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14/11/2016

La démocratie a perdu son champion

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La démocratie a perdu son champion
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Moyen-Orient, Europe, Amérique, Asie,... Dominique Moïsi, conseiller spécial de l'Institut Montaigne, analyse chaque semaine l'actualité internationale pour les Echos.

Plus de soixante-dix années d'histoire viennent d'être remises en cause par l'élection de Donald Trump. L'image de l'Amérique et le rêve qu'elle pouvait incarner pour une partie du monde se sont brisés sous nos yeux.

L'Amérique depuis sa naissance incarnait la démocratie. La démocratie face à l'ordre monarchique, face à l'ancien monde colonial, face aux ambitions des puissances centrales pendant le premier conflit mondial, puis du totalitarisme nazi et de son allié japonais, pendant le deuxième conflit mondial, enfin face au totalitarisme soviétique et communiste pendant la guerre froide. Pour une Europe renaissante, mais toujours fragile, l'Amérique constituait une forme d'assurance-vie ultime dans un monde toujours plus compliqué et dangereux. Le terrorisme mondial s'invitait brutalement chez nous, la Russie redevenait une menace, les ambitions de la Chine grandissaient, mais l'Amérique était toujours là. Parfois incohérente, parfois brutale, mais au bout du compte, notre alliée sinon notre boussole.

Le mariage de populisme et de nationalisme qui vient de porter Donald Trump à la Maison-Blanche détruit d'un coup nos convictions et renforce nos incertitudes. Le 8 novembre 2016, l'Amérique vient brutalement d'entrer dans une nouvelle phase - la cinquième peut-être - de son rapport au monde.

La première phase commence avec le premier mandat de George Washington en 1789 et se conclut avec le déclenchement de la guerre entre l'Amérique et l'Espagne en 1898. Pendant cette première période, l'Amérique se concentre, avant tout, sur elle-même. La conquête de son territoire d'abord, celle, douloureuse de son identité nationale, à travers la guerre civile de 1861 à 1865, ensuite.

La seconde phase commence en 1898 et s'achève en 1945. Pendant cette période, l'Amérique se comporte d'abord comme une grande puissance parmi d'autres, faisant l'acquisition de possessions impériales - c'est à la mode - et participant à deux guerres mondiales. Il existe certes au sein de cette période une parenthèse isolationniste qui commence au lendemain du Traité de Versailles et s'achève en 1941, et qui aura des conséquences tragiques pour l'Europe et le monde. La troisième phase s'ouvre en 1945 et se ferme en 1991 avec la fin de la guerre froide. Pendant cette période, l'Amérique est devenue l'une des deux superpuissances au sein d'un monde bipolaire. Elle est, à travers des institutions comme l'Otan, responsable et garante de la sécurité du bloc occidental. L'écroulement sur elle-même d'une URSS victime de ses contradictions internes se traduit par la victoire d'une Amérique qui a constamment vu son pouvoir ("soft power" autant que "hard") s'accroître au cours des trois périodes précédentes.

Une quatrième période s'ouvre avec la fin de la guerre froide. Elle vient de s'achever sous nos yeux avec la victoire de Donald Trump. Dans cette période de vingt-cinq ans, il y a clairement deux phases avec un avant et un après-11 septembre 2001. Pendant ces années, l'Amérique a eu sans doute plus de pouvoir comparatif que jamais dans son histoire. Mais elle a aussi multiplié les échecs, à travers des aventures militaires malheureuses, coûteuses pour son image autant que son budget, sans parler bien sûr des dommages infligés aux peuples que l'Amérique voulait sauver. Washington a tout simplement perdu la main, laissant - la nature ayant horreur du vide - un espace à une puissance humiliée comme la Russie et à une civilisation réémergente comme la Chine.

Pour comprendre la signification pour l'ordre international du 8 novembre 2016, cette mise en perspective historique était indispensable. En votant pour "l'Amérique d'abord" dans un double accès de populisme et de nationalisme, l'Amérique de Trump semblerait presque nostalgique de la première période de son rapport au monde, celle qui va de 1789 à 1898.

Mais il s'agit là bien sûr d'une réaction parfaitement anachronique pour l'Amérique et particulièrement dangereuse pour l'équilibre d'un monde occidental, qui est en train de perdre ce qu'était pour lui l'Amérique depuis 1945 : un garant, une boussole, sinon un modèle, en dépit de ses nombreux errements et échecs du Vietnam à l'Afghanistan.Pour tous ceux qui, comme l'auteur de ces lignes, se sont toujours sentis plus proches de Barack Obama que de Vladimir Poutine, pour tous ceux qui privilégient la géographie des valeurs, plutôt que la valeur de la géographie, le choc est rude. C'est plus de soixante-dix années d'histoire qui viennent d'être brutalement remises en cause, comme par un coup de baguette maléfique.

La question en effet, n'est pas seulement de savoir si le président Trump appliquera ou non le programme du candidat Trump. Plus que ce qu'il "fera", ce qui compte c'est avant tout ce qu'il "est", lui et son entourage, et comment il est et sera perçu. Ce qui vient de se briser sous nos yeux, c'est l'image de l'Amérique et le rêve qu'elle pouvait incarner pour une partie importante du monde. Il ne s'agit plus de savoir comment "réparer" l'Amérique, mais comment éviter qu'elle ne se brise totalement. Dans une image qui a fait le tour du Net, on voit un photomontage de la statue de la Liberté qui cache son visage entre ses mains de pierre pour pleurer.

Car, au-delà de la crise de légitimité de l'Amérique, à travers le choix par ses citoyens de leur président, il y a bien sûr l'affaiblissement de la démocratie tout court. Après la victoire de Donald Trump, comment s'indigner de l'évolution de l'Europe centrale ou s'inquiéter de la montée du Front national en France ? Et comment en Asie condamner l'évolution des Philippines qui sous l'impulsion de leur nouveau président semblent avoir choisi la Chine contre les États-Unis'

Sur le plan de la realpolitik pure, l'arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche ne peut être perçue par la Chine que comme la confirmation du passage du flambeau de l'Histoire de l'Occident vers l'Asie, du modèle démocratique vers les modèles autoritaires. En ayant choisi la voie du despotisme asiatique, la Russie de Poutine peut avoir le sentiment, non seulement qu'elle a eu raison, mais qu'elle a, désormais, la voie libre du Levant à l'est de l'Europe ? Ne pas s'inquiéter, c'est ne pas comprendre.

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