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30/04/2024

[Le monde vu d'ailleurs] - Le discours de la Sorbonne au prisme européen

[Le monde vu d'ailleurs] - Le discours de la Sorbonne au prisme européen
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Le discours d’Emmanuel Macron le 25 avril à la Sorbonne a renouvelé l’engagement pro-européen prononcé sept ans auparavant aux mêmes lieux. Quelques semaines avant les élections, comment a été reçue la vision européenne du Président français, notamment en Allemagne ? Que révèlent ces paroles des lignes de fracture entre Paris et Berlin ? Quels sont les projets annoncés et comment sont-ils perçus par le Chancelier Olaf Scholz ? [Le monde vu d’ailleurs] de Bernard Chappedelaine.

E. Macron est crédité d’une conviction et d’une vision européennes

"Il y a une chose que l’on ne peut contester chez Macron : son amour de l’Europe, comme il appelle désormais l’UE, qui s’est transformé en une profession de foi enflammée à l’égard des valeurs humanistes des démocraties européennes", estime Der Standard, convaincu par le ton "souvent très juste" de ce deuxième discours à la Sorbonne, en dépit de quelques longueurs et "lieux communs", note Stefan Brändle, le correspondant du quotidien autrichien. Près de sept ans après son premier discours à la Sorbonne, relève le FT, c'est un "tableau parfois sombre" qu'E. Macron dresse des défis auxquels l'UE est confrontée pour souligner la nécessité de changements radicaux dans plusieurs domaines (défense, politique monétaire et d'investissement). Le message est "grave" et "solennel", souligne aussi The Economist,  "notre Europe est mortelle". L'hebdomadaire rappelle combien la construction européenne est au cœur du projet politique d'E. Macron depuis son élection en 2017, même si, souligne Politico, le contexte politique interne en France a bien changé ces dernières années (perte de la majorité parlementaire, mouvements de protestation populaires, déficit budgétaire important).

"Macron est l'un des rares hommes politiques nationaux à développer une vision stratégique" en matière de sécurité et de défense, la vision française, "cohérente et assurée", contraste avec la "confusion et la peur qui règnent dans la plupart des capitales européenne".

Au-delà des critiques qu'ils peuvent lui adresser, la capacité d'E. Macron à présenter une perspective d'avenir pour l'UE est mise à son crédit par les experts interrogés par la Carnegie. "Macron est l'un des rares hommes politiques nationaux à développer une vision stratégique" en matière de sécurité et de défense, la vision française, "cohérente et assurée", contraste avec la "confusion et la peur qui règnent dans la plupart des capitales européenne" (Caroline de Gruyter); E. Macron "est le seul homme politique élu avec une vision claire de l'avenir de l'intégration européenne" (Federico Fabbrini).

"Comme toujours, M. Macron n'est pas en manque d'idées pour faire face aux menaces auxquelles l'UE est confrontée", observe The Economist, par exemple l'offre renouvelée d'une discussion sur la dimension européenne de la dissuasion française. Son discours contient aussi des propositions nouvelles, comme le doublement du budget communautaire ou l'idée d'une "préférence européenne", qui irriteront certains voisins, comme l'Allemagne. Le Président français a de nouveau plaidé en faveur d'une capacité commune d'emprunt de l'UE et suggéré que l'UE dispose de plus de ressources propres par la création de nouvelles taxes (carbone, transactions financières), mais il s'est peu appesanti, selon Politico, sur la manière dont l'UE allait financer sa transformation en pôle de puissance, alors même que Berlin continue à faire cavalier seul (commerce avec la Chine, opposition à l'énergie nucléaire, prudence à l'égard de la Russie), déplore Krzystof Bledowski. En 2017, E. Macron s'était adressé à plusieurs reprises, sans succès, à l'Allemagne. Depuis, les idées françaises ont prospéré, en raison notamment de la pandémie de coronavirus et de la guerre en Ukraine, relève la Neue Zürcher Zeitung. Les propositions présentées alors par le Président de la République étaient souvent en opposition avec la politique européenne de Berlin, mais, ces dernières années, le gouvernement fédéral s'est plus d'une fois laissé convaincre par son partenaire français. Le quotidien suisse relève que, le 24 avril, E. Macron s'est peu référé à l'Allemagne, pour lui, "l'avenir de l'Europe est français". Néanmoins, outre-Rhin, ce nouveau discours de la Sorbonne est abondamment analysé par les commentateurs et les experts.

