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24/07/2023

Femmes puissantes à Washington

Femmes puissantes à Washington
 Bruno Tertrais
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie

Quel regard les séries posent-elles sur notre monde ? Quel miroir nous tendent-elles en retour ? Pour ce premier volet de notre série d’été "Le monde au miroir des séries", Bruno Tertrais analyse la façon dont les productions américaines racontent le pouvoir et la diplomatie… au féminin cette fois-ci.

Retrouvez l'ensemble des articles de notre série Le monde au miroir des séries.

Tout avait commencé par The West Wing (À la Maison Blanche, 1999-2006), la série d’Aaron Sorkin dont l’immense succès avait fait de Washington et de l’exercice du pouvoir aux États-Unis des thèmes porteurs pour les séries télévisées contemporaines. On se souvient également de House of Cards (2013-2018), qui en mettait en scène la face sombre.

Il n’est plus novateur de présenter des femmes exerçant le pouvoir au sommet à Washington.

Mais l’un des développements les plus remarquables des séries politiques américaines est d’avoir fait des femmes les principaux personnages de ce pouvoir. Commander-in-Chief (2005-2006) avait ouvert la voie : elle fut suivie, sur un mode satirique, de Veep (2012-2019) et, simultanément, de Madam Secretary (2014-2019), plus classique.

Signe des temps : Netflix a récemment repris ce thème avec The Diplomat (La Diplomate, 2023). Les séries reflètent le monde qu’elles décrivent : Washington est devenue, dans les années 2000, une ville où il fait bon vivre ; et il n’est plus novateur de présenter des femmes y exerçant le pouvoir au sommet.

Il n’y aurait sans doute pas eu de Madam Secretary sans Madeleine Albright. Bien avant Hillary Clinton, celle-ci fut en effet la première femme Secrétaire d’État (1997-2001), sous la présidence de Bill Clinton. Le titre de la série est d’ailleurs le même que celui de ses mémoires, et elle y fait une brève apparition dans son propre rôle. Comme Ruth Bader Ginsburg, juge à la Cour suprême (1993-2020) - et bien plus que Hillary Clinton - elle fait partie des modèles invoqués par nombre de jeunes Américaines désireuses d’accéder aux responsabilités politiques.

À la fois soccer mom et ex-agente de la CIA, arrivée presque par accident à la tête du Département d’État, Elizabeth McCord (Tea Leoni) est un personnage attachant. Comme ses homologues étrangers, elle passe son temps à gérer des crises et à bouleverser son agenda. Et comme toutes les séries, Madam Secretary concentre son attention sur quelques personnages, en l’espèce la garde rapprochée d’Elizabeth McCord.

Soit cinq personnes : une directrice de cabinet, un assistant personnel, un conseiller politique, un speechwriter et une chargée de communication. Ce qui est une nécessité dramatique correspond aussi à une réalité : les cabinets ministériels américains sont beaucoup plus resserrés que leurs homologues français.

Les cabinets ministériels américains sont beaucoup plus resserrés que leurs homologues français.

(Il est plus surprenant en revanche de ne jamais ou presque voir à l’écran les undersecretaries, i.e. les directeurs d’administration centrale). Disposant, pour les besoins de la cause, d’un accès direct au président - ils se connaissent depuis longtemps - McCord se confronte en permanence à son survolté directeur de cabinet, dont le rôle de tour de contrôle de la présidence américaine est excellemment dépeint.

Ces crises sont sans surprises, et la série colle assez bien à l’actualité, de manière plutôt réaliste. On y voit beaucoup de Chine, de Russie, d’Iran, de Corée du nord, et de terrorisme. La compétition avec Pékin fait rage en Afrique, Moscou s’en prend à l’Ukraine, et on évoque la possibilité de donner à Kyiv une garantie de sécurité sur une partie de son territoire… Les relations avec l’Arabie saoudite et Israël sont difficiles, et non dénuées d’une certaine brutalité. Mais on y voit aussi la Secrétaire d’État gérer des rapports complexes avec des pays africains ou asiatiques, non sans parfois tomber dans la caricature, ou à tout le moins laisser transparaître une certaine condescendance américaine.

La France est présentée comme un partenaire fiable dans la lutte contre le terrorisme, mais dévoré par l’appât du gain.

C’est d’ailleurs le cas pour la description qui est faite de la France, présentée comme un partenaire fiable dans la lutte contre le terrorisme, désireux d’entrer dans l’alliance de renseignement des Five Eyes, mais dévoré par l’appât du gain et prêt à sacrifier ses idéaux et ses alliances pour quelques contrats commerciaux. On y voit même Paris annoncer son retrait de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord - jusqu’à ce que les Américains découvrent que c’est sur l’ordre d’un président corrompu. Acheté par la Russie.

Les dilemmes classiques de la politique étrangère - arbitrer en permanence entre différents intérêts, arbitrer entre les intérêts et les valeurs - sont au cœur de la série. Faut-il accepter de recevoir le Dalaï-lama au risque de mettre en cause la coopération sino-américaine dans la lutte contre le changement climatique ? Les deals sont permanents et le "réalisme" prime. Mais la série n’échappe pas à un certain idéalisme, comme lorsqu’un match de football entre Iraniens et Israéliens permet de débloquer une situation délicate, ou lorsque Elizabeth McCord parvient à obtenir une trêve entre factions libyennes après avoir sauvé une petite fille victime d’un accident.

Elle micro-gère fréquemment ces crises, avec le Président et son équipe, depuis la Situation Room de la Maison-Blanche, et l’on voit à plusieurs reprises des scènes reproduisant presque à l’identique les images mythiques du raid des forces spéciales sur Abbottabad (2011). La série est à son meilleur lorsqu’elle décrit la superposition des crises internationales et familiales, conduisant la Secrétaire d’État à s’abstraire de ses contraintes personnelles au bénéfice de ses responsabilités politiques. Elle passe, de manière plutôt habile, du tragique au burlesque au cours d’un même épisode.

Madam Secretary est à son meilleur lorsqu’elle décrit la superposition des crises internationales et familiales.

Ancien Marine reconverti en professeur d’université spécialiste de Saint Thomas d’Aquin, mais qui reprend occasionnellement du service pour la CIA, Henry McCord est le portrait du mari idéal à la sauce américaine. À la fois attentionné et patient, viril et bricoleur, sachant simultanément gérer une libération d’otage et réparer la machine à laver, apte à retourner un agent russe tout autant qu’à consoler sa fille victime d’une peine de cœur, il est le double de sa femme.

Madam Secretary

Les fréquentes scènes de dialogue entre eux dans la chambre à coucher, dans laquelle la Secrétaire d’État rentre épuisée, culpabilisant de ne pas passer davantage de temps avec sa famille, et trouve immédiatement le soutien émotionnel de son mari, sont parfois à la limite de la caricature. Mais la collection de t-shirts Grateful Dead, Peter Frampton ou Red Hot Chili Peppers dans lesquels l’héroïne affectionne de dormir fait partie des détails qui rendent Elizabeth McCord plutôt sympathique. Et après tout, pourquoi ne pas mettre en scène une famille idéalisée, dont les parents s’aiment depuis leur rencontre à l’université et dont le couple ne connaît aucune crise majeure ? C’est finalement devenu original dans les séries américaines contemporaines.

Comme The West Wing, Madam Secretary est une série feel good, dans laquelle quasiment aucun personnage américain n’est fondamentalement mauvais - ceux qui le sont connaissent souvent la rédemption - et qui célèbre en creux l’exceptionnalisme américain. Un classicisme et un optimisme que certains pourront trouver dépassés. Mais comme le disait le New York Times dans sa critique de la série, "la décence n’est pas un vice, et un peu de droiture ne fait pas de mal".

