Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
14/06/2023

Le diplôme : un marqueur social contesté ? Entretien avec Luc Rouban

Imprimer
PARTAGER
Le diplôme : un marqueur social contesté ? Entretien avec Luc Rouban
 Luc Rouban
Auteur
Directeur de recherche au CNRS

Quelle valeur sociale les Français accordent-ils au diplôme d’études supérieures ? Croit-on encore en la méritocratie et au bien-fondé des diplômes universitaires ? Sur ces sujets, comment les Français se distinguent-ils de leurs voisins anglais, italiens et allemands ? Luc Rouban, Directeur de recherche au CNRS et rédacteur de la note  La société du diplôme, publiée pour l’édition 2023 du Baromètre de la confiance politique, répond à nos questions.

Dans quel contexte avez-vous produit cette note dédiée à la croyance dans la méritocratie et l’égalité des chances en France ? Les résultats ont-ils confirmé vos hypothèses ?

En nous penchant sur la place du diplôme dans nos représentations sociales, notre réflexion visait à interroger plus largement le rapport des Français à la méritocratie dans nos sociétés contemporaines. L'importance accordée au diplôme en dit long sur l’articulation de composantes majeures que sont l’emploi, le travail et la justice sociale dans la psychée collective. Elle dit également beaucoup du lien de confiance qui attache les Français aux institutions et de son érosion.

Les résultats de cette enquête surprennent : contre toute attente, les jeunes valorisent peu les parcours extra-académiques et privilégient les bancs de l’Université. On aurait pu imaginer que les jeunes enquêtés aient tendance à voir dans un "réalisme professionnel" et les expériences de terrain les conditions de la réussite sociale.  

Les conclusions de l’enquête sont en réalité tout autres, et traduisent un très haut niveau de conservatisme en France comme dans les autres pays étudiés en ce qui concerne l’importance de l’enseignement supérieur. Les formations professionnelles, techniques, ou par l’apprentissage sont mises à distance par les enquêtés, particulièrement les plus jeunes (des générations Y et Z, respectivement nées dans les années 1980-1990 et 1990-2000). Indépendamment des enseignements dispensés au cours de la formation, le diplôme est envisagé comme un marqueur social et un instrument d’ascension sociale. Davantage que les résultats obtenus, ou le savoir-faire, c’est donc la "diplomation" qui compte.

Quelle représentation du diplôme prédomine de nos jours ? Comment influe-t-elle sur le classement social en France, en Italie, en Allemagne et en Grande-Bretagne ?

60 % des enquêtés français considèrent qu’il est très important de détenir un diplôme de haut niveau pour être respecté. Ils sont 69 % en Allemagne, 59 % en Italie et 51 % au Royaume-Uni. Une énorme différence prévaut toutefois en France entre les enquêtés des catégories supérieures - qui, pour 70 % d’entre eux, avalisent le rôle du haut diplôme dans le respect social - et ceux qui appartiennent aux catégories populaires, qui ne sont plus que 58 % à partager cette conception. Les Baromètres de la confiance politique successifs mettent en évidence le caractère structurant de cette fracture entre catégories populaires précaires et supérieures en France.
D’un point de vue politique général, le diplôme est encore considéré comme un facteur d’égalité, qui renvoie aux dispositions intellectuelles de tout un chacun. La théorie républicaine perdure, fondée sur l’idée que la capacité rationnelle à développer des raisonnements (ce que traduit l'obtention du diplôme) permet de s’extraire des conditionnements sociaux. Ce phénomène renvoie en creux aux enjeux d’intellectualisation du pouvoir social : parce que détentrices de diplômes, les élites sont perçues comme des personnes intelligentes sélectionnées pour leurs aptitudes. Se pose à l’inverse le problème de l’échec scolaire, difficilement jugé remédiable, couplé aux questions de mobilité et de reconversion professionnelles.

La particularité de la France réside dans son taux de contestation de l’importance du diplôme, qui s’élève à 83 % des enquêtés, contre 75 % de leurs homologues allemands ou britanniques et 54 % de leurs homologues italiens. Si les Italiens accordent moins d’importance au diplôme, cela tient notamment à la spécificité de la structure économique du pays. À elles seules, les micro-entreprises de moins de 10 employés représentent près de 45 % de l’emploi total. En raison de la forte sélection opérée à la fin du collège, l’Italie est également le pays d’Europe où le pourcentage d’étudiants en âge d’avoir un master et détenteurs d’un tel diplôme est le plus faible.

Comment expliquer cette critique de l’importance sociale accordée au diplôme en France ?

