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20/01/2012

Claude Bébéar : "Sous sa forme actuelle, le capitalisme ne peut pas survivre"

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Claude Bébéar :
 Institut Montaigne
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Institut Montaigne

Dans une interview donnée au journal suisse Neue Zürcher Zeitung am Sonntag début janvier, Claude Bébéar, le président de l’Institut Montaigne, fustige les comportements qui minent le capitalisme.

Interview réalisée par Charlotte Jacquemart (Extraits)

NZZ am Sonntag :En 2003, vous avez écrit un livre intitulé Ils vont tuer le capitalisme. En ce début 2012, diriez-vous que c'est chose faite ?

Claude Bébéar : Pas encore. Mais toutes les erreurs que j'avais alors pressenties se sont manifestées au cours des dernières années. Sous sa forme actuelle, le capitalisme ne peut pas survivre. Nous sommes aujourd'hui entrés dans une phase critique.

À qui fait référence le "ils" du titre de votre livre, qui sont les fossoyeurs du capitalisme ?

Tous ses acteurs en fait. Les régulateurs ont une grande part de responsabilité. Depuis 10 ans, ils ont supprimé quasiment toutes les réglementations en vigueur. Presque tout est permis. Cette situation a favorisé la spéculation à court terme, ce qui va à l'encontre de l'essence même de l'économie, qui repose sur le long terme. En tant que chef d'entreprise, lorsque je réalise un investissement important, je me projette sur plusieurs années.

Personne ne vous en empêche.

Pas directement. Mais la vision à court terme des marchés financiers constitue un véritable obstacle pour les décisions relevant du long terme. Les rapports trimestriels auxquels obéissent de nos jours les marchés n'indiquent aucunement comment marche l'entreprise. Ils sont complètement absurdes. Les sociétés devraient s'insurger contre ces rapports, mais la plupart les craignent.

N'est-ce pas ce que souhaitent les investisseurs ?

Non. Le problème est que nous disposons désormais de cotations boursières à la seconde. Il y a 20 ans, elles n'avaient lieu qu'une fois par jour. Et qui y trouve son compte ? Les spéculateurs. Leurs transactions leur permettent de gagner des sommes considérables en quelques secondes à peine. Il n'existe pas d'équivalent économique à ces opérations. Il devrait être interdit de réaliser des transactions au rythme de la nanoseconde. Même verdict pour les ventes à découvert, qui consistent à vendre des actions qu'on ne possède pas.

En quoi les ventes à découvert sont-elles dommageables ?

En principe, elles ne le sont pas. Cette pratique existait déjà autrefois, mais elle obéissait à certaines règles. Or celles-ci ont été supprimées. Résultat : les spéculateurs font courir des rumeurs qui mettent les actions à rude épreuve pendant une courte période, le temps pour les agitateurs de réaliser des gains substantiels. J'ai moi-même vécu cette situation avec Axa. Même le prêt d'actions peut avoir des conséquences néfastes : moyennant le versement d'une certaine somme, j'emprunte des titres afin de pouvoir peser sur les décisions d'une assemblée générale. Pourtant, en réalité, je n'en suis nullement le détenteur. Un exemple typique de bluff. Les titres prêtés devraient être déclarés. Chacun saurait ainsi de quoi il retourne : "Ces actions ne lui appartiennent pas. Il n'a pas son mot à dire."

Accorde-t-on de nos jours trop d'importance aux cours de la bourse et aux valeurs des marchés ? Aujourd'hui, ils interviennent même dans la comptabilité.

La prise en compte des évaluations de marché dans la comptabilité est une véritable catastrophe. Elles n'ont rien à y faire car elles n'ont aucun rapport avec la réalité économique. Encore un exemple d'échec des régulateurs. Pourquoi ? Parce que les cours de la bourse n'ont encore jamais traduit la valeur réelle d'une société. La bourse, c'est seulement un endroit où les uns achètent ce que les autres souhaitent vendre. C'est ainsi que le prix s'établit. Mais la valeur réelle des entreprises est en fait bien plus élevée ! Vous ne me croyez pas ? Laissez-moi vous le démontrer : lorsqu'une entreprise en rachète une autre, le prix sur lequel elles tombent d'accord est très largement supérieur au cours, de 30, voire de 40 %. Cet exemple montre bien que la valeur économique d'une société n'a rien à voir avec son cours journalier en bourse.

Mais cela ne nuit à personne.

Mais si ! Depuis que les évaluations de marché sont prises en compte dans la comptabilité, les cours boursiers sont devenus très volatils. Avec quelles conséquences ? Prenons l'exemple des assureurs. Ils ne détiennent guère plus d'actions que de placements. Cela serait pourtant sensé car ils peuvent investir sur le long terme. Mais comme même les assureurs doivent, à la fin de l'année, comptabiliser leurs placements à la valeur du marché, ils préfèrent s'abstenir et acheter des emprunts d'État qui ne rapportent rien aux assurés. Au cours des dernières années, les régulateurs n'ont cessé de se soumettre au diktat du court terme. Ce faisant, ils encouragent la spéculation et non les investissements à long terme. Ils voudraient anéantir le capitalisme qu'ils ne s'y prendraient pas autrement.

