Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
10/07/2023

Après Jénine, Israël est-il son pire ennemi ?

Imprimer
PARTAGER
Après Jénine, Israël est-il son pire ennemi ?
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Chaque semaine, Dominique Moïsi, conseiller géopolitique de l'Institut Montaigne, partage ses réflexions sur les grands enjeux politiques qui structurent l'actualité internationale. Ce lundi, il dénonce la violence de l'intervention israélienne contre les "Brigades de Jénine" et souligne les torts d'un gouvernement qui s'enferme dans une vision idéologique haineuse. La poursuite d'une telle escalade de violence accentue l'isolement du pays sur la scène internationale et le rejet des gouvernants par la diaspora.

Dans les journaux télévisés du monde entier, les images se succèdent et se ressemblent. Tout sépare l'Ukraine et la Cisjordanie : la géographie, l'histoire, les enjeux géopolitiques. Tout sauf l'essentiel : les victimes civiles. En intervenant comme elles l'ont fait à Jénine, il y a quelques jours, les forces armées israéliennes visaient un centre opérationnel de commandement des "Brigades de Jénine".

Cette intervention, la plus importante depuis 2005 s’est déroulée au sein d'un camp de réfugiés de 14 000 personnes.

Mais cette intervention, la plus importante depuis 2005 (entre 500 et 1000 hommes, accompagnés de véhicules blindés, sous la protection de l'aviation et de drones) s’est déroulée au sein d'un camp de réfugiés de 14 000 personnes. Des réfugiés qui sont souvent les enfants et les petits-enfants de Palestiniens qui vivaient, ou vivent encore, dans des camps depuis 1948 et la création de l'État d'Israël.

Cette escalade de la violence ne débouchera probablement pas sur une troisième intifada, mais elle rend encore plus lointain et plus abstrait tout espoir de solution politique. L'idéal sioniste incarné par Theodor Herzl et David Ben Gourion était-il d'imposer la loi du plus fort à ses voisins, comme pour effacer des mémoires un passé historique tragique où les juifs se trouvaient dans la position du plus faible ? Des enfants abusés tendent-ils à reproduire, une fois parvenus à l'âge adulte, les sévices dont ils ont été les victimes ?

Israël isolé du reste du monde

Au cours de la semaine écoulée, Israël ne s'est pas contenté de "neutraliser des terroristes", mais a détruit les infrastructures d'une ville au sein de la ville : approfondissant encore, et ce, pour de nouvelles générations, le fossé existant entre Israéliens et Palestiniens.

Un jour viendra où cette accumulation de victoires tactiques se retournera contre l'État hébreu, et où les jeunes élites israéliennes ne se reconnaissant plus dans les choix et les pratiques de leur gouvernement, si profondément éloignés des valeurs juives, se retireront délibérément d'un projet qui n'est plus le leur. Ce n'est plus la démographie palestinienne qui constitue la principale menace à terme pour l'État d'Israël, c'est le comportement de ses dirigeants politiques.

La démographie palestinienne ne constitue plus la principale menace à terme pour l'État d'Israël, mais le comportement de ses dirigeants politiques.

Pour revenir au pouvoir, sinon pour échapper à la justice, Benyamin Netanyahou s'est allié avec "le diable" : des nationalistes extrêmes qui ont fait de la religion de la terre, l'alpha et l'oméga de leur politique, et qui flirtent avec le racisme, quand ils n'y sombrent pas. Ils ne sont pas conscients que le monde a profondément changé. Sous leurs yeux aveuglés par la passion, l'intolérance, sinon la haine, se déroulent des évolutions qui rendent suicidaires leurs dérapages.

Il n'y a pas si longtemps encore, Israël pouvait se présenter comme la première ligne de défense du monde occidental face au fondamentalisme islamique. Et cet argument joue encore auprès de ceux qui voient dans l'Islam la principale menace qui pèse sur nos sociétés. Mais la réalité est tout autre. À l'heure de la menace russe, la première ligne, ce n'est plus Israël, c'est l'Ukraine.

Le comportement des dirigeants actuels d'Israël fragilise les communautés juives dans le monde et l'isole même des diasporas qui constituaient un des plus forts soutiens de Jérusalem.

Loin de conforter l'Europe et plus globalement l'Occident, le comportement des dirigeants actuels d'Israël, fragilise les communautés juives dans le monde. Et isole même Israël des diasporas qui constituaient un des plus forts soutiens de Jérusalem. L'exemple des États-Unis est révélateur. La majorité (plus de 70 %) des juifs américains est derrière le parti démocrate et le président Biden, en dépit des critiques toujours plus vives qu'ils expriment à l'égard de la politique israélienne. Le problème de la double allégeance ne se pose plus. "Pour en être vertueux, on n'en est pas moins homme", faisait dire Molière à Tartuffe. "Pour se sentir proche de l'idéal sioniste, on n'en croit pas moins à des valeurs universelles : de l'exigence de justice, au respect de l'autre".

Une violence excessive

En cédant aux pressions de l'extrême droite et en particulier aux lobbies des colons, Israël contredit les objectifs qui sont les siens et vide peu à peu de leur contenu les accords d'Abraham signés avec nombre de pays arabes. Si la principale menace pour Israël est l'Iran des Ayatollahs et ses ambitions nucléaires, pourquoi prendre le risque de s'isoler de ses principaux soutiens dans le monde, en adoptant vis-à-vis des Palestiniens une politique qui oscille entre l'oubli dédaigneux et la violence excessive ?

La reprise des relations diplomatiques entre l'Iran et l'Arabie saoudite, scellée à Pékin grâce à la médiation chinoise, constitue tout à la fois un succès pour l'empire du Milieu et un revers diplomatique pour Israël. Ignore-t-on à Jérusalem que sans des progrès notables sur la question palestinienne, les relations entre Israël et l'Arabie saoudite ne pourront être normalisées ?

Bien sûr, les autorités palestiniennes portent une part de responsabilité certaine dans la dégradation des relations entre les deux peuples. Faible et corrompue, l'Autorité palestinienne a laissé un boulevard à des organisations extrémistes qui dépendent (ou non) de l'Iran. Mais, l'extrémisme des uns nourrit l'extrémisme des autres, et le plus fort a toujours une responsabilité plus grande, surtout lorsque l'écart de puissance, de richesse, (de confiance aussi) est à ce point considérable.

Au niveau local, il y a "trop" d'Israël et "pas assez" de Palestine. Mais, au niveau mondial, avec moins de dix millions d'habitants, Israël ne représente même pas la marge d'erreur statistique dans le calcul des populations chinoises et indiennes ! "Le splendide isolement" ne convient pas à un État qui a besoin d'amis et d'alliés solides pour survivre à long terme.

Vulnérabilité et humanité

Contrairement aux dirigeants politiques, qui sont au pouvoir à Jérusalem, les scénaristes de la république de Tel Aviv qui produisent des séries à succès comme "Fauda" ou "Téhéran", semblent avoir parfaitement compris cette nécessité stratégique et s'efforcent en dépit de tout, à préserver et développer le soft power d'Israël. Dans ces deux séries mentionnées plus haut, les protagonistes, qu'ils soient arabes ou perses, sont traités avec nuances, avec toutes leurs vulnérabilités et humanité. Dans la série Téhéran, l'un des chefs des services secrets iraniens est présenté comme un homme profondément humain, soucieux de la santé de son épouse, tout autant que de l'élimination des agents du Mossad.

Si seulement la politique israélienne pouvait s'inspirer, ne serait-ce qu'à la marge, du talent des scénaristes des séries télévisées, nous n'en serions pas là.

Avec l'aimable participation des Échos le 09/07/2023

 

Copyright Image : Jaafar ASHTIYEH / AFP

Le soleil se couche sur Jénine, en Cisjordanie occupée, le 4 juillet 2023. La plus grande opération militaire menée par Israël depuis des années en Cisjordanie occupée s'est poursuivie pour la deuxième journée du 4 juillet, faisant au moins 10 morts parmi les Palestiniens et forçant des milliers de personnes à fuir leur domicile, le gouvernement ayant déclaré qu'il avait frappé "avec une grande force" le bastion des militants.

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne