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05/05/2025
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Au Vatican, un conclave géopolitique

Au Vatican, un conclave géopolitique
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

S'il restait des agnostiques, pour ne pas dire des athées, pour douter de l'existence du Sud Global, François eût dû les convaincre, lui qui, considéré comme un pape “anti-occidental", a joué un rôle géopolitique important et mis les périphéries au cœur de son pontificat. Après sa mort le 21 avril, lundi de Pâques, dans quel contexte s'ouvrira le 7 mai le conclave destiné à désigner son successeur ? Quelle est l'influence du catholicisme d'inspiration trumpienne ? Quels sont les principaux papabile et leurs atouts ? Michel Duclos, qui rappelle que le prisme cardinalice demeure religieux avant d’être politique, livre ici son analyse géopolitique.

Beaucoup d’observateurs s’accordent à penser que le conclave, qui va s’ouvrir à Rome le 7 mai pour choisir un successeur au pape François, devrait être un conclave "géopolitique". Que faut-il entendre par là ?

Il y a d’abord le profil du pape défunt : les prises de position de l’ancien archevêque de Buenos Aires ont illustré une sensibilité caractéristique du Sud global. Il a constamment marqué une attitude de méfiance vis-à-vis de la vieille Europe et de l’Occident. Face à l’agression russe contre l’Ukraine, il n’a pas hésité à exhorter les Ukrainiens à céder ni manqué d’accuser l’Alliance Atlantique, dans le droit fil des positions du Sud global, d’être à l’origine du conflit. Sur Gaza, il a prononcé le mot de "génocide" à l’encontre des Israéliens : aucun souverain pontife n’aurait pu soutenir l’État hébreux dans les circonstances actuelles, mais on peut douter qu’un pape "classique" eût usé d’un tel vocabulaire.

Nous avons interrogé la grande historienne de l’Église contemporaine, Emma Fattorini, auteur notamment d’un livre sur Pie XI, Hitler et Mussolini (2007) qui a fait date. Le professeur Fattorini dresse un parallèle saisissant avec Jean-Paul II : le pape venu de l’Est a contribué à faire trembler sur ses bases le communisme soviétique. Il croyait en une Europe forte et réunifiée. Pas plus que François, il n’était un progressiste sur le plan des mœurs. Le pape François a voulu réorienter l’Église dans un sens Nord-Sud, nommant ainsi un grand nombre de cardinaux des continents africain, asiatique et latino-américain, effectuant de nombreux voyages vers les "périphéries" de l’Église, en évitant le plus possible la vieille Europe.

Le pape François a voulu réorienter l’Église dans un sens Nord-Sud.

Aujourd’hui, note Madame Fattorini, les anciens bastions catholiques d’Irlande et d’Autriche n’ont plus de cardinaux, non plus que Paris, Londres, Cracovie, Milan ou Venise ; tandis que la Thaïlande et le Myanmar fournissent l’une et l’autre un cardinal à l’Église.

Ajoutons : Oulan-Bator et Téhéran, où pourtant les catholiques ne sont pas légion. Quand François est venu récemment en France, ce fut à Marseille puis Ajaccio, c’est-à-dire sur les rives de la Méditerranée : il ne s’est rendu ni à Paris ni à Lyon. Et cela pour entretenir une "religiosité populaire" qu’il opposait au fond au caractère décadent des élites européennes traditionnelles.

Son cœur de cible était l'Église qu’il considérait comme la plus vivante, celle des grands nombres aussi, notamment en Afrique. On peut dire que le pape François a été un pape "anti-occidental" comme Jean-Paul II avait été un pape antisoviétique. Par contraste, il a signé et renouvelé un accord avec la Chine qui accorde à Pékin un pouvoir de co-nomination des évêques chinois ; c’est un des aspects de son héritage qui fait le plus débat au sein du Sacré Collège. Un point commun avec Jean-Paul II, l’un et l’autre hyper-centralisateurs : ces deux pontifes ont délaissé l’appareil diplomatique du Vatican, qui avait connu son heure de gloire à l’époque de "l’ost-politik" (processus d’Helsinki notamment).

Face à cette orientation donnée à l’Église par le pape François, le Conclave devra nécessairement se poser la question : faut-il ou non poursuivre dans cette direction ? Un autre facteur important devrait également conférer au choix du futur pape un caractère géopolitique : il s’agit bien sûr de l’irruption du Trumpisme, avec son étrange aile catholique, jadis animée par Steve Bannon (non pratiquant), maintenant incarnée par le terrible M. Vance, le vice-président converti il y a quelques années au catholicisme.

Le catholicisme MAGA

La menace que représente le catholicisme trumpien, du point de vue d’un catholicisme post-Vatican II "classique", est de trois ordres : sur le plan financier, dans une Église aux finances toujours aussi compromises, les catholiques MAGA peuvent acquérir une influence certaine, au moins à moyen terme, en investissant par exemple certaines institutions-clefs pour la formation des futurs prélats ; sur le plan idéologique, J.D. Vance est porteur d’une théorie hétérodoxe- l’ordo amoris - qui justifie les politiques anti-immigration par la thèse (réputée augustinienne) selon laquelle la charité doit s’appliquer en priorité à ses proches et, ensuite seulement, par cercles concentriques, aux étrangers. C’est à cette thèse que s’est opposé avec force le pape François dans sa lettre aux évêques des États-Unis d'Amérique en mettant notamment en avant la parabole du Bon Samaritain.