Son discours est plutôt bien accueilli à Berlin

En 2017, la vision ambitieuse d'une Union européenne souveraine exposée par le Président français, peu après son élection, avait fait sensation, mais n'avait provoqué aucune réaction de la part d'A. Merkel, rappelle die Zeit. Son successeur a quant à lui développé, voici près de deux ans à Prague, sa vision de l'UE sans s’attarder beaucoup sur la relation franco-allemande. Cette fois, le Chancelier a réagi rapidement au discours d’E. Macron, soulignant sur son compte X (twitter), que l'objectif partagé par l'Allemagne et la France est que "l'Europe reste forte" et que "ton discours contient de bonnes impulsions pour y parvenir".

La ministre des Affaires étrangères s'est également félicitée de la "passion européenne" du Président de la République et affirmé que le "moteur franco-allemand" devait contribuer à rendre l'UE "plus forte, résiliente et sûre". D'autres responsables politiques, relève l’hebdomadaire Stern, notamment chez les Verts, se sont exprimés dans le même sens.

La ministre des Affaires étrangères s'est également félicitée de la "passion européenne" du Président de la République.

Ainsi, Franziska Brantner, secrétaire d'État au ministère fédéral de l'Économie (die Grünen), a observé que le renforcement de la souveraineté européenne est en projet depuis des années et qu'il importe désormais que "l'UE manifeste sa force et sa capacité d'innovation" face aux États-Unis et à la Chine. Président de la commission des Affaires européennes du Bundestag, Anton Hofreiter (die Grünen), voit dans le discours d'E. Macron un "avertissement justifié" pour opérer "une Zeitenwende européenne", il invite O. Scholz à travailler conjointement avec la France et la Pologne, à une "réponse adéquate". Plus que jamais, l'UE est confrontée à des menaces internes et externes, observe Johann Wadepuhl, député CDU, le gouvernement fédéral doit répondre aux propositions d'E. Macron, il est "grand temps" selon lui de surmonter les divergences passées et qu'O. Scholz "accorde à nouveau la plus haute priorité à la coopération franco-allemande".

Un discours "émotionnel" et "courageux", selon Jacob Ross, "qu'aucun dirigeant allemand actuel ne pourrait tenir", E. Macron est, selon cet expert de la DGAP, un "visionnaire" comme "il n'y en a pas eu à la chancellerie fédérale depuis de nombreuses années", raison pour laquelle sans doute "le grand Européen qu'était W. Schäuble" a souhaité que ce soit E. Macron qui rende hommage à son parcours politique. D'autres commentateurs sont moins convaincus, tel Nikolas Busse, critique à l'égard de ces "beaux discours" ("Sonntagsreden") entendus régulièrement à Bruxelles et à Berlin, qui ne répondent pas au véritable problème auquel l'UE est confrontée, à savoir des résultats concrets. Plutôt que de proposer une académie militaire européenne, E. Macron serait bien inspiré d'accroître les livraisons d'armes à l'Ukraine, estime le correspondant de la FAZ. Bien des annonces faites en 2017 sont demeurées des "slogans" et les initiatives solitaires du Président français - la dernière en date étant la possibilité d'un déploiement de troupes sur le sol ukrainien - irritent régulièrement à Berlin, écrit-il. Beaucoup de partenaires d'E. Macron au sein de l'UE peuvent souscrire à son diagnostic sur l'inflation des normes, le manque d'investissements, la trop grande ouverture des frontières, sur les remèdes en revanche, les avis divergent, une chose est sûre cependant, souligne la Wirtschaftswoche (Wiwo), les choses ne peuvent rester en l'état. Celui qui était en 2017 l'un des plus jeunes chefs d'État de l'UE et qui est désormais l'un des plus expérimentés a su donner des impulsions aux 27, note Birgit Holzer. "Qui peut le faire sinon lui ?", demande-t-elle.

Le discours de la Sorbonne met en lumière les "lignes de factures dans la relation franco-allemande".

Néanmoins, le discours de la Sorbonne met en lumière les "lignes de factures dans la relation franco-allemande", souligne Jacob Ross, jugement partagé par Daniel Brössler, qui considère que "l'avertissement" adressé par E. Macron à l'UE s'adresse en priorité au Chancelier allemand, il évoque un "fossé" entre les deux pays sur des dossiers politiques importants.