Près de dix ans ont passé depuis l’épisode pilote de Madam Secretary, et le monde des séries n’est plus le même. On retrouve dans The Diplomat, un power couple de diplomates américains passés par l’Irak et l’Afghanistan. L’héroïne, Kathryn Wyler, jouée par l’excellente Keri Russell (déjà vue dans The Americans), se retrouve du jour au lendemain propulsée ambassadrice à Londres, plongée dans une crise mettant en jeu l’Iran, les États-Unis et le Royaume-Uni, mais aussi la Russie. De plus, elle ne le sait pas encore, mais elle est promise à un grand avenir : elle est secrètement short-listée pour devenir la prochaine vice-présidente. Comme Elizabeth McCord, elle fait parfois face aussi au sexisme, voire au harcèlement, mais sait se défendre.

Le couple Wyler est l’inverse du couple McCord. Sous des dehors placides, l’époux de Kathryn, jaloux du succès de sa femme, est cynique et manipulateur. Série beaucoup moins "familiale" (à tous égards), The Diplomat ressemble à un croisement de Madam Secretary avec House of Cards. Mais comme Elizabeth McCord, Kathryn Wyler met toute son énergie à éviter une crise internationale, et à faire en sorte que l’ego et la fierté des responsables politiques ne prennent pas le pas sur la rationalité.

Kathryn Wyler met toute son énergie à faire en sorte que l’ego et la fierté des responsables politiques ne prennent pas le pas sur la rationalité.

Le souvenir de la guerre en Irak pèse sur la série : comme en 2003, le Premier ministre britannique est tout autant enclin à la démonstration de force que son homologue américain, poussant même ce dernier à y recourir. Car, comme dans Madam Secretary, on trouve toujours chez les pays ennemis des États-Unis des personnalités raisonnables avec lesquelles des back-channels ou canaux de communication discrets peuvent être ouverts. Dans la géopolitique hollywoodienne, rien n’est jamais totalement désespéré.

La série n’est pas dépourvue d’humour grinçant et flirte souvent avec le tragi comique, voire avec la farce, au point de rappeler parfois In the Loop (2009), hilarant film satirique sur les relations américano-britanniques au moment de la guerre d’Irak. Mais c’est aussi parce que la réalité dépasse parfois la fiction : la personnalité du Premier ministre est visiblement inspirée par la geste de Boris Johnson. L’ombre de la crise de Suez (1956) plane aussi sur les débats entre les deux pays.

Et sur la France ? On retrouve ici encore un classique : "Les Français aiment qu’on leur demande [la permission de conduire une opération sur leur territoire] afin qu’ils puissent dire non plusieurs fois avant de dire oui", dit le Secrétaire d’État au président américain. Et si Paris hésite, c’est naturellement parce qu’elle tient à préserver ses relations avec Moscou.

Moins réaliste que Madam Secretary - y compris parce que l’ambassadrice Wyler, non contente de gérer depuis son poste l’une des plus graves crises internationales de ces dernières années, y passe 99 % de son temps et ne semble pas avoir d’autres activités - la série n’en est pas moins plaisante. Le jeu de Keri Russell, perpétuellement sous tension, ne souriant presque jamais, glissant le mot f*ck dans une phrase sur trois, et se laissant aller à quelques leçons socioculturelles, comme lorsqu’elle admoneste une jeune assistante ("Cette génération de femmes s’excuse pour tout !"), y est pour beaucoup. La réalisation, conforme aux canons des années 2020, est sobre et soignée. Les think-tankers retrouveront avec plaisir, le temps d’un épisode, Ditchley Park, l’une des plus belles demeures privées du royaume (même si peu d’entre eux, sans doute, se seront baignés dans l’étang comme le font deux des protagonistes).

Au fond, la réussite de Madam Secretary et The Diplomat est aussi de normaliser auprès du grand public la conduite de la diplomatie par des femmes, sans masquer les difficultés et les épreuves qui se présentent encore à elles dans l’exercice du pouvoir du fait de leur sexe.

 

Copyright Image : FR_tmdb, Alex Bailey/Netflix

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