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16/05/2023

Défense, énergie, climat : mobilisation générale

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Défense, énergie, climat : mobilisation générale
 Cécile Maisonneuve
Auteur
Experte Associée - Énergie, Territoires, Développement durable

Quels liens existe-t-il entre conflits armés, énergie et climat ? Comme l’explique Cécile Maisonneuve dans cet article, les questions énergétiques et climatiques ont toujours été prises en compte dans les stratégies de défense et de prévention des conflits. La crise climatique et la transition énergétique impliquent de nouvelles approches. Quelles sont les conséquences du changement climatique sur les stratégies de défense et de prévention des conflits ? Comment les trois dynamiques que sont le changement climatique, les politiques de transition énergétique et la reconfiguration du système international interagissent-elles ? Éléments de réponses.

Le 30 avril dernier, les flottes suédoise et finlandaise ont été placées en état d’alerte après que des sous-marins russes ont été signalés à proximité des câbles sous-marins de transmission électrique et de parcs éoliens offshore. "Nous sommes convaincus que la Russie a cartographié ces cibles d'une manière ou d'une autre" a déclaré la cheffe de la marine suédoise. Au-delà du message de bienvenue envoyé par la Russie aux deux nouveaux États membres de l’OTAN, la Finlande et - bientôt - la Suède, le message est également destiné à l’Union européenne, en l’occurrence aux neuf chefs d’États et de gouvernement réunis quelques jours auparavant, le 24 avril, à Ostende. Au sommet de la mer du Nord, ils se réunissent pour afficher leurs ambitions de développer massivement la production d’électricité éolienne en mer du Nord et baltique, en ligne avec la stratégie de découplage énergétique entre l’Europe et la Russie.

Défense, énergie, climat  : un triptyque aussi vieux que la guerre dont l’actualité est renouvelée par la crise climatique et la transition énergétique

Cet épisode, huit mois après le sabotage des gazoducs Nord Stream au large de l’île danoise de Bornholm, - dont les auteurs restent à ce jour non identifiés - est un puissant rappel du rôle stratégique des infrastructures et ressources énergétiques. La question énergétique a toujours été centrale pour les armées modernes : leur approvisionnement énergétique est une condition de leur capacité à opérer et, de ce fait, les infrastructures énergétiques de l’adversaire font partie des cibles privilégiées pour l’affaiblir, comme l’a rappelé récemment la destruction d’une partie du système électrique ukrainien par l’armée russe. La sécurité énergétique fait aussi partie des facteurs de déclenchement des conflits - guerre Iran-Irak, guerre civile au Sud Soudan… - même si les analyses sur "les guerres de l’énergie" tendent trop souvent à surestimer le contrôle de ressources énergétiques dans les motivations des belligérants, jusqu’à en faire parfois un facteur monocausal, une démarche qui relève plus des fantasmes de la géopolitique de comptoir que de l’analyse scientifique. Elle est à l’inverse aussi un facteur d’apaisement des tensions : la découverte d’importants gisements de gaz en Méditerranée orientale a conduit au récent accord, historique, entre Israël et le Liban sur la délimitation de leurs frontières maritimes et de leur zone économique exclusive.

De même, le facteur climatique est indissociable de l’action militaire : la prise en compte des conditions climatiques a toujours fait partie des paramètres essentiels d’intervention des forces armées. De l’armée croisée assoiffée et écrasée par la chaleur à Tibériade en 1187 à Barbarossa en 1941, en passant par les champs détrempés d’Azincourt, les exemples abondent d’épisodes célèbres de l’histoire militaire où le sort des empires s’est aussi joué sur le front climatique.

Ces considérations classiques restent valides : la quête de la sécurité énergétique et les considérations climatiques continueront d’influencer sur les stratégies de défense, la conduite des opérations militaires et les tensions internationales. Mais la montée en puissance de la crise climatique et la transition énergétique ajoutent de nouvelles perspectives, qui plus est dans un contexte stratégique lui aussi en voie de redéfinition. Quelles sont les conséquences du changement climatique et des politiques pour en réduire l’impact et l’ampleur pour les missions des armées, la stratégie de défense, la conduite des opérations et la prévention des conflits ? Comment les trois dynamiques que sont le changement climatique, les politiques de transition énergétique et la reconfiguration du système international interagissent-elles ?

La crise climatique  : un "démultiplicateur de menaces"

Madrid, 28 juillet 2022 : le sommet sur le concept stratégique de l’OTAN, qui se tient alors qu’une guerre totale fait rage aux frontières de l’Alliance, s’ouvre sur… la crise climatique. La priorité donnée à ce sujet dans un tel contexte reflète le poids que représente désormais le sujet climatique dans l’analyse stratégique. Couramment présenté comme un "démultiplicateur de menaces", il est identifié comme le défi majeur susceptible de modifier l’environnement stratégique comme les conditions de préparation et d’intervention des forces.

Dans le discours public, notamment européen, ce potentiel de déstabilisation de la crise climatique est généralement associé au spectre des migrations climatiques. C’est, par exemple, à travers ce prisme qu’est présenté le projet de loi de programmation militaire 2024-2030 (LPM) en passe d’être examiné par l’Assemblée nationale  : "L’accélération des effets du réchauffement climatique, possiblement doublée d’une crise alimentaire mondiale, pourrait exacerber les phénomènes migratoires et créer de nouveaux foyers de tension." peut-on ainsi lire sur le site du Ministère de la défense, dans le résumé de présentation de la LPM. De fait, la compétition sur les ressources énergétiques, en eau mais aussi en minerais et en métaux critiques pourrait se trouver exacerbée et nourrir les tensions interétatiques en Afrique et au Moyen-Orient, déclenchant de ce fait des mouvements migratoires.

Comme le souligne le document d’évaluation de l’impact du changement climatique présenté en 2022 par le secrétaire général de l’OTAN, l’impact du changement climatique va cependant bien au-delà de ce rôle de déstabilisation des États fragiles et d’exacerbation des tensions internationales. Ce sont aussi les infrastructures de défense elles-mêmes qui sont concernées : leur géographie actuelle n’a pas été conçue pour faire face à l’élévation du niveau des océans de même que leur conception n’a pas nécessairement intégré la multiplication d’événements extrêmes. Et ceci vaut autant pour les infrastructures fixes (ports, bases aériennes) que celles déployées dans le cadre d’opérations spécifiques : l’état des infrastructures routières ou ferroviaires civiles pourrait également être un facteur limitant des interventions.
C’est aussi la fréquence et la difficulté des interventions qui sont en cause  : les armées devront intervenir plus souvent, sur des théâtres plus difficiles, - qu’ils soient frappés par la sécheresse ou, à l’inverse, des inondations, des feux de forêt… - ce qui implique une sollicitation accrue des matériels et des hommes et nécessite donc, dès aujourd’hui, d’en revoir le dimensionnement, l'entraînement s’agissant des troupes, la conception pour les rendre plus robustes s’agissant des matériels.
Plus largement, des programmes de recherche et développement comme de simulations s’imposent dès aujourd’hui pour évaluer l’impact d’un changement systémique du climat sur les performances des moyens aériens et spatiaux. Ainsi, les performances des avions et hélicoptères dépendent directement de la température de l'air, de la pression atmosphérique, des précipitations et du régime des vents. Charge utile, rayon d'action et temps d'attente des opérations aériennes pourraient s’en trouver modifiées.

La transition énergétique  : un potentiel de déstabilisation immédiat

Se préparer dès aujourd’hui aux conséquences multiples et diverses du changement climatique est vital pour les systèmes de défense, d’autant qu’une partie de ses conséquences restent encore inconnues même si chaque rapport du GIEC permet de suivre l’avancée des connaissances en la matière. Il serait toutefois risqué de considérer la question climatique comme un sujet de prospective, fût-ce à moyen terme  : la réalité est que le potentiel de déstabilisation de la crise climatique est déjà là, à travers les politiques de transition énergétique destinées à en atténuer l’ampleur et les effets.

La transition énergétique se définissant comme un processus visant à remplacer un système économique intensif en combustibles fossiles par une économie intensive en métaux, qui reposera largement sur l’utilisation du vecteur électrique, elle signifie une redistribution économique et géographique de la rente énergétique, au profit de pays et d’entreprises qui sauront réduire leur dépendance aux énergies fossiles tout en sécurisant les matériaux et les technologies du système énergétique post-carbone. Tel est notamment l’un des enjeux de la rivalité sino-américaine alors que Pékin entend célébrer le centième anniversaire de la République populaire de Chine, en 2049, comme la puissance dominante des matières premières et des technologies bas-carbone.

