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13/06/2023

L’Iran au seuil du nucléaire – quelles perspectives ?

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L’Iran au seuil du nucléaire – quelles perspectives ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Le retrait américain du JCPOA a conduit à la reprise puis à l'accélération du programme nucléaire iranien. Cinq ans après la rupture de l’accord, Téhéran se rapproche dangereusement de la possession d'une ou plusieurs armes nucléaires. Aucun des scénarios classiques, tels qu'ils se seraient imposés avant la guerre en Ukraine - réengagement occidental sur le dossier, frappes israéliennes contre l'Iran soutenues par les  États-Unis, franchissement du seuil nucléaire par l'Iran - ne paraît complètement convaincant.  Y-a-t-il encore une place dans ce contexte pour la négociation ? Éclairage de Michel Duclos, ancien ambassadeur et auteur de La France dans le bouleversement du monde.

Dans le langage des diplomates et des militaires, certaines formules, certains mots même, d’apparence anodine, revêtent une portée singulière. C’est particulièrement le cas pour un dossier complexe comme celui du nucléaire iranien.

Ainsi, lorsque le chef d’état-major des armées américaines, le général Milley, déclare en mars dernier devant la Chambre des Représentants que les "États-Unis restent engagés, dans leur politique, à ce que l’Iran ne dispose pas d’une arme nucléaire en service" (a fielded nuclear weapon), les spécialistes du dossier en déduisent une inflexion dans la position américaine. Jusqu’à présent, la ligne américaine était de refuser à l’Iran toute avancée vers la possession d’une arme nucléaire, et pas seulement une arme nucléaire opérationnelle. Il est vrai que le Général est revenu quelques jours plus tard au discours classique des autorités américaines.

De manière plus significative encore, certains hauts responsables israéliens s’expriment dans un langage voisin de celui du Général Milley. Lors de son intervention au colloque organisé par ELNET (une organisation favorisant le dialogue euro-israélien) à Paris le 9 mai, le général Nimrod Aloni, en poste à l’État-Major des Armées israélien, a indiqué que la ligne rouge d’Israël était "de ne pas se retrouver dans une situation dans laquelle l’Iran possède entre ses mains une arme nucléaire opérationnelle". On est fondé à conclure que les États-Unis et Israël ont révisé à la baisse leurs exigences vis-à-vis du programme nucléaire iranien. On serait tenté de dire que l’acceptation de l’Iran comme "État du seuil nucléaire" a progressé dans les esprits au point d’affleurer, fut-ce de manière sibylline, dans les discours officiels.

Que faut-il entendre par cette expression d’"État du seuil" ? Comment en est-on arrivé là ? Quelles peuvent être les perspectives pour l’avenir ?

Qu’est-ce qu’un État du seuil nucléaire ? Le cas iranien

Il n’y a pas de définition consolidée de ce qu’est un "État du seuil". On applique cette étiquette pour se référer à un État qui dispose de tous les éléments pour fabriquer, dans un délai court, une arme nucléaire pouvant être emportée par un vecteur fiable. S’agissant de l’Iran d’aujourd’hui, l’AIEA estimait en mai de cette année que le pays dispose d’un stock de 4.744,5 kilos d’uranium enrichi à 20% (contre 3.400 kilos en février). Surtout, son stock d’uranium enrichi à 60% s’élève désormais à 114,1 kilos (contre 87, 5 kilos en février). Le passage de 60% à 90% (c’est-à-dire à un uranium de qualité militaire) ne demanderait pas beaucoup d’efforts - quelques jours - à un pays qui possède désormais des cascades de centrifugeuses performantes. D’ores et déjà, l’AIEA a détecté, dans l’usine d’enrichissement souterraine de Fordo, des particules d’uranium enrichi à 84%.

Si l’on prend – en simplifiant  beaucoup – le spectre des éléments nécessaires à l’Iran pour parvenir à une "arme nucléaire opérationnelle", on arrive au constat suivant :

