Arabes et Damas risque de conduire à renvoyer la balle dans le camp occidental : par exemple, un investissement de la part des États du Golfe dans l’économie syrienne est notamment conditionné par une levée des sanctions occidentales. Pour l'instant, les Américains, qui ne souhaitaient pas le retour d’Assad dans la Ligue arabe, ont dit non, et cela d’autant plus qu’une large partie des sanctions américaines résulte d’une décision du Congrès (législation César). En Europe, des pressions de différents pays vont s’exercer pour que l’UE suive la ligne de la Ligue Arabe. La majorité du Conseil Européen - grâce notamment à la France et l’Allemagne - reste hostile à toute levée des sanctions. Mais il serait utile de passer d’une attitude de refus du suivisme à une attitude plus offensive.

Ainsi, au total, la décision de la Ligue arabe devrait constituer pour les Européens et les Américains une occasion non pas d’abandonner leurs positions mais de retrouver sur l’affaire syrienne une volonté d’agir qui leur faisait largement défaut ces dernières années. Un réexamen de leur politique sera d’autant plus opportun qu’il devra aussi prendre en compte les implications pour la question syrienne des élections turques, les 14 et 15 mai. Les deux côtés du spectre politique turc ont pris parti pour la normalisation avec Damas.

 

Copyright Image : Khaled DESOUKI / AFP

Le ministre égyptien des Affaires étrangères, Sameh Shoukry, s'exprime lors d'une réunion d'urgence des ministres des Affaires étrangères de la Ligue arabe, au Caire, le 7 mai 2023.

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