Vous critiquez en tout premier lieu les régulateurs. Les investisseurs n'ont-ils pas une part de responsabilité ?

Si. Réaliser des transactions à court terme est aujourd'hui d'une telle simplicité pour les investisseurs qu'ils en deviennent dépendants, sans même s'interroger sur le sens économique de ces opérations. La plupart ne cherchent que le profit à court terme. Au lieu de décrire l'activité et la nature des entreprises, la radio et la télévision ne parlent que des variations quotidiennes de la bourse.

Comment rectifier le cours des choses ?

Les sociétés doivent commencer par se désolidariser des marchés financiers, des analystes et des agences de notation. Mais cela demande du courage. Et c'est là que le bât blesse : les sociétés n'en ont plus beaucoup. Leurs dirigeants manquent de cran. Alors qu'ils pourraient agir en toute indépendance, nombre d'entre eux prennent des décisions destinées à satisfaire les marchés financiers dans l'immédiat, mais néfastes à long terme pour leur société.

Les agences de notation sont devenues omniprésentes. Qu'en pensez-vous ?

Rien du tout. Les agences de notation expriment un avis. Libre à chacun de l'écouter. Mais les régulateurs accordent beaucoup trop d'importance à cette opinion isolée. Il n'est pas nécessaire d'interdire les agences de notation. Ce qu'il faut, c'est modifier certaines réglementations afin qu'elles aient moins de poids. Par exemple, les caisses de retraite et les assurances ne devraient pas être dépendantes des avis des agences. Or c'est le cas aujourd'hui. Et cette situation pose problème. Car les agences se trompent aussi souvent que tout un chacun. Elles ne devraient pas peser sur les choix d'investissement des caisses de retraite.

Vous condamnez nombre des outils inventés par les marchés financiers au cours des dernières années. Les instruments dérivés et les transactions à court terme, pour n'en citer que quelques-uns, ne rendent-ils pas les marchés plus efficaces ?

C'est là tout le problème : les marchés ne sont pas efficaces. Ou alors comment expliquez-vous qu'aujourd'hui le cours d'une action puisse varier de 10 % sur une seule et même journée sans que l'entreprise considérée n'ait connu de changement substantiel ? Le constat est clair : la bourse n'a rien à voir avec la réalité.

Quelles réformes sont les plus urgentes ?

L'objectif des entreprises doit être de fidéliser les actionnaires. Il faut donc créer des incitations à cet effet. Par exemple, le droit de vote peut être subordonné à la durée de détention de l'action. Il est également envisageable de donner à ceux qui ont plus d'ancienneté plus de voix qu'à ceux qui ont acheté leurs actions il y a une semaine. Je peux également décider de verser davantage de dividendes à ceux qui me sont fidèles. En France, c'est déjà autorisé, mais dans des proportions ridicules : si quelqu'un conserve une action pendant plus de 2 ans, j'ai le droit de lui attribuer 10 % de dividendes supplémentaires. On devrait verser trois, voire quatre fois plus aux personnes qui gardent leurs actions ! Voyez ce qui s'est passé avec les caisses de retraite. Il y a 10 ans, ces actions étaient détenues pendant 7 ans en moyenne. Aujourd'hui, cette durée est passée à 7 mois ! Pourquoi ? Parce que, lorsque les transactions se multiplient, certaines personnes gagnent beaucoup d'argent. Si je peux verser à la caisse de retraite trois fois plus de dividendes, elle y réfléchira à deux fois avant de vendre. Et, avant tout, la vente doit être justifiée.

Faut-il envisager de taxer les transactions financières ?

Il faut tout d'abord vérifier la faisabilité d'une telle mesure. Ce qui est sûr c'est que les coûts des transactions sont proches de zéro aujourd'hui. Cette situation favorise la spéculation. De nos jours, vous ne payez pas grand-chose lorsque vous jouez en bourse. Les tarifs ont implosé. Il y a 20 ans, il était inenvisageable de réaliser une opération en quelques secondes. C'était la ruine assurée.

Faut-il néanmoins sauver le capitalisme, qui nous a apporté tant de prospérité ?

Oui. Car rien ne peut se substituer à la propriété privée et au libre-échange. Tout nationaliser ? L'Histoire nous l'a bien montré : le communisme n'a su générer que pauvreté et corruption. Tous les anciens pays communistes sont rongés par la corruption, même la Chine. Pour sauver le système capitaliste, les gouvernements doivent agir rapidement de sorte que l'honnêteté et la transparence soient de nouveau la règle. Même les simples vols ont un jour fait l'objet d'une décision visant à les condamner. Ce sont avant tout les règles qui régissent la bourse qui ont un effet dévastateur.

Comprenez-vous les membres du mouvement "Occupy Wall Street", qui montent des tentes à New York, Paris, Zurich pour protester contre le monde de la finance ?