  • S’agissant de la matière fissile, comme on l’a vu, un stock non négligeable d’uranium de qualité militaire est à portée de main pour Téhéran (pour 4 à 5 bombes ?) ; le fameux "breakout" (temps nécessaire pour atteindre la capacité de fabriquer une bombe) est maintenant estimé par certains experts à 2 semaines ; il avait été repoussé à plus d’un an grâce à l’accord sur le nucléaire iranien de juillet 2015, dit JCPOA (entre l’Iran et les cinq puissances nucléaires officielles + l’Allemagne et l’UE)  ;
  • S’agissant des vecteurs pour emporter une arme, l’Iran n’a cessé au fil des années de développer un arsenal de missiles balistiques de plus en plus perfectionnés, comme en a témoigné récemment (le 25 mai) le test d’un missile d’une portée déclarée de 2000 kilomètres et d’une capacité d’emport compatible avec une arme nucléaire ;
  • Il reste donc pour les stratèges iraniens à maîtriser les paramètres de la "militarisation" proprement dite (miniaturisation et configuration de la bombe, maîtrise de la rentrée dans l’atmosphère) qui fait appel à des techniques très sophistiquées. Les capacités iraniennes en ce domaine font l’objet de spéculations puisqu’à la différence de l’enrichissement, les moyens de contrôle sont beaucoup plus aléatoires.

 

Comment en est-on arrivé là ? L’accord du 14 juillet 2015 avait permis de contenir et de stabiliser le programme nucléaire iranien à un niveau beaucoup plus bas qu’aujourd’hui. Le stock actuel d’uranium enrichi accumulé par l’Iran représente 23 fois ce qui était autorisé par le JCPOA, qui par ailleurs limitait à 3,67 % le degré d’enrichissement permis. Autrement dit, le retrait américain de l’accord décidé par Donald Trump en 2018 a eu pour effet la relance des activités iraniennes, qui, au fil des mois, se sont transformées en une véritable escalade. L’arrivée de l’administration Biden a certes donné une chance à une résurrection du JCPOA ; les négociations ont repris, mais en raison de dynamiques internes propres au système américain d’une part et au système iranien d’autre part, elles ont de facto échoué ; une formule de compromis, présentée par les Européens et acceptée par Washington, a été rejetée par Téhéran en août 2022.

Enfin, les progrès accomplis en matière de R&D par les Iraniens sont irréversibles. Il est donc logique de considérer l’accession de l’Iran au statut d’État du seuil comme un fait accompli. Pour autant, il ne faut pas s’y tromper : le statu quo n’en est pas un ; il est en lui-même escalatoire puisque l’Iran continue, comme on l’a vu, à enrichir de l’uranium, à installer de nouvelles cascades de centrifugeuses, à acquérir de nouvelles compétences comme celles qui concernent la production d’uranium métal.
Dès lors, quelles perspectives ?

Trois scénarios incertains

La rapide analyse que nous venons d’esquisser conduit à imaginer trois scénarios possibles. Il est frappant de constater que chacun de ces trois scénarios apparaît moins plausible dans le contexte actuel que cela n’aurait été le cas dans des circonstances plus "classiques" (id est : avant la guerre en Ukraine).

Celui d’abord d’un réengagement fort des États-Unis et de leurs alliés, soit dans le sens de nouvelles initiatives diplomatiques, soit dans celui de nouvelles pressions.

Sur le plan diplomatique, l’Iran comme les autres parties aux négociations ont intérêt à afficher que celles-ci se poursuivent, que les diplomates continuent de se parler. Le fil n’est effectivement pas rompu. Il est cependant vraisemblable que l’administration Biden estime ne pas pouvoir assumer en termes de politique intérieure un éventuel accord avec un Iran complice de la Russie en Ukraine et dont le régime procède à un exercice de répression d’une effroyable brutalité contre son peuple. L’administration américaine actuelle veut par ailleurs reporter toute crise sur ce dossier à l’après élections présidentielles de 2024. C’est peut-être ce qui conduit certains porte-paroles iraniens à laisser entendre, pour donner le beau rôle à leur pays, que Téhéran regrette son rejet de la formule de compromis de l’été dernier. En fait, le régime iranien a peu d’incitations à rejoindre aujourd’hui le JCPOA : son économie s’est tant bien que mal adaptée aux sanctions, un retour au JCPOA ne lui garantirait pas une levée durable de celles-ci, les clauses les plus gênantes pour lui de l’accord (le "snapback" : retour automatique possible des sanctions onusiennes) seront de toute façon caduques en 2025 ; enfin, dans le contexte de l’agression russe en Ukraine et des tensions sino-américaines, il bénéficie d’une indéniable bienveillance de Moscou et de Pékin.

Par ailleurs, un retour à une posture de "pressions maximales" - tel que préconisé par exemple par Michael Singh dans une note très argumentée pour le WINEP – ne paraît pas non plus en ligne avec un agenda de l’administration Biden, surtout polarisé sur l’Ukraine et le défi chinois.

