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20/03/2024

[Le monde vu d'ailleurs] - La relation franco-allemande à l’épreuve de la guerre en Ukraine

[Le monde vu d'ailleurs] - La relation franco-allemande à l’épreuve de la guerre en Ukraine
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

L’étroite collaboration maintenue entre Berlin et Paris ("format Normandie") après l’annexion de la Crimée et l’intervention russe dans le Donbass en 2014 est mise à mal depuis l’invasion russe. Après la conférence de soutien à l’Ukraine le 26 février à Paris, où Emmanuel Macron avait suscité la polémique en évoquant la possibilité d’envoyer des troupes au sol, et l’annonce, le 15 mars à Berlin, par Olaf Scholz, Emmanuel Macron et Donald Tusk, du renforcement des livraisons d’armes à Kiev, comment comprendre les divergences de stratégie et de posture, ouvertement assumées, de la relation franco-allemande ? Quelles sont les contraintes auxquelles le Chancelier Scholz, à la peine dans les sondages, doit faire face ?

Le conflit russo-ukrainien, révélateur des divergences entre Berlin et Paris

L'invasion russe de l'Ukraine en février 2022 a mis sur la place publique les divergences qui existent depuis des années entre l'Allemagne et la France, relève Michaela Wiegel. Les tensions sont devenues si fortes, note-t-elle, qu'à l'automne 2022, le Conseil des ministres franco-allemand a dû être reporté. Indépendamment du facteur personnel - la Süddeutsche Zeitung qualifie E. Macron d' "Antischolz" et la FAZ évoque une "bataille de forts egos" - la liste des désaccords est longue (accords de libre-échange, énergie nucléaire, dette, etc..). Avec le Brexit, l’Allemagne a perdu un allié sur beaucoup de ces sujets. Il est à cet égard révélateur que Berlin ait envisagé de régler avec Londres l'épineuse question de la livraison à Kiev des missiles Taurus, comme l’observe la correspondante à Paris de la FAZ. Sur les questions de défense, les dissensions sont anciennes, mais, désormais, les deux capitales ne tentent même plus d’afficher une unité de façade, souligne-t-elle.

"L'agression russe a exposé la naïveté stratégique de Berlin et de Paris, confrontés à la menace la plus sérieuse qui pèse depuis des décennies sur le continent européen."

L'agression russe a exposé la naïveté stratégique de Berlin et de Paris, confrontés à la menace la plus sérieuse qui pèse depuis des décennies sur le continent européen. Pire encore, elle a dévoilé les limites de leurs capacités, relève son collègue Nikolas Busse. E. Macron a longtemps estimé qu'il ne fallait pas "humilier la Russie" et ses marges de manœuvre sont contraintes par l’endettement important de la France, qui limite les livraisons d'armes à l'Ukraine.

En proie au doute sur la viabilité de son modèle, l'Allemagne craint toujours de s'émanciper de Washington, note le FT, l'antimilitarisme y reste profondément enraciné, d’où le sous-investissement dont a souffert la Bundeswehr ces dernières décennies. Mais l'effort désormais consenti par l'Allemagne en matière de réarmement n'a pas renforcé la coopération franco-allemande. Si l'Élysée a fait preuve de compréhension quand le gouvernement fédéral a décidé d’acquérir auprès des États-Unis des chasseurs F-35, son projet de bouclier anti-missiles européen ("European Sky Shield Initiative"), qui implique l'achat de technologies américaines, israéliennes et allemandes, a été ressenti à Paris comme un "affront", souligne Michaela Wiegel. Le différend entre le Président français et le Chancelier allemand est pourtant particulièrement malvenu à ce moment critique de l'agression russe en Ukraine, déplore le New York Times. La perspective d’un désengagement américain du continent européen, probable en cas de victoire de D. Trump, conduit le Président français à relancer l'idée d'une "autonomie stratégique" européenne, tandis que le Chancelier recherche toujours la protection américaine, analyse le New York Times. L'hypothèse, évoquée par E. Macron, d’un déploiement de troupes sur le sol ukrainien, la mention des retards répétés dans les livraisons d'armes occidentales à Kiev, la critique des  "lignes rouges" que les Occidentaux se fixent à eux-mêmes, les mises en garde sur "l'esprit de défaite", la "lâcheté" et sur la nécessité de faire preuve de "courage" sont considérées par les dirigeants allemands comme des critiques à peine voilées à leur encontre. En estimant, comme il l'a déclaré en février dernier, que "la défaite de la Russie est indispensable à la sécurité et à la stabilité de l'Europe", E. Macron s'écarte de la position des dirigeants allemands, qui en restent à la formule selon laquelle "la Russie ne doit pas gagner cette guerre", note le FT.