Enfin, sur un plan géopolitique - nous y revenons - on peut imaginer un mouvement qu’Olivier Roy, grand spécialiste des religions, décrit dans une interview passionnante au Nouvel Observateur, comme une "alliance de valeurs anti-woke entre l’Amérique, la Russie, l’Inde de Modi et l’Argentine de Milei, contre une Europe décadente et wokiste". Selon le professeur désormais basé à Florence - et proche de certains milieux romains - "dans cette stratégie, il est essentiel de reconquérir l’Église catholique pour donner une âme à cette coalition et en faire un levier d’influence dans le Sud, mais surtout pour éviter de se trouver confronté à un "concurrent sur le marché des valeurs".

On peut naturellement émettre des réserves à l’égard de cette analyse ; entre autres, il n'apparaît pas évident que M. Vance puisse exercer une influence déterminante sur sa propre église nationale. Sur les questions migratoires, les évêques américains résistent frontalement à Trump. Ce qui nous paraît incontestable cependant, c’est que la voix sans fioriture du pape François a été l’une des seules, en tout cas la plus puissante, à se faire entendre au plan universel en opposition au tintamarre idéologique de Donald Trump et de ses épigones. En sera-t-il de même de son successeur ?

Dans une Église aux finances toujours aussi compromises, les catholiques MAGA peuvent acquérir une influence certaine.

Sur ce point, Olivier Roy met en garde contre un prisme trop simplificateur pour décrire les clivages internes au sein du Sacré Collège. Le consistoire est une assemblée d’hommes d'Église, préoccupés avant tout des affaires internes à celle-ci.

Honni comme "wokiste" par certains, le pape François, au-delà de certaines audaces trouvant vite leur limites (la bénédiction des couples homosexuels, vivement contestée en Afrique notamment), est resté conservateur sur le plan des mœurs : sa condamnation de l’avortement a emprunté un vocabulaire d’une rare violence. Enfin, comme l’indique là aussi Olivier Roy, à côté des questions de géopolitique et de doctrine, les "prises de position du pape se sont déroulées sur une autre grille, non pas libéralisme contre conservatisme, mais charité contre normativité (le cœur plus que la loi)". En corollaire, il a systématiquement mis en relief les vertus pastorales par rapport aux qualités de gestionnaires chez les prélats qu’il a promus (80 % des cardinaux-électeurs ont été nommés par François) - ce qui est peut-être l’image que retiendra de lui de Conclave.

Habebimus papam (nous aurons un pape)

Finalement, qui pour succéder au pape François ? C’est d’autant plus difficile à dire que l’Église d’aujourd’hui est parcourue de multiples clivages et qu’une grande partie des cardinaux ne se connaissent pas. Les débats en "congrégations générales" précédant le conclave peuvent donc avoir une réelle importance.

Il est vraisemblable que les membres du conclave privilégieront une certaine stabilité, surtout que le pape François a lancé beaucoup de balles qui sont encore en l’air, par exemple sur le thème central de la "synodalité" ou sur celui de la place des femmes dans l’Église. Sur un autre plan, on imagine mal un pape "effacé" ; les cardinaux ont certainement conscience de l’importance d’exister, pour le prochain souverain Pontife, dans la sphère médiatique omniprésente de notre époque.

Un nouveau pape du Sud pour succéder au pontife argentin ? C’est possible bien entendu, compte tenu du nombre de cardinaux du Sud nommés par le pape François : parmi les électeurs, 65 viennent cette fois d’Afrique, d’Asie, d’Amérique Latine, d’Océanie ou du Proche-Orient, contre 70 venant de l’Ouest, dont 53 Européens. Lorsque l’on consulte la liste des "papabile" que publient les journaux, ou encore l’étonnant site (d’orientation conservatrice) "The College of Cardinals Report", peu de cardinaux du Sud paraissent présenter les qualités "d’hommes de synthèse", que pourrait rechercher le conclave pour surmonter ses divisions. Avec des exceptions sans doute, dont le cardinal Luis Antonio Tagle, l’ancien archevêque de Manille, qui exerce depuis 2019 de hautes fonctions à la Curie romaine, cochant ainsi beaucoup de cases ; ou, pour prendre un autre exemple, le cardinal Fernando Chomali, archevêque de Santiago du Chili, qui préside avec un grand charisme à la reconstruction d’une église nationale laminée par les abus sexuels.

Un retour à un pape italien est-il possible ? Ou à un pape "méditerranéen" pour tenir compte de l’archevêque de Marseille, Jean-Marc Aveline, et du Maltais Mario Grech, cheville-ouvrière du "synode sur la synodalité" ? Ce serait l’hypothèse que nous privilégierions précisément parce que la "capacité de synthèse" est l’atout traditionnel des prélats italiens. Parmi ceux-ci, les noms de Mgr Parolin, le bras droit de François ces dernières années comme Secrétaire d’État, ou celui de Matteo Maria Zuppi, l’archevêque de Bologne, sont souvent cités. Il est significatif qu’un trio concentre actuellement les attaques de certains clans conservateurs dans les médias : Tagle, Parolin et Zuppi.

L’Église d’aujourd’hui est parcourue de multiples clivages et qu’une grande partie des cardinaux ne se connaissent pas.

Avançons aussi l’hypothèse du cardinal franciscain Pierbattista Pizzaballa, malgré son "jeune âge" (60 ans) : patriarche latin de Jérusalem, lombard de naissance, son comportement dans l’effroyable crise ouverte depuis les attaques du 7 octobre 2023 inspire le respect.

Résidant à Jérusalem depuis 1990, parlant hébreu mais grand défenseur des Palestiniens dans l’épreuve qu’ils traversent, Pizzaballa représenterait un choix pour le coup très "géopolitique" - et qui ne manquerait pas d’être reçu comme tel dans la sphère MAGA.

Copyright image : Andreas SOLARO / AFP
Deux cardinaux (le Canadien Frank Leo et le Néo-Zélandais John Atcherley Dew) et un garde-suisse au Vatican, le 29 avril.

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