Tout à fait. Néanmoins, je ne suis pas sûr qu'ils aient choisi le bon moyen de se faire entendre, mais bon... Je ne sais pas si c'est le cas en Suisse, mais en France, la plupart n'ont aucune idée de la manière dont fonctionne le système économique. L'économie n'est pas enseignée à l'école. C'est une erreur. L'ignorance est un vrai problème quand on souhaite faire évoluer les choses. Mais il est tout à fait normal que les gens s'indignent : aujourd'hui, trop de personnes s'enrichissent grâce à des opérations financières qui n'apportent rien à l'économie nationale et qui même lui nuisent. L'indignation est également de mise face aux jeunes qui, après avoir reçu de l'État la meilleure éducation possible, choisissent de travailler dans la branche financière au lieu du secteur industriel, qui rapporte moins. Ils devraient rembourser à l'État le coût de l'enseignement qui leur a été prodigué.

Les indignés pointent aussi du doigt les salaires faramineux de certains patrons. À juste titre ?

Oui, car ceux-ci creusent d'énormes fossés au sein de la société. Je suis toutefois contre la fixation de plafonds dictés par la loi. Les États-Unis ont déjà essayé d'appliquer une telle mesure. Avec le résultat que l'on sait : des plans d'option ont rapidement été mis en place afin de contourner la loi. Je crois en la transparence, qui doit être exigée par la loi. Elle permet aux actionnaires de réagir en toute connaissance de cause. En outre, les salaires des dirigeants doivent être fonction des résultats des sociétés. Au cours des dernières années, de nombreux patrons ont géré leurs banques de piètre façon. Pourtant, ils ont dans le même temps empoché des sommes indécentes. Cela doit être interdit. Les hauts salaires versés dans une société doivent avoir une justification. Si les employés ne comprennent pas pourquoi leurs dirigeants gagnent autant, leur loyauté s'en ressent. Et sans loyauté, pas de motivation, ce qui nuit considérablement à l'entreprise.

Au cours de votre carrière, vous avez vous-même gagné énormément d'argent. Votre salaire était-il justifié ?

En effet, j'ai gagné beaucoup d'argent. J'ai toujours publié (bien avant que la loi ne l'exige) et motivé mon salaire. Je voulais que mes employés le comprennent et l'acceptent. Était-il trop élevé ? En 20 ans, j'ai réussi à bâtir la plus grosse compagnie d'assurances au monde, en partant de rien. Quiconque réussit doit être récompensé. En revanche, lorsque les dirigeants de la grande banque suisse UBS encaissent des millions alors qu'ils acculent la banque à la ruine, c'est plus que choquant.

De nos jours, les employés changent beaucoup plus souvent d'employeur. Comment expliquez-vous cette instabilité ?

La loyauté envers l'employeur a pâti du fait que les sociétés n'estiment pas à leur juste valeur ceux qui leur sont véritablement dévoués. Quand les employés ont le sentiment que leur entreprise ne se sent plus responsable d'eux, ils n'éprouvent plus aucune responsabilité vis-à-vis d'elle. Nous suivons l'exemple des États-Unis et traitons nos employés comme des éléments d'actif dont l'on peut disposer à sa guise. Pourtant, pour les employés, le salaire n'est pas la seule chose qui compte. Ils ont besoin de se sentir estimés, de recevoir des marques de reconnaissance pour leur travail. Or ils sont aujourd'hui considérés comme des mercenaires.

Était-ce vraiment mieux autrefois ?

Oui. Les patrons de jadis étaient souvent critiqués à cause de leur pouvoir. Toutefois, nombre d'entre eux jouaient un rôle social et s'occupaient de leur personnel. Mais le credo de l'efficacité a sonné le glas de cette structure relationnelle. Les sociétés sont devenues anonymes. Les employés ont perdu le lien émotionnel qui les unissait à l'entreprise. On change d'emploi aussi souvent que de vêtements. La faute en incombe aux employeurs. La plupart des employés feraient volontiers preuve de loyauté mais les entreprises ne leur en laissent plus du tout l'occasion. Elles ont oublié à quel point la loyauté est précieuse pour leur prospérité.

Des millions de jeunes Européens sont au chômage. La faute aux employeurs ?

Les jeunes chômeurs sont de deux types : il y a ceux qui ne trouvent pas de travail malgré leur diplôme et ceux qui n'ont pas reçu de formation. Les écoles françaises accueillent 200 000 enfants issus de l'immigration qui ne comprennent pas le français. À quels postes les entreprises peuvent-elles recruter ces jeunes ? Autrefois, les tâches manuelles ne manquaient pas. Mais il n'existe aujourd'hui en Europe presque plus de postes à la Charlie Chaplin. Il est donc primordial de former ces jeunes et les employeurs doivent comprendre qu'ils ont une mission sociale. Avec son système d'apprentissage, la Suisse est bien meilleure en la matière. La France aurait tout intérêt à suivre rapidement son exemple ! Laissez-moi toutefois souligner que nous ne pouvons pas reprocher aux entreprises de ne pas embaucher les jeunes non qualifiés. Néanmoins, elles doivent jouer un rôle dans le système de formation.


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