Comme telle, la transition énergétique est porteuse de risques accrus de déstabilisation d’autant qu’elle n’est ni linéaire ni homogène  : la crise énergétique européenne montre que la sécurité d'approvisionnement en énergies fossiles reste fondamentale même dans le contexte de l'essor des énergies propres et rappelle que méconnaître cette réalité déstabilise non seulement l'Europe mais aussi les pays importateurs de ressources fossiles situés dans d'autres parties du monde. Ainsi, l’envolée des prix du gaz naturel liquéfié sur les marchés mondiaux en 2022, du fait de la demande européenne, a contraint des pays pauvres tels que le Pakistan à revoir leur transition qui visait à réduire le recours au charbon au profit du gaz, alors même qu’il manque d’électricité pour affronter des épisodes climatiques extrêmes comme la vague de chaleur qui l’a touché en 2022.

L'approche traditionnelle de la sécurité énergétique (diversification des sources et des fournisseurs d'énergie) se double ainsi d'une approche nouvelle de ce concept, à savoir la sécurisation de la chaîne de valeur des technologies bas carbone, qui va de l'exploitation minière des métaux critiques pour les technologies propres (lithium, cobalt, etc.) à la relocalisation de l’industrie dite verte en passant par la transformation des métaux. Cela signifie, en termes de sécurité, que les risques sur les infrastructures énergétiques seront doubles, avec, d’un côté, les risques traditionnels sur les infrastructures fixes et mobiles de production et de transport d'énergies fossiles et, de l’autre, les risques nouveaux sur les nouvelles infrastructures du système décarboné (mines, usines de traitement, réseaux électriques, champs d’éoliennes offshore, infrastructures de stockage de CO2, etc.).

Sécurité climatique, transition énergétique et nouvel ordre stratégique  : des interactions complexes illustrées par la guerre en Ukraine

La transformation des systèmes climatiques et énergétique intervient dans le contexte d’un système international lui-même en voie de recomposition sous l’effet de trois dynamiques :
- l'affirmation par la Chine de sa vision d'un nouvel ordre international et de sa volonté de redéfinir les règles du multilatéralisme selon ses termes,
- le retour d'une menace russe durable pour la stabilité et les valeurs du monde euro-atlantique, à travers l'utilisation, par la Russie, de sa puissance militaire (guerre en Ukraine) et de techniques de cyberguerre (déstabilisation des démocraties européennes),
- la "désoccidentalisation du monde" mise en avant par Michel Duclos, qui se traduit par la montée en puissance, dans de nombreux pays du l'hémisphère sud, d'un imaginaire et de récits différents de ceux véhiculés par la communauté euro-atlantique, liés à la volonté d'apaiser la Chine, à un syndrome post-colonial et à la relativisation des valeurs et principes de la démocratie libérale.

Ces trois dynamiques - stratégiques, climatiques et énergétiques - ne sont pas étanches et interagissent constamment. La manière dont la Russie exploite d’ores et déjà la situation climatique et les difficultés de la transition énergétique préfigure l’avenir des interactions multiples et complexes entre énergie, climat et sécurité. Qu’il s’agisse de l’utilisation (classique) du gaz et (nouvelle) de l'énergie nucléaire (Zaporijia) comme armes et outil de pression contre les États soutenant l’Ukraine ou de la déstabilisation de la présence et de l'influence françaises en Afrique francophone, région stratégique à la fois par ses ressources fossiles et minières et par son rôle critique dans la lutte contre le terrorisme islamiste, la démonstration est claire. Le conflit ukrainien lui-même donne à voir ce qu’est une guerre totale au XXIe siècle, visant également à détruire la capacité de restauration des écosystèmes naturels et du potentiel écologique du pays. Pillage et destruction des ressources forestières et hydrologiques, pollution et tassement des sols, notamment agricoles etc. : c’est à une destruction systématique, peut-être en partie irréversible, du potentiel écologique du pays que vise l’action des troupes russes, rendant plus complexe encore la reconstruction du pays une fois la guerre terminée.

 

Copyright Image : John MACDOUGALL / AFP

Vue de la station de réception du Pipeline Inspection Gauge (PIG), la zone de réception du Nord Stream 2, à Lubmin sur la côte allemande de la mer Baltique, dans le nord-est de l'Allemagne, le 1er mars 2022.

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