Le scénario d’une action de force israélienne.

On ne peut l’exclure totalement. Cependant, comme l’a exposé Bruno Tertrais dans un article du Point, la situation intérieure d’Israël aujourd’hui ne fournit pas les meilleures conditions pour la planification d’une attaque israélienne. De même, pour les raisons déjà indiquées, Israël ne peut pas être certain de compter sur un appui militaire, ni peut-être politique, des États-Unis pour une campagne de frappe rappelant l’élimination du réacteur irakien en 1981 ou du réacteur syrien en 2007. D’autres facteurs peuvent aussi inhiber les décideurs israéliens ; ainsi, par exemple, les capacités de rétorsion de l’Iran en cas de frappes israéliennes ont beaucoup augmenté ces dernières années, qu’il s’agisse de son arsenal de missiles balistiques, ou de drones, ou de la puissance du Hezbollah ; autre exemple : l’accord saoudo-iranien intervenu début mars peut laisser présager que l’Arabie Saoudite serait réticente à autoriser un passage des avions israéliens dans son espace.

Il reste cependant que les stratèges israéliens ont sans doute à leur disposition d’autres formes d’action que des frappes sur des installations nucléaires iraniennes. Ainsi, l’assassinat du scientifique Mohsen Fakhrizadeh en novembre 2020 a sans doute plus fait pour ralentir - certes temporairement - la capacité de militarisation iranienne du nucléaire que la mise en œuvre de moyens militaires lourds. Nul doute que l’appareil sécuritaire israélien ne manque pas d’options de ce type, ainsi que dans le domaine du cyber. Par ailleurs, si les États-Unis sont dans une phase d’inhibition dans le recours à la force au Proche-Orient, le conseiller spécial à la sécurité national, Jake Sullivan, grand connaisseur du dossier, a fait référence dans son discours au Winep (nom complet) du 4 mai, à l’importance que Washington continue d’attacher à une politique de dissuasion vis-à-vis de l’Iran. C’est dans ce contexte qu’il a mentionné la "liberté d’action" que l’administration Biden laisserait à Israël si l’Iran se rapprochait trop de la possession de la bombe.

Le franchissement du seuil par la République Islamique

Si l’on considère que rien ne se passera du côté américain d’ici aux élections présidentielles américaines (novembre 2024), les dirigeants iraniens peuvent craindre qu’au-delà de cette date une administration Biden II, ou plus encore une administration Républicaine, modifierait l’équation. Ils disposent donc d’une fenêtre d’opportunité, d’autant plus que la communauté internationale est focalisée sur la guerre en Ukraine, que celle-ci a permis à l’Iran d’acquérir un crédit certain vis-à-vis de la Russie ou encore que la situation régionale (Israël, Arabie-Saoudite) est plus "permissive". Pour profiter de cette fenêtre d’opportunité, les Iraniens peuvent décider de passer à l’enrichissement à 90%, quitte à en payer le prix (notamment, retour immédiat des sanctions onusiennes par le déclenchement du snapback) ; ils peuvent aussi, dans un sprint final certes risqué, viser la militarisation et aller ainsi jusqu’au bout d’une démarche d’accession à une arme nucléaire opérationnelle.

À cet égard, il est vraisemblable que les "faucons" à Téhéran font valoir les avantages de la "sanctuarisation agressive" illustrée par l’agression russe en Ukraine : les Occidentaux redoutent toute escalade avec Moscou, ils ne veulent pas que le territoire russe soit atteint par leurs armes, parce que la Russie est une puissance nucléaire. Un Iran ayant franchi le seuil nucléaire disposerait d’une liberté d’action accrue pour pousser ses proxies dans la région. Inversement, selon le récit le plus répandu (la réalité est plus complexe), la Russie ne s’en serait pas pris à l’Ukraine si celle-ci avait conservé l’arsenal nucléaire hérité de l’URSS. Dans le même ordre d’idée, certains conseillers du Guide suprême invoquent certainement le précédent de l’Inde : après une période de protestations et de sanctions, l’accession de l’Inde à l’arme nucléaire (avec essais à la clef) a finalement été acceptée par la communauté internationale.

Toutefois, d’autres arguments peuvent conduire les dirigeants iraniens à la circonspection : un Iran nucléaire entraînerait presque fatalement une Arabie saoudite, une Turquie, une Égypte également nucléaires, réduisant d’autant l’avantage acquis par la République Islamique ; d’autre part, le risque resterait élevé qu’Israël et les Américains finissent par mettre en œuvre leur politique de "dissuasion". D’ailleurs, quand on voit l’absence de réaction américaine aux frappes ayant touché ARAMCO en septembre 2019, ne faut-il pas considérer que l’Iran bénéficie déjà d’une certaine "sanctuarisation agressive" ?

