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09/11/2015

Faut-il rompre définitivement avec les énergies fossiles ?

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Faut-il rompre définitivement avec les énergies fossiles ?
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© Guia Besana pour Le Monde

Dans la perspective de la COP21, Le Monde, en partenariat avec l'Institut Montaigne, confronte les analyses de dirigeants de grandes entreprises et de personnalités, experts du climat, économistes et élus. Premier entretien croisé entre Patrick Pouyanné, directeur général de Total depuis octobre 2014, et Jean Jouzel, climatologue et glaciologue, ancien vice-président du groupe scientifique du GIEC. Propos recueillis par Jean-Michel Bezat, journaliste au Monde et Simon Roger, journaliste au Monde.

L’urgence à agir contre le réchauffement climatique est-elle une idée partagée dans le monde de l’entreprise ?
Patrick Pouyanné : Oui, il y a une prise de conscience collective sur l’urgence à agir. Dix, voire cinq ans en arrière, nous n’aurions pas eu autant d’entreprises qui s’exprimaient sur le sujet, y compris les pétroliers qui sont une partie du problème du changement climatique, mais qui sont aussi une partie de la solution. Nous avons eu longtemps une position défensive, mais il est important aujourd’hui d’accepter nos responsabilités.

Maintenant, comment passe-t-on de la conscience à l’action ? Dès que l’on commence à parler de dérèglement climatique, nous sommes confrontés à l’équation climat = énergie. Or, l’énergie, c’est le temps long. Les choix que l’on fait aujourd’hui influencent les politiques énergétiques, avec des impacts sur le climat à l’horizon 2025, 2030 ou 2035. Sans doute est-il nécessaire d’infléchir la tendance du "business as usual", qui nous emmènerait à 5 °C supplémentaires, ce qui n’est pas acceptable.

Jean Jouzel : J’observe en effet une prise de conscience, mais est-elle à la hauteur de l’enjeu ? Nous sommes tous d’accord pour dire qu’il faut éviter d’aller vers un réchauffement de 4 à 5 °C de plus en 2100. C’est le "scénario émetteur" dans lequel rien n’est fait pour lutter contre le réchauffement climatique. Dans ce cas, l’élévation du niveau de la mer, par exemple, se poursuivra, avec environ 80 cm supplémentaires à la fin du siècle. La communauté scientifique le dit depuis une trentaine d’années, nous avons déjà émis les deux tiers du volume des gaz à effet de serre issus des combustibles fossiles qu’il est possible d’émettre pour rester sous le seuil de 2°C de réchauffement.

Il ne nous reste plus que 210 milliards de tonnes de carbone à utiliser, ce qui correspond à une vingtaine d’années de production au rythme actuel. C’est un chiffre clairement exprimé dans le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) : il nous amène à ne pas exploiter 80 % des réserves facilement accessibles, qui représentent environ 1 500 milliards de tonnes de carbone.

Nous sommes au pied du mur dans l’utilisation des combustibles fossiles, qui jouent, chaque année, pour 70 % dans l’augmentation de l’effet de serre. Je précise que cette limitation drastique de l’utilisation des combustibles fossiles est une condition nécessaire mais pas suffisante. Il faut aussi agir sur les autres gaz à effet de serre (méthane, protoxyde d’azote). Ce qui est actuellement sur la table, c’est d’infléchir d’au moins 15 % les émissions d’ici à 2020 et de les diviser par deux ou trois (entre − 40 et −70 %) entre 2020 et 2050, pour accéder à la neutralité carbone à la fin du siècle.

Cela ne revient-il pas à demander à Total de se priver de son cœur de métier ?
Patrick Pouyanné : Total, par ses activités de production de pétrole et de gaz, est au cœur du défi, puisque le pétrole et le gaz représentent environ 40 % des émissions de gaz carbonique. Mais n’oublions pas une troisième source d’énergie fossile, le charbon, qui est pour moi le premier fauteur de troubles, "l’ennemi" en quelque sorte. L’électricité produite avec du gaz émet deux fois moins de CO2 qu’avec du charbon.

L’autre point important dans le débat sur les énergies fossiles, c’est que, dans tous les scénarios pour rester à 2 °C maximums supplémentaires, dont le scénario de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), il y a du pétrole et du gaz au moins à hauteur de 40 %. Le monde en a besoin ! La vraie question est celle du mix énergétique. Total deviendra de plus en plus gazier.

Jean Jouzel : A condition de ne pas dépasser 210 milliards de tonnes !

Patrick Pouyanné :
Il faut faire le tri et voir quelles énergies sont les plus économiques à produire et les moins émettrices. Une première solution pour le CO2, c’est déjà de ne pas émettre. L’efficacité énergétique, pour un groupe pétrolier et gazier comme Total, cela représente deux choses. Nous avons des installations lourdes qui sont consommatrices d’énergie et l’énergie a un coût élevé. Nous faisons des efforts, avec un objectif de 1-1,5 % d’amélioration d’efficacité par an. Par ailleurs, Total brûle du gaz. Entre 2005 et 2015, nous avons divisé par deux le "flaring", ou torchage du gaz, et nous avons pris cette année un engagement volontaire avec la Banque mondiale stipulant qu’à l’horizon 2030 nous allions mettre fin au brûlage continu du gaz dans nos opérations.

Au Nigeria, le torchage des unités de production de Total reste une menace pour la santé des populations locales…
Patrick Pouyanné :
Nous avons divisé par deux le torchage, mais cela ne veut pas dire qu’il est égal à zéro ! Ce n’est pas si simple que cela, il faut trouver les technologies, trouver les financements nécessaires. Les acteurs économiques sont rationnels. Fondamentalement, si nous voulons arrêter le "flaring", c’est parce que brûler du gaz, c’est brûler une ressource naturelle qui peut être valorisée si nous arrivons à la récupérer. Il y a une logique économique.