La perception du diplôme en France frappe par son ambiguïté : bien qu’on associe au diplôme une valeur et un rôle social essentiel, il n’en est pas moins largement contesté. La critique du diplôme est généralisée, commune aux différentes générations et classes sociales. C’est la marque d’une certaine forme de lucidité sociale à l'œuvre en France, liée à la conscientisation d’une contrainte sociale, qui, bien que contestée, reste acceptée.

Même s’ils valorisent les diplômes du supérieur, peu de Français croient en la méritocratie. Ils sont nombreux à déplorer la faible reconnaissance de leur travail, ce qui accélère la remise en cause de la valeur accordée aux parcours universitaires longs, à l’instar de ceux des avocats ou d’enseignants-chercheurs.

La croyance dans la méritocratie baisse à mesure que se renforce le niveau de précarité : elle passe de 46 % au sein de la frange de la population la plus précaire (définie à partir d’un indice composite incluant le premier quartile des revenus par foyer mais aussi le risque de chômage et la difficulté à “s’en sortir” financièrement) à 63 % pour la portion la moins précaire. Ce scepticisme n’est pas plus marqué en France que dans l’ensemble des pays soumis à l’étude parmi les enquêtés les plus précaires. Mais c’est en France que le différentiel entre ces derniers et les personnes les moins précaires est le plus important.

L’enjeu principal que sous-tend cette critique est celui du respect social et de son revers, le mépris social - associé à la détention d’un diplôme de l’enseignement supérieur. Parmi les enquêtés non diplômés d’études supérieures, le sentiment d’être dédaigné à cause de cette absence de diplôme est récurrent : il est de 35 % chez les enquêtés français, 37 % chez les enquêtés anglais, 32 % chez les enquêtés italiens contre 24 % chez les enquêtés allemands. Ce mépris est ressenti indépendamment de la réussite subjective : parmi les enquêtés non diplômés qui déclarent avoir réussi leur ascension dans la hiérarchie sociale, 54 % déplorent avoir ressenti du mépris social lié à leur absence de diplôme. Bien que libérale sur le plan économique, la société anglaise reste également fortement classante, puisque 60 % des personnes enquêtées non détentrices de diplôme y ont ressenti cette dévalorisation. En Allemagne, seuls 43 % de leurs homologues affirment l’avoir expérimenté.

Les jeunes Français sont particulièrement perméables à ce mépris social: 56 % des enquêtés faiblement diplômés issus de la génération Z en souffriraient, contre 21 % de ceux de la génération des boomers (nés entre 1945 et 1964). Cette discrimination sociale constitue le pendant de la massification de l’enseignement supérieur et de la disqualification sociale de la formation professionnelle ou technique.

Pour une grande majorité, les formations au cours de la vie professionnelle restent inaptes à compenser une absence initiale de diplôme. Cette observation est particulièrement prégnante chez les plus modestes : 70 % d’entre eux considèrent que ces dispositifs fonctionnent mal - au même titre que la mobilité professionnelle, puisque 40 % seulement des Français, quelle que soit leur catégorie socioprofessionnelle, estiment qu’il est facile de changer de métier. Cette mobilité apparaît plus facile en Allemagne (55%) et au Royaume-Uni (53%) mais pas en Italie (21%).

Au total, il faut se méfier des idées reçues : les jeunes sont parfaitement conscients de l’importance sociale des diplômes d’études supérieures et les valorisent bien plus que les générations anciennes, quel que soit le pays étudié. Les diplômes supérieurs restent des marqueurs sociaux qui génèrent le respect même si leur centralité est fortement contestée. Les formations tout au long de la vie s’avèrent partout décevantes.Les filières techniques sont très différemment considérées selon les catégories sociales, y compris en Allemagne où la moitié d’une classe d’âge passe par les écoles professionnelles. Partout, les catégories supérieures considèrent que la voie technique ou manuelle offre peu d’opportunités de réussite sociale. Le monde d’aujourd’hui et de demain est un monde où, contrairement à ce que l’on pense souvent, les hiérarchies sociales se cristallisent plus tôt que dans le monde d’autrefois, celui des boomers.

Copyright Image : MIGUEL MEDINA / AFP

Un professeur de l'université Paris-VI Pierre-et-Marie-Curie (UPMC) s'apprête à remettre un diplôme de doctorat à un étudiant, le 13 juin 2009 à Paris. L'UPMC organisait pour la première fois de son histoire une cérémonie de remise des diplômes de doctorat.

 

 

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne