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09/10/2023

Depuis que je suis loin de toi : les nouvelles fractures françaises

Depuis que je suis loin de toi : les nouvelles fractures françaises
 Lisa Thomas-Darbois
Auteur
Directrice adjointe des études France et Experte Résidente

Sondage après sondage, enquête après enquête, un constat aussi factuel que paradoxal semble s’enraciner : les Français sont pessimistes. En effet, la nouvelle édition de l’enquête "Fractures françaises" corrobore un bilan de plus en plus morose. L’opinion française est convaincue d’un déclin prochain, effrayée par l’avenir et dépourvue de confiance pleine et entière dans les institutions et représentants politiques de notre pays. Si cette amertume collective se traduit clairement par une nostalgie croissante - et ce, dans toutes les tranches de la population - elle pourrait bien être la manifestation d’un étrange mal qui semble s’emparer de notre société. Celle du délitement du "proche", moteur de tous les fantasmes et de toutes les frustrations.

Avenir lointain, confiance fragmentée : les recettes de la nostalgie collective d’une citoyenneté de proximité
 
"Le fait d’être habité par une nostalgie incompréhensible…

L’une des premières enseignes de l’enquête est le déclinisme persistant et croissant d’une part non négligeable de la population : pour 82 % des Français interrogés, la France est en déclin, et celui-ci serait irréversible pour 34 % d’entre eux (soit une hausse respective de 7 points par rapport à 2022). Ce sentiment d’affaissement du pays semble traduire un renforcement d’une nostalgie collective présente dans toutes les tranches de la population. En effet, 73 % des Français considèrent qu’en France, "c’était mieux avant", y compris pour les moins de 35 ans qui sont 70 % à répondre affirmativement à cet intitulé. Les sympathisants de droite et d’extrême-droite demeurent toutefois particulièrement représentés dans cette catégorie de la population et manifestent un attachement fort aux valeurs du passé.

73 % des Français considèrent qu’en France, "c’était mieux avant".

Conséquence d’un tel ressenti : une défiance accrue à l’égard de l’avenir et des opportunités et possibilités que le pays pourrait offrir dans les prochaines années. À cet égard, seuls 44 % des répondants - en baisse de 2 points par rapport à 2022 - considèrent que la France est promesse d’un avenir désirable.

serait tout de même le signe qu’il y a un ailleurs."

Cet "ailleurs" que décrit Eugène Ionesco - dans Notes et contre-notes (1962) - pourrait être, en réalité, le "proche". Ce déclin perçu de l’état du pays et de ses valeurs contemporaines est à analyser à la lumière de la confiance des Français dans leur écosystème personnel, professionnel et politique. En effet, la confiance des Français semble d’autant plus forte qu’elle se concentre sur un écosystème proche, connu et à la temporalité plus réduite. Ainsi, si l’avenir - par définition incertain et lointain - effraie, la confiance dans les individus et les organisations demeurent importantes et positives pour les petites et moyennes entreprises (PME) à 80 %, pour les grandes entreprises (44 %), et pour les syndicats (40 %, en hausse de 2 points). L’armée et la police, déployés au plus proche des citoyens, disposent également d’une cote de confiance significative à hauteur respective de 78 % et 72 % des Français. À l’inverse, l’Union européenne ou les partis politiques, jugés plus éloignés du quotidien des Français, n’obtiennent la confiance que de, respectivement, 43 et 17 % des sondés. Enfin, la mondialisation, concept à la réalité absconse et insaisissable, continue à nourrir une défiance non dissimulée pour 60 % des Français.

Le réenchantement du politique : nécessaire antidote à la déconnexion des élites et au combat des idées de demain

"C'est cela, justement, que je ne puis pardonner à la société politique contemporaine… 

Cette tendance se cristallise davantage s’agissant des élus et des représentants politiques. Fréquemment jugés "déconnectés de la réalité et ne se préoccupant pas des Français", ils disposent d’un faible niveau de confiance de la part des sondés, au plus bas depuis 2016. Ainsi, seuls 34 % d’entre eux déclarent accorder leur confiance au président de la République, contre 41 % en 2022. Cette dynamique baissière est particulièrement significative pour les députés, dont le niveau de confiance chute drastiquement de 36 à 29 % en une année. En ce sens, la situation politique à l’Assemblée nationale est de nature à expliquer cette nouvelle défiance : un an après le début de la nouvelle législature, les Français se montrent désormais plus critiques face à l’absence de majorité absolue. Au total, 43 % d’entre eux estimentque la démocratie fonctionne moins bien avec cette nouvelle composition politique contre 31 % l’année précédente.

Enfin, phénomène pour le moins troublant et inquiétant : les maires enregistrent une baisse du taux de confiance à leur égard (69 % contre 72 %). Cette tendance confirme l'inflexion nouvelle mesurée il y a trois ans. Si les Français sont historiquement attachés à leurs maires, "derniers remparts de la République", la crise sanitaire et, plus récemment, les émeutes urbaines de l’été 2023 ont-elles pu asseoir un sentiment que l’action communale était impuissante face à de tels événements ?

Les élus disposent d’un faible niveau de confiance de la part des sondés, au plus bas depuis 2016.

En effet, la manifestation la plus criante de ce déclinisme sociétal est politique et se traduit par l’ascension d’un sentiment de violence : un peu plus de 90 % des Français ont désormais le sentiment de vivre dans une société violente dont près d’un sondé sur trois dans une société "très" violente.

: qu'elle soit une machine à désespérer les hommes."

Ce constat préoccupant - décrit avec une once d’anticipation par Albert Camus (Combat, 1948) - de l’état de l’opinion française sur sa société n’est pas sans conséquence du point de vue du jeu politique. La grande majorité des inquiétudes et des convictions négatives sont en effet ressenties par les sympathisants de la droite et de l’extrême-droite. Ces derniers sont ainsi les premiers à soutenir la nécessité "d’un vrai chef en France pour remettre de l’ordre" : 92 et 97 % respectivement des sympathisants Les Républicains (LR) et Rassemblement national (RN) le pensent, contre 82 % pour la moyenne des sondés. Ce désir de proximité et de réassurance face à un avenir économique, écologique et démographique incertain, alimente ainsi l’adhésion d’une majorité grandissante de Français à l’offre politique du RN, puisque 40 % d’entre eux estime que ce parti est proche de leurs préoccupations, contre 30 % par exemple pour le parti présidentiel ou 29 % pour La France insoumise (LFI).

La grande majorité des inquiétudes et des convictions négatives sont ressenties par les sympathisants de la droite et de l’extrême-droite.

Si le RN semble convaincre plus largement sur sa capacité à être proche des préoccupations des Français, ces derniers n’émettent pas d’engouement particulièrement tranché eu égard au projet de société véhiculé par les partis politiques : ils sont respectivement 34 % à déclarer "adhérer" à la vision sociétale des Républicains mais aussi à celle des écologistes (EELV). 

Dès lors, si comprendre les aspirations et les inquiétudes les plus profondes des Français devient un prérequis à tout débat politique, il devient plus que jamais nécessaire d’alimenter avec ardeur et volonté un débat public de qualité. Comme l’a prononcé Alexis de Tocqueville lors de son discours de réception à l’Académie française : "Car, quoi qu'on en dise, ce n'est point à l'aide de médiocres sentiments et de vulgaires pensées que se sont jamais accomplies les grandes choses."

Copyright image : JEFF PACHOUD / AFP

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