C’est finalement l’arbitrage qui sera fait à Téhéran entre ces différents calculs possibles qui déterminera l’avenir de la non-prolifération et de la stabilité stratégique dans cette région cruciale pour la géopolitique mondiale.

Négocier quand même ?

Peut-on aller au-delà de ce constat ? Partons d’un scénario "conservateur", non encore évoqué dans notre analyse : une attitude prudente de la part de l’Iran serait de s’en tenir à son statut actuel d’"État du seuil", avec l’incertitude que l’on a noté sur ce que cela signifie. Les dirigeants iraniens afficheraient dans ce cas l’attitude classique de “ni déni ni confirmation” pour laisser peser une menace sans reconnaître officiellement ce sur quoi celle-ci repose. Peut-être dans cette hypothèse auraient-ils intérêt à rendre encore plus difficile – comme ils le font depuis des mois – l’accès de l’AIEA à leurs installations pour entretenir le doute sur la réalité de leurs capacités. Ce scénario serait celui qui maximise les avantages pour l’Iran d’un halo de menace nucléaire potentielle en minimisant les risques.

Un tel scénario n’élimine pas tout intérêt pour une négociation. Les voisins de l’Iran ainsi que les puissances intéressées à la non-prolifération continueraient à avoir besoin de "fixer" les capacités de l’Iran. La République Islamique elle-même aurait intérêt à consolider sa position. Et cela d’autant plus qu’un Iran "État du seuil" peut provoquer une forme de "prolifération latente", d’autres États étant incités à viser le même statut. Dans quel format une négociation pourrait-elle se nouer ? Deux experts renommés, Ali Vaez et Vali Nasr, signent dans Foreign Affairs un article suggérant que des négociations entre l’Iran et des puissances régionales pourraient obtenir des résultats, là où le JCPOA – impliquant les plus grandes puissances – a échoué. On peut certes être sceptique sur les propositions d’Avez et Nasr. L’idée en particulier qu’un "format régional" permettrait de traiter du programme balistique et des activités régionales déstabilisatrices de l’Iran suscite le scepticisme : ayant obtenu la quasi-normalisation de leurs relations avec leurs voisins, les Iraniens n’ont aucune raison d’entrer dans une négociation destinée à contraindre leurs capacités.

Les réflexions de nos deux auteurs peuvent cependant s’inscrire dans un contexte plus général : l’accès de l’Iran au seuil nucléaire marque sans doute la fin d’un cycle ; il coïncide avec d’autres paramètres également porteurs d’une nouvelle configuration, telle que la montée en puissance d’un rôle politique de la Chine dans la région, les perspectives qu’offre le retournement de la politique saoudienne, celles aussi que dessine la proximité de plus en plus grande de l’Iran avec l’axe Moscou-Pékin. En pratique, ce sont de moins en moins les Américains et les Européens qui sont en mesure de peser sur les équilibres régionaux.

Ce dernier constat peut conduire les capitales occidentales à accentuer encore leur attitude actuelle de désengagement ou d’attentisme, telle qu’on l’observe sur le dossier du nucléaire iranien ; mais le même constat peut aussi provoquer la réaction inverse de la part des États-Unis et de certains de leurs alliés (dont la France) : peser dans la balance pendant qu’il est encore temps. Terminons cette analyse sur ce paradoxe : nous avons évoqué plus haut toutes les raisons pour lesquelles un accord avec l’Iran sur son programme nucléaire apparaît peu réaliste dans les prochains mois. Cependant, les contacts irano-américains continuent, au moins sous une forme indirecte ; l'hypothèse d’un accord,  fut-il limité (levée de certaines sanctions seulement en échange du gel de certaines activités iraniennes), ne peut être complètement écartée. Elle correspondrait du côté iranien au besoin de retrouver un peu d'oxygène sur le plan économique et du côté américain à une volonté de reprendre, au moins en partie, la main dans cette partie à hauts risques.  

 

Copyright Image : JOE KLAMAR / AFP

Mohammad Eslami, responsable du nucléaire iranien, s'exprime lors de la conférence générale de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) au siège de l'agence à Vienne, en Autriche, le 26 septembre 2022.

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