Le message de fermeté qu'E. Macron voulait adresser à Moscou en parlant "d'ambiguïté stratégique" s'est avéré contre-productif, constate le quotidien britannique, dès lors que la plupart des dirigeants occidentaux, tout particulièrement O. Scholz, ont clairement exclu un envoi de troupes sur le sol ukrainien. Il eût été préférable, estime Nils Schmid, porte-parole du SPD pour la politique étrangère, d'éviter de soulever cette question, alors qu'on sait que le Chancelier y est opposé. Le vice-chancelier Robert Habeck s'est "permis un conseil" en invitant la France à accroître ses livraisons d'armes à l'Ukraine. Cet argument d'une France qui fournit des armes performantes (canons Caesar, missiles SCALP), mais qui participe peu en volume à la défense de l'Ukraine, à la différence de l'Allemagne - deuxième contributeur mondial - revient souvent dans les commentaires outre-Rhin.

"La perspective d’un désengagement américain du continent européen, probable en cas de victoire de D. Trump, conduit le Président français à relancer l'idée d'une "autonomie stratégique" européenne, tandis que le Chancelier recherche toujours la protection américaine".

L’opposition chrétienne-démocrate s’inquiète de l’état de la relation franco-allemande

Les échanges acrimonieux de ces derniers jours entre E. Macron et O. Scholz préoccupent la classe politique allemande. "Jamais les relations franco-allemandes n'ont été dans un si mauvais état", s'inquiète Armin Laschet (CDU), qui déplore un "manque évident d'appétence du Chancelier pour coopérer avec la France afin de faire avancer l'UE", alors qu’E. Macron, souligne la correspondante de l’ARD à Paris, revendique le leadership au sein de l'UE et est prêt à lui administrer un "électrochoc". Friedrich Merz, président de la CDU, affirme que la relation franco-allemande est "quasiment détruite". Il juge "inacceptable" que, lors de la conférence sur le soutien à l'Ukraine à Paris, le 26 février, "le chancelier allemand et le président français soient restés assis face à face pendant deux heures, sans un mot et les bras croisés, et que le chancelier allemand soit ensuite rentré chez lui, muet". Aucun des prédécesseurs d'O. Scholz ne s’est comporté d'une "façon aussi lamentable", accuse Friedrich Merz. Le contexte intérieur en France et en Allemagne ne contribue pas à rapprocher les deux pays, note le FT, "tandis qu'E. Macron se transforme en stratège guerrier, O. Scholz se métamorphose en colombe de la paix", observe la FAZ.  À quelques semaines de l'élection du Parlement européen, le Président français cherche à affaiblir le Rassemblement national, mais E. Macron ne pourra se représenter, alors qu’O. Scholz est confronté à de multiples échéances électorales. Il se présente dorénavant comme "le Chancelier de la paix" ("Friedenskanzler"), conscient que la majorité de ses compatriotes soutiennent l'Ukraine mais redoutent l’escalade du conflit, explique le FT. 59 % des Allemands (65 % des sympathisants du SPD) sont hostiles à la livraison des missiles Taurus à l’Ukraine, approuvée seulement par 34 % des personnes sondées par la ZDF (dont 54 % chez les Verts, 49 % au sein du FDP et 45 % dans l’électorat de la CDU/CSU).

"Ces derniers temps, relève la FAZ, le chancelier trace des "lignes rouges" de plus en plus nettes dans l'assistance militaire à l'Ukraine."

Ces derniers temps, relève la FAZ, le chancelier trace des "lignes rouges" de plus en plus nettes dans l'assistance militaire à l'Ukraine, ce qui conduit aussi le journal à se demander si "le SPD, parti de la paix, est de retour". Norbert Röttgen, député CDU, expert des questions de politique étrangère, croit déceler "la mélodie de la campagne électorale de 2025", il accuse O. Scholz de "plier devant les menaces de Poutine et de brusquer ses plus proches alliés".

Le chancelier et son parti sont à la traîne dans les enquêtes d’opinion (le SPD recueille actuellement 15-6 % des intentions de vote au plan national) et beaucoup de Sociaux-démocrates jugent opportun de miser sur le potentiel électoral de la "thématique pacifique", affirme le journal, ce qui rappelle la stratégie de G. Schröder qui, à la veille des élections en 2002, avait retourné l'opinion à son profit en s'opposant à l'intervention américaine en Irak. Selon Carlo Masala, professeur à l’université de la Bundeswehr, les réactions du Chancelier ont effectivement peu à voir avec la situation en Ukraine, mais s'expliquent en bonne partie par les échéances à venir - élection européenne de juin, mais aussi scrutins régionaux dans trois Länder orientaux en septembre – qui se présentent mal pour le SPD, alors que les partis prorusses et/ou pacifistes (AfD, Linke, Bündnis Sahra Wagenknecht) sont crédités de près de 50 % (Saxe, Brandebourg), voir de plus de 60 % (Thuringe) des suffrages.

La guerre divise aussi la coalition berlinoise

La mouvance pacifiste reste en effet importante en Allemagne. Le quotidien berlinois Tageszeitung dénonce  "le scénario explosif" dessiné par E. Macron. Certes, admet-il, "une intervention directe des pays de l'OTAN dans le conflit aux côtés de l'Ukraine agressée ne constitue pas une violation de la charte des Nations Unies et du droit international, mais elle pourrait menacer l'existence de l'humanité". "Le risque de guerre nucléaire" fait que la position adoptée par O. Scholz apparaît "raisonnable" au quotidien, qui juge "totalement disproportionnée" la discussion sur les missiles Taurus, comme s'il s'agissait de "Wunderwaffen". Au sein même de sa coalition, la livraison de ces armes fait débat, beaucoup de députés libéraux et écologistes, comme Marie-Agnes Strack-Zimmermann (FDP), présidente de la commission de la Défense du Bundestag, et Anton Hofreiter (die Grünen), président de la commission des Affaires européennes, y sont favorables, Annalena Baerbock est également ouverte à cette option.

La plupart des eurodéputés des partis de la coalition ont voté à Strasbourg le 29 février en faveur d'une résolution qui demande la fourniture à l'Ukraine de missiles, en particulier des Taurus, rapporte le tabloïd Bild.. Beaucoup d'experts contestent les arguments successifs avancés par O. Scholz pour refuser la fourniture des Taurus (nécessité d'envoyer des militaires allemands en Ukraine, risque d'escalade).

"Beaucoup d'experts contestent les arguments successifs avancés par O. Scholz pour refuser la fourniture des Taurus."

Bien que l'urgence soit la livraison de munitions à Kiev, ce missile puissant, capable de détruire le pont de Kertch et des sites militaires fortifiés, pourrait apporter une réelle plus-value à l'armée ukrainienne, fait valoir Carlo Masala, peu convaincu par le risque d'escalade, agité par O. Scholz. Pour cet expert, ce risque n'est pas plus important que celui induit par le transfert des Storm shadow/SCALP, l'éventualité d'un emploi de l'arme nucléaire par la Russie étant actuellement "très faible".

La controverse a rebondi le 14 mars au Bundestag. Rolf Mützenich, chef du groupe parlementaire SPD, s'est demandé si "le temps n'est pas venu de parler non seulement de la manière de faire la guerre, mais aussi de réfléchir aux moyens de geler la guerre et ensuite d'y mettre un terme", déclaration qui a suscité une vague de critiques au sein même de la coalition. Les députés du FDP et des Verts ont immédiatement fustigé ces propos, le ministre fédéral des Finances, Christian Lindner, y a vu une manœuvre préélectorale, Marie-Agnes Strack-Zimmermann s'est interrogée sur une remise en cause de la Zeitenwende, son collègue Michael Georg Link, s'est aussi demandé ce que vaut ce "changement d'époque" si l'objectif de l'aide se limite à éviter que l'Ukraine ne sombre. O. Scholz n’a pas désavoué Rolf Mützenich, alors que le ministre de la Défense, Boris Pistorius (SPD), a pris ses distances par rapport à l’idée d’un "gel" du conflit. Quant à l'opposition chrétienne-démocrate, elle dénonce comme Roderich Kiesewetter un "ballon d'essai" du SPD en vue des prochaines élections.

La réactivation du "format Weimar" permettra-t-elle la relance de la coopération franco-allemande ?

Les déclarations d'E. Macron et de Rolf Mützenich illustrent toute la difficulté de la position d'O. Scholz et des attentes totalement divergentes sur le plan interne et externe, analyse Daniel Brössler, le chancelier devant tout à la fois maintenir l’aide à l’Ukraine, la cohésion de l'UE et celle de sa coalition. Pour le commentateur de la Süddeutsche Zeitung, il est de plus en plus clair que, dans la perspective des scrutins à venir, O. Scholz entend être le "garant que l'Allemagne ne sera pas entraînée dans la guerre". Son refus de livrer des Taurus à Kiev et d'envisager l'hypothèse de troupes au sol peut dès lors alimenter le soupçon de décisions motivées par des considérations de politique intérieure, écrit le quotidien de centre-gauche.

"O. Scholz assure ses compatriotes qu'il maintiendra l'Allemagne en dehors de la guerre, mais le respect de cette promesse ne dépend pas de lui, elle est entre les mains de V. Poutine, observe le politologue Henning Hoff et, de ce point de vue, E. Macron est plus cohérent intellectuellement."

O. Scholz assure ses compatriotes qu'il maintiendra l'Allemagne en dehors de la guerre, mais le respect de cette promesse ne dépend pas de lui, elle est entre les mains de V. Poutine, observe le politologue Henning Hoff et, de ce point de vue, E. Macron est plus cohérent intellectuellement. En se réunissant le 15 mars à Berlin, dans le "format Weimar"  (Allemagne, Pologne, France), délaissé pendant de longues années, E. Macron, O. Scholz et D. Tusk ont voulu adresser un message de cohésion et de solidarité avec l'Ukraine, concrétisé par l'annonce de nouvelles livraisons d'armes. Il reste que, note le Deutschlandfunk, comme l’a admis un représentant du gouvernement fédéral, les divergences entre Berlin et Paris subsistent, aussi bien à propos de l'envoi éventuel de troupes sur le sol ukrainien, des projets communs en matière d'armement (avion et char de combat) que sur les traités de libre-échange.

La question se pose de savoir si le "format Weimar" peut être le cadre propice à l’élaboration de compromis entre l’Allemagne et la France, comme ce fut le cas avec le "format Normandie", au sein duquel les deux pays ont défendu jusqu’au début 2022 - sans succès il est vrai - des positions communes pour amener la Russie et l’Ukraine à un règlement dans le Donbass.

Copyright image : Tobias SCHWARZ / AFP

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