Quelle est la stratégie d’un groupe comme le vôtre dans le secteur des énergies renouvelables ?
Patrick Pouyanné : Total est l’un des groupes les plus engagés dans ce secteur. Nous avons fait le choix d’investir dans le solaire, nous y avons aujourd’hui 3 milliards de dollars de capitaux. C’est seulement 3 % de ce que pèsent nos capitaux, mais cela fait de nous le numéro deux du secteur du solaire mondial. Nous avons la conviction qu’il s’agit d’un marché croissant et que, dans une quinzaine d’années, ce ne sera plus 3 % mais de l’ordre de 10 à 15 % de notre portefeuille.

Je suis conscient que la part du fossile ira en décroissant dans le mix énergétique mondial. C’est une réalité qui va s’imposer à nous, même si j’espère que le charbon décroîtra plus vite. Les renouvelables vont progresser au contraire, ainsi que les biocarburants. Longtemps, les compagnies pétrolières ont cherché à protéger leurs carburants fossiles en critiquant les biocarburants, mais si l’on peut aider à les rendre profitables, il faut investir dans ces technologies, comme nous le faisons par exemple à la raffinerie de La Mède, dans le sud de la France.

Jean Jouzel : Je remercie M. Pouyanné d’avoir donné un chiffre. J’ai été corapporteur d’un avis du Conseil économique, social et environnemental sur la transition énergétique il y a deux ans. Nous avions alors interrogé Total, qui n’avait pas voulu donner de données sur ce qui était investi dans le renouvelable, parce que ce chiffre était très faible. Vous parlez aujourd’hui de 3 %. Il est certain qu’il faut aller bien au-delà. Quand vous parlez des pays en développement, l’Afrique est un continent béni des dieux pour développer le secteur renouvelable, même si un État comme le Nigeria a du gaz ou du pétrole. Il faut y changer de modèle de développement.

Puisque vous parlez d’investissement, un chiffre avancé régulièrement estime à 500 milliards de dollars par an les subventions aux énergies fossiles à l’échelle planétaire alors que seulement 100 milliards de dollars sont investis chaque année pour les énergies renouvelables. Il faut inverser cette logique.

Patrick Pouyanné :
Ces subventions aux énergies fossiles n’existent pas vraiment dans les pays développés puisque ceux-ci ont, au contraire, des logiques de taxation des carburants fossiles. Mais pourquoi a-t-on de tels montants dans les pays en développement ? Parce que, en Indonésie par exemple, où la population aspire à la mobilité et au développement, une essence à 100 dollars le baril était devenue une charge insupportable. En Afrique, en effet, il y a un potentiel pour les énergies renouvelables. Je crois que le solaire peut être à l’énergie ce que le téléphone mobile est aux télécoms. Le solaire, par l’énergie décentralisée qu’il peut apporter, évite de bâtir des réseaux d’électrification qui nécessiteraient des décennies.

Mais ces mêmes pays africains ont aussi des ressources naturelles, du pétrole et du gaz, qui représentent une partie significative du budget de l’État. L’un des enjeux de la COP21 sera d’organiser des mécanismes de transferts financiers des pays développés vers les pays du Sud pour accompagner leur transition énergétique.

La décroissance est-elle une piste intéressante à explorer ?
Jean Jouzel : Je suis un décroissant pour l’énergie, mais je ne suis pas un décroissant en termes d’emploi ou de qualité de vie. Les chiffres du GIEC nous disent que cette transition énergétique, si elle était réussie au niveau mondial, nous ferait perdre un an de PIB tous les trente ans. Cela me semble acceptable, d’autant plus que ça ne prend pas en compte les bénéfices en termes de qualité de vie générale et de catastrophes évitées. J’aimerais insuffler à M. Pouyanné un certain enthousiasme vers cette transition !

Patrick Pouyanné : L’enthousiasme peut venir si l’on réfléchit à l’horizon de quinze à vingt ans. Lorsque Total a investi dans le solaire, certains actionnaires nous ont critiqués. C’est la difficulté dans les secteurs qui émergent et dont la rentabilité n’est pas immédiate : ils imposent de convaincre les investisseurs et d’être patient. Un groupe de la taille de Total peut se le permettre.

Le marché carbone est-il un autre levier important ?

Patrick Pouyanné : Bien sûr, il faut donner un prix au carbone, c’est un signal très important pour orienter les choix des acteurs économiques. Chez Total, nous testons tous nos investissements et leur rentabilité en intégrant dans le coût un prix de 25 euros la tonne de CO2. Ce prix augmente avec l’inflation au fur et à mesure des années. Les pétroliers européens ont lancé un appel en ce sens en juin. Je ne crois pas à un prix du carbone unique au niveau mondial, mais nous devons encourager l’émergence de mécanismes de prix du carbone dans un maximum de régions du monde. Car je suis convaincu que donner un prix au carbone pourrait être une clé essentielle de la réussite de la lutte contre le changement climatique.

Jean Jouzel : Si l’on ne donne pas un prix au carbone, il sera très difficile de développer le piégeage du CO2, et très difficile d’investir sur d’autres énergies qui restent non compétitives si elles ne sont pas aidées. Il y a des verrous technologiques à faire sauter. Mais un groupe comme le vôtre a des cartes à jouer dans ce domaine comme dans celui de l’efficacité énergétique, de la mobilité.

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