AccueilExpressions par Montaigne[À contrevoix] - Paris-Alger : une crise perpétuelle ?La plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne Moyen-Orient et Afrique24/04/2025ImprimerPARTAGER[À contrevoix] - Paris-Alger : une crise perpétuelle ?Auteur Michel Duclos Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie Auteur Xavier Driencourt Ancien ambassadeur de France en Algérie Le sujet en image :Voir la vidéoVoir l'infographie> Télécharger le pdf Découvreznotre série À contrevoix650 000 Algériens vivent en France et plusieurs millions de Français sont d’origine algérienne. Cette réalité démographique, jointe à l’héritage de la colonisation, explique les répercussions aiguës de la crise en cours entre Alger et Paris. La reconnaissance par la France de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, l'arrestation de Boualem Sansal ou les expulsions réciproques d'agents diplomatiques marquent quelques unes des étapes de la détérioration accélérée des relations bilatérales. Les relations entre Paris et Alger sont-elles condamnées à la crise perpétuelle ? OQTF, politique mémorielle, immigration... sur tous ces sujets, le débat doit dépasser la binarité et la caricature. Xavier Driencourt et Michel Duclos en débattent dans ce tout dernier épisode d’À contrevoix.L’accord de 1968 revient incessamment dans le débat actuel. Cette place prépondérante vous paraît-elle justifiée ou artificielle ? La France doit-elle réformer ou abroger cet accord ? Xavier Driencourt : J’ai toujours défendu l’idée selon laquelle il faudrait soit le dénoncer soit le renégocier, pour mettre fin à un régime dérogatoire et à ses nombreuses dérives. Revenons sur son contenu et sa vocation. L’accord de 1968 est important à trois égards au moins. D’abord parce qu’il comporte une valeur politique forte aux yeux des Algériens. Il s’inscrit dans la filiation des accords d’Évian de 1962 qui prévoyaient la libre circulation entre la France et l’Algérie. En mars 1962, on estimait encore que les Pieds Noirs resteraient en Algérie et la libre-circulation vers la France devait donc faciliter leur situation. Mais les Pieds Noirs ont massivement fait le choix de quitter l’Algérie en juillet 1962, et la liberté de circulation n’avait plus lieu d’être. L’Accord de 1968 l’abroge donc et octroie aux Algériens, en contrepartie, un certain nombre d’avantages dont ne disposent pas les autres nationalités en matière de circulation, d'obtention de visas et de regroupement familial. Deuxième raison pour laquelle l’Accord de 1968 importe : la hiérarchie des normes dans l’ordre juridique interne (qui fait prévaloir la Constitution sur les traités internationaux et ceux-ci sur les lois), au nom de laquelle les lois françaises ne s’appliquent pas aux Algériens : ainsi de la loi de 2024 sur l’Immigration. L’accord de 1968 est donc dérogatoire au régime général, avec certains effets pervers : refus de visa ou de recours qui sont annulés par le tribunal administratif ou le Conseil d’État qui reconnaissent que les Algériens ne sont pas concernés par les lois françaises sur l’immigration. C’est ainsi 14 % de la population étrangère en France qui échappe aux lois françaises sur l’immigration.Enfin, contreparties à la renonciation à la liberté de circulation, certains avantages ont été accordés aux Algériens : facilités pour le regroupement familial, reconnaissance de la Kafala [équivalent de l’adoption dans le droit islamique, que la loi française ne reconnaît pas, sauf dans le cas de l’Algérie ] qui sert à abuser de la politique de regroupement familial, grande simplicité de la conversion d’un visa étudiant en un visa de commerçant sans vérification de la viabilité économique du commerce (avec les biais encore plus nombreux générés par le statut d’auto-entrepreneur), etc.Michel Duclos : L'intérêt pour la France de mettre en cause cet accord de 1968 relève à mon sens largement du mythe. Les quelques avantages tangibles qu’il comportait pour les Algériens ont été progressivement remis en cause par les accords successifs qui l’ont révisé, et par la jurisprudence du Conseil d’État. On mentionne la facilité d’installation des commerçants ou artisans algériens - réelle dans le texte de l’accord - mais une décision du Conseil d’État, rendue le 23 novembre 2011, dispose que les textes de portée générale relatifs à l'exercice de l'activité professionnelle envisagée leur restent applicables (dont les conditions de viabilité économique) ; il n'y a donc pas en pratique de vraie différence. Il en va de même pour le regroupement familial : la demande est conditionnée à un séjour depuis 18 mois au moins en France dans le droit commun, durée ramenée à 12 mois pour les Algériens : de 18 à 12, on conçoit que cela ne constitue pas un privilège considérable. Enfin, l’Accord de 1968 a figé les choses : les Algériens ne bénéficient pas de certaines dispositions accordées aux autres étrangers, comme l’accès au passeport talent ou la possibilité pour les étudiants étrangers de travailler en France (¾ de l’année dans le régime commun, la moitié seulement pour les Algériens). Au-delà de l’aspect symbolique, les avantages optiques qu’accorde aux Algériens l’accord de 1968 apparaissent minimes.Michel Duclos : L'intérêt pour la France de mettre en cause cet accord de 1968 relève à mon sens largement du mythe.Allons plus loin. Faire évoluer le régime de l’accord de 1968 peut avoir un intérêt sur un point précis : à l’heure actuelle, l’augmentation de la population algérienne en France se fait à 95 % sur la base du regroupement familial (5 % seulement pour des raisons économiques). Ce n’est pas satisfaisant. Par contre, il est douteux qu’une sortie de l’accord permette de modifier de manière significative les flux globaux de l’immigration algérienne en France. Ce n’est pas en passant d'un régime à un autre que l’on réduira l'attractivité de la France pour une partie de la jeunesse algérienne. C’est en cela que la dénonciation de l’accord - qui comporterait un coût élevé (rétorsions d’Alger sur le terrain économique et dans la coopération sécuritaire notamment) - apparaît comme solution largement illusoire.Toute renégociation ou dénonciation serait donc inutile ? Xavier Driencourt : Les trois renégociations de l'Accord n’ont jamais touché au cœur du dispositif franco-algérien, c’est-à-dire les avantages qui leurs sont accordés. Les autorités algériennes sont très ambiguës sur le sujet : dans l’entretien qu’il accorde à l’Opinion, le 3 février, Abdelmadjid Tebboune estime que l'Accord est fondamental et que 132 ans de colonisation donnent droit à 132 ans de facilité de visa, mais il estime aussi qu’il n’est qu’une coquille vide que rien ne justifie plus. Néanmoins, cet accord a une portée symbolique incontestable. Michel Duclos : Je ne nie pas son impact symbolique ! C’est d’ailleurs le principe même du mythe. Mais la politique ne doit pas être prisonnière du mythe. En France, selon les chiffres du ministère de l'Intérieur actualisés le 4 février 2025, 650 000 Algériens sont présents sur le territoire, sur 46 millions d'habitants en Algérie, soit 1,41 % de la population algérienne. Le chiffre est de 617 000 pour les Marocains, pour une population de 37 millions, soit 1,7 %, et le ratio des Tunisiens est comparable (304 287 Tunisiens sur le territoire français, pour une population de 12 millions d’habitants, soit 2,5 % de la population tunisienne). On voit donc que l’accord de 1968 n’a pas un impact déterminant. Répétons le : dénoncer cet accord n'apporterait de différence qu’à la marge. Xavier Driencourt : Pas exactement… À la différence des autres nationalités, les Algériens peuvent venir en France et être régularisés à partir d’un visa de court séjour, alors que pour les autres, c’est un visa de long séjour ou de travail qui est requis, visa beaucoup plus difficile à obtenir. Les possibilités offertes par l’accord de 1968 conduisent presque automatiquement à la régularisation, c’est un peu comme le calendrier de l’Avent : avec 25 fenêtres à ouvrir, on finit toujours par obtenir un cadeau, en l’espèce un moyen de régularisation. J’ai même observé des cas de familles qui abandonnent leurs enfants en France pour qu’à terme, ce dernier actionne le levier du regroupement familial. Les chiffres de Didier Leschi, directeur général de l'Office français de l'immigration et de l'intégration, sont parlants : en 2024, ses services ont comptabilisé 33 754 Algériens contrôlés en situation irrégulière sur le territoire, et on estime à environ le même nombre les Algériens non contrôlés, soit 70 000. Ces ressortissants arrivent sur le territoire national avec un visa de court séjour et restent en France à son expiration, jusqu'à être régularisés par l’un des biais mentionnés. Michel Duclos : Certes. Gardons toutefois le sens des perspectives. Pour nous qui avons servi l’État toute notre vie, ces modalités administratives revêtent une grande importance. Ce n’est pas cela qui change la réalité des chiffres : il y a, en proportion des populations d’origine, plus de Marocains que d'Algériens en France. Renégocier