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19/06/2023

L'Amérique : pays méconnaissable mais allié indispensable

L'Amérique : pays méconnaissable mais allié indispensable
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Chaque semaine, Dominique Moïsi, conseiller géopolitique de l'Institut Montaigne, partage ses réflexions sur les grands enjeux politiques qui structurent l'actualité internationale. Ce lundi, il confie ses inquiétudes sur l'état de la démocratie en Amérique. Plus clivée que jamais, cette nation demeure, malgré tout, un allié indispensable.

Il est une plaisanterie sérieuse qui court à Washington. Le prochain président des États-Unis pourrait diriger le pays, c'est-à-dire, par exemple, faire son discours sur l'état de l'Union ou s'adresser à l'Assemblée générale des Nations unies… depuis sa prison.

Les juges ne semblent pas nuire à la popularité de Donald Trump auprès de ses partisans. Bien au contraire. Plus les charges s'accumulent contre lui, plus les sondages lui sont favorables. La formule classique : "Peut-on confier l'avenir du monde à des électeurs américains ?" est plus que jamais d'actualité. Les élections présidentielles de 2024 sont sur ce plan peut-être les plus importantes que le monde va connaître - depuis celles de novembre 1940, qui virent la réélection de Roosevelt et la défaite du candidat républicain Wendell Willkie. Encore fallut-il Pearl-Harbor pour que l'Amérique s'engage pleinement dans la Seconde Guerre mondiale.

Un clown dangereux et agressif

Ce qui est en cause aujourd'hui, derrière la multiplication des procès contre Trump, n'est rien moins que le statut international de l'Amérique, sa légitimité, sa crédibilité. Peut-on confier sa sécurité et plus globalement son avenir à un pays à ce point divisé sur les fondamentaux, un pays où un ancien président - et qui veut le redevenir - est accusé d'avoir gardé, sinon partagé, des documents ultra-confidentiels, mettant ainsi peut-être en danger la vie de nombreuses personnes dans le monde ? D'un côté, un clown dangereux et agressif, de l'autre un président qui n'a rien à se reprocher et dont le bilan est plus que globalement positif, mais qui fait son âge et même un peu plus. Se peut-il que la première puissance militaire et économique mondiale n'ait d'autre choix à offrir que celle d'être représentée par l'un de ces deux hommes ?

Et l'hyperpolarisation de la société américaine ne se limite pas à l'opposition entre républicains et démocrates. Elle se double d'une division au sein de chaque camp. Ainsi, l'aile la plus extrême du parti républicain ne se résigne-t-elle pas au compromis passé sous la houlette du président de la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, qui a permis à l'Amérique d'éviter le "défaut de paiement". Du côté démocrate - même si les divisions semblent moins criantes - on a l'impression que l'aile gauche du parti ne fait pas toujours la différence entre Biden et Trump. Elle se comporte souvent, pour aller à l'essentiel, comme une version américaine de la Nupes en France.

Une nation au bord de l'implosion

La "Nation indispensable", pour reprendre la formule de l'ancienne secrétaire d'État de Bill Clinton, Madeleine Albright, n'inquiète plus ses alliés comme au début des années 2000, ou il y a plus longtemps encore, lors de la guerre du Vietnam, par son aventurisme interventionniste. Elle les inquiète surtout par ce qu'elle est devenue. Autrement dit, ce n'est pas ce que fait l'Amérique qui est préoccupant - les tentations protectionnistes exceptées (et ce n'est pas négligeable) - c'est ce qu'elle est : son essence beaucoup plus que ses performances. Une nation au bord de l'implosion, un pays en proie à la violence raciale et sociale, où les meurtres par armes à feu se comptent chaque année par dizaines de milliers (à titre de comparaison, il y a moins d'une dizaine de morts par balles annuellement au Japon). Un pays enfin où les infrastructures sont dans un tel état, que des ponts ou des autoroutes s'effondrent à intervalle régulier, du fait du simple poids des ans et de l'absence d'entretien adéquat.

Mais au moment où la Russie et la Chine (la première plus directement que la seconde) menacent l'équilibre des continents européen et asiatique, existe-t-il des alternatives sérieuses à la protection américaine ? La démocratie en Amérique est dysfonctionnelle, mais les États-Unis demeurent la protection ultime, et pour le moment unique, face à la montée des autoritarismes. Dénoncer les faiblesses de l'Amérique, mettre en avant les atouts de l'Europe et de l'Asie (non chinoise) est légitime, mais insuffisant. Face à une Amérique "au bord de la crise de nerfs", il convient de faire preuve de lucidité et de réalisme.

Une représentation de l'Otan à Tokyo

Le danger serait de trouver dans les faiblesses de l'Amérique une forme d'alibi pour justifier la poursuite de relations privilégiées avec des pays dont le comportement à notre égard est tout sauf amical. Depuis l'agression de l'Ukraine, le problème de nos relations avec la Russie a été clarifié. Poutine a choisi, face au monde occidental, la voie de l'isolement. À l'inverse, il y a une "question chinoise". D'accord pour "punir" Moscou, Américains et Européens sont en revanche divisés sur l'attitude à adopter face à la Chine. Une étude récente de l'ECFR (European Council on Foreign Relations) souligne les divergences existant sur ce sujet, entre les deux côtés de l'Atlantique. Seuls 23 % des Européens pensent que l'Europe devrait soutenir l'Amérique dans le cas d'une guerre entre la Chine et les États-Unis sur la question de Taïwan. Et 60 % prônent la neutralité. Les réponses auraient sans doute été différentes si la question posée avait été moins dramatique.

Il n'en reste pas moins que l'interrogation demeure. Que dire aux Asiatiques qui, face à la Chine, souhaitent être toujours plus rassurés ? Sur ce point précis, la question de l'ouverture à Tokyo d'une représentation de l'Otan est particulièrement symbolique. Le Japon y est de toute évidence favorable, la France résolument hostile. Les réserves françaises sont compréhensibles et s'inscrivent dans une longue tradition, qui semble plus que validée par les évolutions intervenues aux États-Unis. Et puis l'Otan a une dimension géographique spécifique. Quand elle sort de sa zone - comme ce fut le cas récemment en Afghanistan - les résultats sont loin d'être probants. Pour autant, est-ce le bon message à envoyer aux Japonais, sans parler des Chinois ? Le retour de la guerre en Europe et la montée des tensions en Asie sont étroitement liés. On ne peut, dans la définition de nos relations avec la Chine, ignorer le soutien politique et financier que Beijing apporte à la Russie de Poutine.

Notre inquiétude sur le devenir de l'Amérique est justifiée. Certains, qui croyaient bien la connaître, ne la reconnaissent plus du tout. Pour autant, dans l'univers toujours plus dangereux qui est le nôtre, la nation méconnaissable demeure - en dépit d'elle-même sans doute - la nation indispensable.

 

Copyright Image : CHIP SOMODEVILLA / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

L'ancien président américain Donald Trump prononce un discours à l'extérieur du clubhouse du Trump National Golf Club, le 13 juin 2023 à Bedminster, dans le New Jersey. Plus tôt dans la journée, M. Trump a comparu devant un tribunal fédéral de Miami pour 37 chefs d'accusation, dont rétention illégale de secrets de défense et obstruction aux efforts du gouvernement pour récupérer les documents classifiés.

 

Avec l'aimable participation des Échos le 18/06/2023

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