Cette intervention met de nouveau en évidence les divergences franco-allemandes

L'autonomie stratégique européenne dont E. Macron s'est fait l'avocat est restée longtemps lettre morte, or la guerre en Ukraine a pris au dépourvu l'UE, dont la sécurité dépend toujours de quelques milliers d'électeurs américains des "swing states" en novembre prochain, déplore Jacob Ross. L'appel d'E. Macron aux Européens à ne plus déléguer leur sécurité aux États-Unis semble s'adresser d’abord à l'Allemagne, analyse Michaela Wiegel. En dépit de l'effort budgétaire accompli depuis deux ans en faveur de la Bundeswehr, des divergences importantes subsistent entre Berlin et Paris sur les questions de défense, perceptibles dans le discours d'E. Macron, observe Daniel Brössler. Le Président français est revenu sur l'hypothèse d'un envoi de troupes en Ukraine, justifiée par la volonté d'entretenir une "ambigüité stratégique", il a répété qu'en aucun cas la Russie ne devait l'emporter, évoqué une "préférence européenne" ("Europe first") pour l'acquisition d'armements, ainsi que la dimension européenne de la force de dissuasion, tous sujets sur lesquels O. Scholz a adopté des positions plus prudentes. Alors qu'E. Macron souhaite sortir l'UE de la dépendance à l'égard des États-Unis et construire un véritable pilier européen de l'OTAN, O. Scholz ne se montre pas inquiet de la perspective d'un retour de D. Trump à la Maison blanche. Recevant le 24 avril à Berlin son homologue britannique, le Chancelier s'est voulu rassurant sur la pérennité du lien transatlantique, note Daniel Brössler, se déclarant "tout à fait convaincu que, dans les longues années et les décennies à venir, rien ne changera" dans cette relation, car "les Présidents vont et viennent". E. Macron a pour sa part marqué une ouverture sur le projet allemand de "bouclier anti-missiles européen" ("European Sky Shield Initiative" - ESSI) qu'il avait auparavant critiqué. "Avons-nous besoin d'une défense anti-missiles ? Peut-être", a-t-il admis à la Sorbonne. Le projet ESSI est en effet bâti sur l'importation de technologies américaines et israéliennes, alors que la France et l'Italie peuvent proposer un système alternatif, rappelle la Frankfurter Rundschau.

Les défis que les Européens ont su affronter en commun (covid, Ukraine) justifient l’appel du dirigeant français à se libérer de la triple dépendance créée par le gaz russe, le marché chinois et la garantie de sécurité américaine, souligne Jacob Ross. L'UE ne doit pas se montrer "naïve", estime le Président Macron, alors que, de plus en plus, la Chine comme les États-Unis ignorent les règles du commerce international (Inflation reduction act, subventions aux entreprises chinoises).

Les défis que les Européens ont su affronter en commun (covid, Ukraine) justifient l’appel du dirigeant français à se libérer de la triple dépendance créée par le gaz russe, le marché chinois et la garantie de sécurité américaine.

De même qu'il appelle de ses vœux une initiative commune en matière de défense, E. Macron invite ses partenaires à investir dans les secteurs économiques d'avenir (IA, biotechnologies,…), il s'appuie sur le rapport rendu par l'ancien Premier ministre italien E. Letta, qui plaide en faveur d'investissements communs et pour un renforcement du marché intérieur. E. Macron souhaite aussi une révision des objectifs de la politique monétaire de la BCE, qui ne doivent plus se limiter à la lutte contre l'inflation, mais prendre en compte la croissance et la décarbonation. Bien que l'UE ait accepté le principe de dettes communes pendant la crise du covid - E. Macron cite la formule ("un moment hamiltonien") utilisée par O. Scholz, alors ministre fédéral des Finances - beaucoup de commentateurs s’attendent à une réaction circonspecte de Berlin. E. Macron s'intéresse à nouveau au "portefeuille" de ses partenaires et cette nouvelle proposition de financements communs devrait être accueillie froidement à Berlin, estime la Wirtschaftswoche. Elle est susceptible de provoquer dans les mois à venir de nouvelles tensions entre les deux capitales, avertit Jacob Ross. De même le plaidoyer en faveur de "l'alliance européenne du nucléaire" et du développement massif de l'énergie atomique ne suscite guère d'enthousiasme en Allemagne, observe le Handelsblatt.

Dans ce contexte, la signature, au lendemain du discours de la Sorbonne et après des années d’âpres négociations, d’une déclaration d'intention sur le partage des tâches entre les entreprises allemandes et françaises pour la construction du "char du futur"MGCS ("Main ground combat system") est un signe positif pour la coopération bilatérale en matière de défense. E. Macron pourra utiliser sa visite d'État en Allemagne, en mai, pour promouvoir son projet européen, note la Rheinische Post. Dans une étude publiée récemment par le think-tank berlinois SWP,  Claudia Major et Sven Arnold appellent également aussi à mettre à profit cette visite d'État pour créer une "dynamique positive" afin de promouvoir la souveraineté européenne au sein de l'OTAN et de l'UE, qui prenne en compte les spécificités des deux pays ainsi que la perspective d'un désengagement des États-Unis et qui implique plus fortement les pays d'Europe centrale et orientale, notamment la Pologne (cf. le format Weimar).

Copyrights image : Christophe PETIT TESSON

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