l’accord, certes, comme cela a été convenu d’ailleurs entre Paris et Alger en 2022 ; n’imaginons pas pour autant que d’autres modalités, ou une sortie du traité de 1968, suffiraient à modifier l’ampleur relative des flux. Si l’on en revient maintenant au point de départ de la toute dernière crise : la reconnaissance par la France de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. S’agit-il d’un prétexte utilisé par Alger ou d’une réelle rupture ?Xavier Driencourt : La reconnaissance par la France de la marocanité du Sahara occidental a été un facteur déclencheur mais la crise est structurellement dormante et permanente. Les relations franco-algériennes traversent toujours des périodes haussières et baissières. C’était déjà le cas durant la période chiraquienne, qui est pourtant la référence d’un temps béni où les relations France-Algérie suivaient le cours d’un "long fleuve tranquille". Le président Chirac avait même souhaité que la Déclaration d'Alger, signée le 2 mars 2003, lors de sa visite d'État en Algérie pour refonder les relations, soit transformée en "un traité d'amitié" inspiré du Traité de l’Élysée avec l’Allemagne en 1963 ! Xavier Driencourt : La reconnaissance par la France de la marocanité du Sahara occidental a été un facteur déclencheur mais la crise est structurellement dormante et permanente.Mais des crises sporadiques n’ont cessé d’émailler les bonnes relations. La loi française du 23 février 2005 "portant reconnaissance de la nation en faveur des Français rapatriés" et prévoyant que les manuels scolaires "reconnaissent, en particulier, le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord" (amendement Vanneste), et qu'ils "accordent [...] aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires [les harkis pour l'Algérie] la place éminente à laquelle ils ont droit" avait été vivement condamné par Abdelaziz Bouteflika, celui-ci avait dénoncé le "négationnisme" et le "révisionnisme" de Paris. Quoique le texte ait été abrogé en janvier 2006, la loi de 2005 a contribué à enfermer les relations franco-algériennes dans le double piège de la mémoire et des visas/ de l’immigration. L’Algérie n’est pas en reste, avec le dépôt régulier de propositions de lois visant à criminaliser la colonisation. En 2010, le secrétaire général du FLN, Abdelaziz Belkhadem, avait appelé à la création de "tribunaux spéciaux pour juger les responsables de crimes coloniaux". Michel Duclos : La crise actuelle s’inscrit bien dans un mouvement cyclique en effet ! Son origine est bien la reconnaissance par la France de la marocanité du Sahara occidental. Celle-ci était devenue nécessaire de notre point de vue, tout simplement pour ne pas "perdre le Maroc". Elle est intervenue dans un contexte où le Président Macron pouvait avoir le sentiment que ses efforts vis-à-vis de l’Algérie n'étaient pas payés de retour; et où par ailleurs Alger voyait ses marges de manœuvre réduites par un certain isolement sur la scène internationale. Mais la méthode compte tout autant que le geste lui-même. Les Algériens s’attendaient - et nos autorités les avaient prévenus en amont - à une évolution de notre position sur le Sahara Occidental ; c’est l'éclat que nous avons donné à cette évolution qui a blessé l’orgueil algérien. La délégation de 150 personnes qui a accompagné Emmanuel Macron au Maroc était trop éclatante pour être ignorée. Nous serions donc dans une forme de "perma-crise" avec l’Algérie, en dépit des bonnes volontés affichées par le Président de la République depuis 2017, notamment sur le plan mémoriel ? Xavier Driencourt : Les huit années d’Emmanuel Macron à l’Elysée ont déjà été marquées par trois crises, malgré la lune de miel des débuts, où celui qui était alors candidat à l’élection présidentielle avait déclaré sur Echourouk, une chaîne privée de la télévision algérienne, que la colonisation était un crime contre l’humanité. La première débute en octobre 2021, quand des propos d’Emmanuel Macron fuitent dans le journal Le Monde. Dans une réunion censée être privée, le chef de l’État avait déclaré: "La nation algérienne post-1962 s’est construite sur une rente mémorielle qui dit : tout le problème, c’est la France" Le Monde avait rendu publics ces propos et Alger avait alors rappelé son ambassadeur. Le deuxième voyage d’Emmanuel Macron à Alger, en août 2022, et la constitution d’une commission d’historiens, avaient constitué des signaux positifs, bientôt suivis d’une deuxième crise, lors de la fuite en France de l'opposante franco-algérienne Amira Bouraoui en novembre 2023, condamnée en Algérie à dix ans de prison ferme. Alger avait qualifié sa fuite d'"exfiltration illégale" et avait de nouveau rappelé son ambassadeur. Enfin, la crise actuelle, ouverte en juillet 2024. L’Élysée avait sans doute en tête de sortir simultanément du piège algérien et de l’impasse marocaine. Après avoir parié, sept ans durant, sur l’Algérie, le constat semblait net : la France n’avait rien reçu en retour, ni sur la question des OQTF, ni sur le plan mémoriel. Au contraire, l'Algérie avait évoqué un "goutte-à-goutte mémoriel", sans paraître apprécier les efforts français ni prendre conscience du coût que représente, sur la scène politique intérieure, toute concession mémorielle. Le pari algérien d’Emmanuel Macron s’était transformé en piège. Les relations avec le Maroc étaient à l’arrêt depuis 2018. Le président français a donc décidé d’un grand renversement des alliances, comparable à l’abandon de la Prusse au profit de l'Autriche en 1756, pour cause de mariage du jeune Louis, futur XVI, avec Marie-Antoinette. En Algérie, la visite d’État à Rabat et au Sahara occidental de Rachida Dati (17 février 2025) et de Gérard Larcher (23 au 26 février), ainsi que la remise du prix Goncourt à Kamel Daoud, dont Alger se persuade qu’elle a été décidée en haut lieu politique, accréditent la thèse d’un complot franco-maroco-israélien. Kamel Daoud est d'ailleurs poursuivi en justice par Fatima Benbraham, éminente avocate algérienne, alors même que François Zimeray, l’avocat de Boualem Sansal, est interdit de séjour en Algérie, ce qui montre bien l’absence de parallélisme. Dans les tribulations de cette crise, ce qui frappe est l’impréparation française, que l’on peut attribuer à la conception de la politique étrangère du chef de l’État : une vision solitaire. Après avoir lancé son pari marocain, il réalise qu’il a sous-estimé la réaction algérienne; il a d’ailleurs pris cette décision majeure dans le vide politique des législatives anticipées, où l’État n’était géré que par un gouvernement provisoire chargé d’expédier les affaires courantes. Alger était tout à fait conscient du climat dégradé de la vie politique en France. Michel Duclos : Piège algérien et impasse marocaine ? De quoi parle-t-on ? Si piège algérien il y a eu, c’est un piège que nous nous sommes tendus à nous même.Piège algérien et impasse marocaine ? De quoi parle-t-on ? Si piège algérien il y a eu, c’est un piège que nous nous sommes tendus à nous même : s’agissant des questions mémorielles, il est légitime bien sûr que la conscience nationale examine son passé.Mais le discours prononcé au Vélodrome d’Hiver par Jacques Chirac le 16 juillet 1995, concernant la collaboration des instances de la République avec l’occupant nazi, avait été le fruit d’une réflexion purement nationale. Benjamin Stora a fait œuvre utile dans le rapport que lui avait demandé le président de la République sur le passé algérien de la France. L’erreur que Paris a faite - et apparemment nous persistons dans cette erreur - c’est de vouloir synchroniser les mémoires - c'est-à-dire de chercher un examen de conscience croisé, concerté, sur les actions que chacun des deux côtés, algérien et français, avaient menées lors de la guerre d’Algérie. Renversement des alliances ? Cela n’a pas grand chose à voir : il fallait faire un choix au XVIIIe siècle entre deux ennemis possibles - l’un protestant, l’autre catholique. Ni l'Algérie ni le Maroc ne sont pour nous des ennemis, ce n’aurait pas de sens de s’allier à l’un contre l’autre ; il faut tenter, même si c’est en effet une œuvre de longue haleine, de garder de bonnes relations avec les deux. Notons d’ailleurs que l’inimitié entre ces deux pays proches de nous nuit indirectement à notre influence ou à nos intérêts : un Maghreb uni péserait beaucoup plus par exemple dans le conflit israélo-palestinien. Notons aussi les éléments impondérables dans cette crise comme dans d’autres, qui brouillent parfois les pistes : l'arrestation de Boualem Sansal, à laquelle les autorités françaises ne pouvaient pas ne pas réagir ; l’attentat de Mulhouse, qui a mis en relief la question des OQTF, élément du "piège algérien" selon Xavier Driencourt, mais qui n’a rien de spécifiquement algérien (le même problème se pose avec beaucoup de pays) ; enfin, l’action des influenceurs algériens incitant à la violence contre les opposants au régime de Tebboune résidant en France - à la demande d’Alger ? - qui appelait là aussi une réponse des autorités françaises. Au-delà de ces différents rebondissements, si l’on cherche à tirer les leçons de cette crise, se pose une question de fond : avec l'Algérie comme avec d'autres États liés au passé colonial de la France, les relations sont par construction sensibles, émotionnelles, périodiquement orageuses ; comment construire un mode de rapport fondé sur des coopérations structurelles qui permettent d’amortir les crises et de garder le cap de la poursuite d’objectifs communs ? Le crescendo de la crise a vu Paris adopter une posture de fermeté. La rhétorique de l’ultimatum est-elle la bonne ?Michel Duclos : Les diplomates s'accordent à dire que l’épreuve de force est parfois nécessaire. Après le choc d’AUKUS, et la rupture de l’accord franco-australien sur les sous-marins, nous sommes allés délibérément à la crise avec Washington. Il n’y a toutefois pas de modèle général. Avec un partenaire comme l’Algérie, manier le bâton de façon publique, utiliser la rhétorique de l’ultimatum, c’est acculer les partenaires au raidissement. Il faut reconnaître à l’Élysée et à M. Barrot, le ministre des Affaires étrangères, une grande intelligence politique pour avoir trouvé une porte de sortie. S’il y a eu "impréparation française", selon la formule de Xavier, l’Élysée et le Quai d’Orsay ont quand même remarquablement manœuvré. Il reste qu’une relation bilatérale ne peut être saine si elle repose trop étroitement sur les relations personnelles entre chefs d’État. Xavier Driencourt : Mais c'est au détriment de l'ambiguïté stratégique, alors qu’en diplomatie, comme dans la dissuasion nucléaire, mieux vaut ne pas dévoiler ses intentions à l’avance.On pourrait être tenté de considérer que c'est parce qu’on a fixé un ultimatum que les Algériens cèdent. Mais la meilleure des stratégies consiste à faire sans dire, sans manier les effets d’annonce. On comprend toutefois la tentation de privilégier la communication à des fins de politique intérieure... Mais c'est au détriment de l'ambiguïté stratégique, alors qu’en diplomatie, comme dans la dissuasion nucléaire, mieux vaut ne pas dévoiler ses intentions à l’avance. Ambassadeur à Alger, j’ai réduit de 60 % le nombre des visas (de 413 000 à 250 000 entre 2017 et 2018) avec bien sûr l’accord de l’Élysée, du Quai d’Orsay et du ministère de l’Intérieur mais sans le dire… Privilégier l’effet d’annonce revient à se priver de l’avantage de la riposte graduée. Il s’agissait donc, de mon point de vue, d’une maladresse. Les relations spéciales entre la France et l'Algérie se justifient-elles encore ? Faut-il mettre fin à "l’exception algérienne" ? Michel Duclos : La nature des relations bilatérales avec un pays ne se décrète pas, mais résulte de l’Histoire collective et des parcours intimes : il y a une vraie solidarité de peuple à peuple de la France à l’Algérie et la réalité humaine s'impose à nous ; des millions de Français ont un lien personnel avec ce pays. Comment échapper à la nature particulière de cette relation ? Une banalisation, si elle intervient un jour, ne pourra se faire que lorsque les générations auront passé. Aujourd’hui, cela ne semble ni possible, ni souhaitable. Ceci étant dit, il ne s’agit pas de devenir prisonnier du caractère trop étroitement personnel de notre relation avec l’Algérie. Sans prétendre "désensibiliser" nos relations, il convient de trouver des modes de relations qui permettent un traitement aussi raisonné et objectivé que possible des inévitables difficultés qui surviennent de façon récurrente. Xavier Driencourt : La relation avec l’Algérie est exceptionnelle par l’histoire. Si l’expédition coloniale a prétendument commencé par un coup d'éventail que le pacha Turc Hussein Dey assena au consul Français Pierre Deval en 1827, ce n’est pas un coup de baguette magique qui effacera cent trente deux années de destin partagé. 10 % de la population française a un lien avec l'Algérie. En revanche, il faut mettre fin au verbiage diplomatique devenu réflexe pavlovien : "partenariat d’exception" est une formule creuse qui ne veut rien dire mais dont on se repaît. L’Histoire est peut-être exceptionnelle, mais le partenariat, lui, n’a rien eu d’exceptionnel, même sous le Président Chirac. Il faut trouver les moyens de passer d’une "relation d’exception" à une relation "normale", ce qui ne veut pas dire "banale". Comment qualifier le régime algérien actuel ? Faut-il parler d’un régime autoritaire ? Souscrivez-vous à l’idée selon laquelle l’Algérie instrumentalise une "rente mémorielle" ? Xavier Driencourt : L’instrumentalisation ne fait pas de doute, le discours anti-français est une sorte de "bouclier humain" derrière lequel s’abrite un gouvernement algérien réélu en septembre 2024 avec 84,3 % des voix. L’administration Tebboune n’est même pas une "démocrature", mais il faut bien parler de quasi dictature à son propos, et le régime politico-militaire s’est raidi depuis la fin de l’ère Bouteflika (1999-2019). L’espace de liberté qui existait encore, une presse relativement critique, des caricaturistes, des artistes qui pouvaient parler de tout, sauf de l’état de santé ou de la famille du président, n’existe plus. Je me souviens d’une initiative que j’avais lancée quand j’étais encore ambassadeur de France à Alger en 2012, à l'occasion des 50 ans de l'indépendance de l'Algérie : Plantu et un célèbre caricaturiste algérois, Dilem, avaient échangé leur place et dessiné respectivement pour le journal algérien Liberté et pour Le Monde : ce serait aujourd’hui inimaginable.Michel Duclos : Je ne me prévaux pas de connaître le pays de l’intérieur, mais je ferai toutefois une observation : les Français doivent rester mesurés quand ils évoquent un pays qui a traversé encore récemment des épreuves considérables.Je ne me prévaux pas de connaître le pays de l’intérieur, mais je ferai toutefois une observation : les Français doivent rester mesurés quand ils évoquent un pays qui a traversé encore récemment des épreuves considérables - dont la France n’est pas responsable - je parle en particulier de la "décennie noire" (1992-2002), qui a vu s'affronter le camp islamistee et l’armée.En Algérie, les déclarations à l'égard de la France correspondent certes souvent à des calculs de politique intérieure; mais peut-on dire qu’il en va différemment en France sur les propos tenus par certains responsables à l'égard de l’Algérie? Quelle est la place des "OQTF", Obligation de Quitter le Territoire Français, dans la lutte contre l’immigration irrégulière ? En quoi la question des OQTF est-elle particulièrement problématique avec l’Algérie, alors même que d’autres pays du Maghreb peinent à les appliquer ? La France est-elle condamnée à l’impuissance de ce point de vue-là ? Xavier Driencourt : La question des OQTF est révélatrice de l’impuissance administrative française non pas seulement vis-à-vis de l'Algérie mais de tous les pays concernés. L’enjeu est exacerbé avec ce pays pour les raisons évoquées et parce qu’existe une volonté nette du gouvernement d’Alger de se débarrasser d’une jeunesse turbulente et hostile au pouvoir ou radicaliséevia les "harraga", ces clandestins qui traversent la Méditerranée. Le trafic est quasi institutionnalisé par les douanes algériennes et sert d’exutoire interne et de moyen de pression envers la France - ce qui est aussi le cas du Maroc vis-à-vis de l’Espagne ou de la Turquie d’Erdogan vis-à-vis de l'Union européenne. En 2022, le ministre de l’intérieur, Monsieur Darmanin, avait accordé à Alger l'autorisation d’ouvrir deux consulats supplémentaires, l’un à Melun, l’autre à Rouen, en plus des 18 qui existent déjà . À quoi servent les consulats, si ce n'est à délivrer des Laissez Passer Consulaires (LPC) ? Mais cette autorisation n’a donné lieu à aucune contrepartie.L’impuissance de notre administration est d’autant plus criante que notre environnement juridique et juridictionnel suscite une sorte d’émulation mieux-disante en matière de droit au visa. Le tribunal constitutionnel, par la jurisprudence dite Genevoix, du 13 août 1993, qui définit en quelque sorte le "statut constitutionnel" de l’étranger, a rendu le juge judiciaire compétent sur la question des OQTF, au nom des libertés de 1789. Les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle sont reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République, étrangers comme nationaux. Dès lors, on a complexifié nous-mêmes à l’envi ce sujet d’ores et déjà difficultueux. Michel Duclos : Il me paraît excessif de parler d’impuissance administrative française. Je laisse de côté les recours juridictionnels, dont le nombre a d’ailleurs été réduit par la loi ces dernières années. Même pour traiter un problème difficile, nous n’allons pas mettre en cause l'état de droit.Mais pour bien cerner la réalité du sujet, il faut d’abord regarder les chiffres. La France prononce bon an mal an de l’ordre de 15 000 à 20 000 obligations de quitter le territoire nationale (OQTF) concernant des ressortissants algériens. C’est une charge administrative importante pour les préfectures. À partir de là, environ 1000 de ces indésirables sont renvoyés car ils ont des papiers d’identité. On compte aussi de 500 à 1000 retours volontaires (toujours parmi les personnes sous OQTF). Nous demandons finalement 2500 laissez-passer consulaires pour reconduire aux frontières les indésirables concernés. Pourquoi ce différentiel (de 15-20 000 à 2500) ? En grande partie pour des raisons internes à notre système, telles que le nombre de places limité dans les Centres de rétentions administratives (CRA), le coût d’un éloignement ( billets d’avion, escortes policières etc.), ou encore les recours judiciaires. Dans de rapports récents, tels que celui de la députée Brigitte Klinkert datant d’octobre 2024, ou de la Cour des Comptes (janvier 2024), on trouve des pistes pratiques pour améliorer cet état de choses : ainsi, il existe environ six fichiers recensant les étrangers en France, qui ne sont pas connectés entre eux, ou encore, dans beaucoup de cas, les contrôles d’identité de nouveaux arrivants ne donnent pas lieu à un enregistrement des coordonnés identitaires des intéressés. Sur les 2500 demandes de laissez-passer consulaire transmises aux consulats algériens, environ 1000 reçoivent une réponse positive, soit 40 % (chiffre d’ailleurs en hausse ces dernières années). Notons que lorsque nous avons tenté, en 2021-2022, de réduire le nombre des visas en conditionnant ceux-ci au nombre de laissez-passer, nous avons dû faire marche arrière car nos partenaires - algériens mais aussi marocains et tunisiens - ont refusé le marchandage. Au total donc, il est illusoire de croire que l’on peut résoudre le problème des OQTF par un coup de baguette magique. C’est un travail de longue haleine qui suppose à la fois une amélioration de nos dispositifs internes et l'établissement d’une relation de travail avec les autorités des pays d’origine qui, pour fonctionner dans la durée, doit être mutuellement profitable. C’est une réalité incontournable. Au-delà des OQTF, quels sont les autres grands pans de la relations franco-algérienne qui sont affectés par la crise actuelle : sécurité et lutte contre le djihadisme ; accords commerciaux ; apprentissage du français… ? Xavier Driencourt : Dans les difficultés avec l'Algérie, on oublie aussi trop vite qu’il existe une alliance objective entre les islamistes et les militaires, qui partagent un même agenda : éradiquer l'influence française.Tous les sujets sont concernés ! Linguistiques, gaziers, économiques… Notre relation avec l’Algérie est caractérisée par sa dimension globale : elle comporte un aspect de politique étrangère aussi bien que de politique intérieure, bien qu’on se soit focalisé sur l’enjeu migratoire. Dans les difficultés avec l'Algérie, on oublie aussi trop vite qu’il existe une alliance objective entre les islamistes et les militaires, qui partagent un même agenda : éradiquer l'influence française. Pour les islamistes, parce que la France incarne l’influence occidentale, pour les militaires parce que la France reste l’ennemi par excellence de l'armée algérienne. Au moment de la décision d’évincer le français comme langue étrangère employée à l’université, en 2019, l’ancien ministre de l’Énergie Chakib Khelil a déclaré que le français était la "langue des perdants". Avant la décision en 2023 d’interdire l'enseignement du programme scolaire français dans les lycées privés. C'est toute l’influence française qui est remise en cause. Michel Duclos : Les échanges économiques avec l'Algérie s’élèvent à environ 11 milliards d’euros, ce qui fait de ce pays notre deuxième ou troisième partenaire en Afrique selon les années . Les relations sécuritaires sont essentielles des deux côtés. Alger a autant besoin de nous que l’inverse : dégradation des relations diplomatiques avec le Mali depuis juin 2023, difficultés dans le Sahel, relations compliquées avec la Russie, pourtant partenaire de toujours sur le plan militaire. Il est caractéristique que ce soit le directeur général de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), Nicolas Lerner, qui ait été reçu à Alger le 13 janvier, au plus fort de la crise. Il y a ainsi des cordes de rappel entre nos deux pays.En sens inverse, les vieilles puissances ont pu caresser l’espoir que, les générations se succédant et le temps passant, le souvenir du colonialisme allait s’atténuer, et donc le ressentiment anti-occidental diminuer. En fait, le contexte géopolitique actuel, caractérisé par la montée du Sud global, nous prend à contre-pied. C'est l’inverse d’un apaisement qui se produit : les anciens pays colonisés, dont l’Algérie, ont l’impression d’être du bon côté de l’Histoire et cultivent le ressentiment. La France peut-elle se permettre d’antagoniser le Sud global, alors que la double menace du désengagement américain et de l'offensive russe nous atteint durement en Europe même ? Il faut au contraire éviter qu’une Algérie de plus en plus anti-française, et une France de plus en plus irritée contre l'Algérie, n’ouvrent la voie à un choc des nationalismes qui serait dommageable pour les deux pays. Abdelmadjid Tebboune a déclaré le 21 mars que son "unique point de repère" était Emmanuel Macron. Quelles sont les prérogatives respectives du Quai d’Orsay, de la place Beauvau et de l’Élysée ? Existe-t-il des divergences d’approche ou une interprétation différente de priorités dans ce triumvirat institutionnel ? Xavier Driencourt : Paris s’adresse souvent à Alger via son ministre de l’Intérieur, et pas seulement en passant par son ministre des Affaires étrangères. En témoigne le rôle de Charles Pasqua, alors ministre de l’Intérieur, dans l’affaire des moines de Tibhirine.Michel Duclos : S’il y a eu des précédents en ce sens, cela reste de mauvaise pratique. Dans l'épisode récent, cela a permis aux Algériens de jouer des différences éventuelles entre d’un côté le ministre de l'Intérieur, en faveur duquel le Premier Ministre avait arbitré, et d’un autre côté le président de la République et le ministre de l’Europe et des affaires étrangères. Il est vrai qu’à la fin, il semble que le camp français a retrouvé une approche commune.Michel Duclos : Il est vrai qu’à la fin, il semble que le camp français a retrouvé une approche commune.L’espoir d’une résolution de la crise a finalement subi un coup d’arrêt, après l’expulsion de douze agent du ministère de l’Intérieur français en poste en Algérie, le 13 avril, suivie de celle de douze agents diplomatiques algériens et du rappel de l’ambassadeur français en Algérie, Stéphane Romatet, pour consultation.Alger avait déjà rappelé son propre ambassadeur, Saïd Moussi, en juillet 2024. Ce revirement fait suite à l’arrestation, le 8 avril, d’un agent du consulat algérien de Créteil, dans le cadre d’une l’enquête sur la séquestration d’un opposant algérien en France. Il est à craindre que, d’escalade en escalade, la situation n’échappe aux parties, provoquant une rupture dommageable des deux côtés.Xavier Driencourt : Le ministère de l’Intérieur a bien conservé ses exigences en matière de reprise des 60 noms qui posaient problème mais elles seront défendues par le ministre des Affaires étrangères, réputé plus enclin à faire des compromis… Le cas Boualem Sansal demeure problématique : il est inconcevable pour la patrie de Voltaire qu’un écrivain soit retenu en otage. Mais il dépend d’une grâce présidentielle, et la présidence algérienne ne manquera pas de faire valoir que sa justice n’est pas politique, en ne se privant pas de jouer sur le contexte hexagonal tendu. Les Algériens sont de fins observateurs de la vie politique française…. Il faudra donc hausser les enchères : peut-être en appuyant à Bruxelles les discussions en cours entre la Commission et l’Algérie pour renégocier l’accord d’association UE-Algérie qui date de 2002. Pour conclure, comment percevez-vous la suite ? Xavier Driencourt : La difficulté est grande, à la jonction des affaires étrangères et de l’intérieur. Il faut que la France cesse de considérer Alger comme un partenaire d’exception tout en distinguant les relations avec le régime de Abdelmadjid Tebboune de celles entretenues avec le peuple algérien.Michel Duclos : Je dirais qu’il ne sert à rien de nier la volonté de l'Algérie officielle de s'éloigner de la France. Cela ne devrait pas nous empêcher, comme je l’ai déjà dit, d’identifier avec Alger des éléments de coopération structurels - sur le plan sécuritaire mais dans d’ autres domaines aussi - qui permettent d’amortir à l'avenir les chocs. Une manière de nourrir cette démarche serait, dans un cadre bilatéral et peut-être non officiel, de procéder à ce que l’on pourrait appeler un exercice de "prospective positive": sur des sujets clefs, notamment l'économie et la circulation des personnes, comment imaginer des scénarios "gagnant-gagnant" à échéance par exemple de dix ans ? N’y a-t-il pas un chemin vers une situation où, par exemple, les échanges économiques laisseraient une place plus importante à des transferts de haute technologie de la France vers l’Algérie et les questions migratoires seraient gérées en bonne intelligence ?Propos recueillis par Hortense Miginiac.ImprimerPARTAGERcontenus associés 14/01/2025 2025 : sept défis géopolitiques pour la France Michel Duclos