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Rencontres
Avril 2019

Ce que diront les élections de l'opinion publique européenne

Lundi 15 avril 2019, l’Institut Montaigne et le Conseil européen des relations internationales (ECFR) ont co-organisé un petit déjeuner ouvert sur le thème “Ce que diront les élections de l'opinion publique européenne”. Moins de deux mois avant les élections européennes, ce temps d’échange a permis de prendre le pouls des sociétés européennes et de donner à voir l’état de l’opinion des citoyens, ses grandes tendances et ses éventuelles fractures. L’événement fut notamment l’occasion de mettre en parallèle les enseignements politiques tirés du Baromètre des Territoires 2019 publié par l’Institut Montaigne, en partenariat avec Elabe, et une autre vaste enquête, publiée par l’ECFR, intitulée Ce que les Européens veulent réellement : cinq mythes déconstruits. Les échanges, modérés par Jean-Christophe Ploquin, rédacteur en chef au journal La Croix, ont réuni le directeur des études de l’Institut Montaigne, Nicolas Bauquet, la directrice du programme Europe Puissance de l’ECFR, Susi Dennison, ainsi que Catherine Fieschi, directrice de Counterpoint. Découvrez les quatre points à retenir de cette matinée. 

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La grille d’analyse divisant l’Europe entre nationalistes d’une part et progressistes d’autre part est non seulement inexacte, mais également dangereuse

L’enquête menée par l’ECFR, qui a décrypté les aspirations d’Européens issus de 14 Etats membres de l’Union européenne, représentant 80 % des sièges au Parlement européen, invalide l’idée d’un clivage binaire qui opposerait une Europe nationaliste ou populiste, regroupant les partisans d’une société dite “fermée”, à une Europe libérale, faite de partisans d’une société ouverte. Tout d’abord, l’enquête montre, à travers la question : “Être européen est-il aussi important pour vous que votre nationalité ?”, que le sentiment de faire partie de l’Union européenne est partagé de manière relativement similaire au sein des Etats membres dont l’adhésion à l’Union européenne est ancienne et au sein d’Etats membres l’ayant rejointe plus récemment. Partout en Europe, se considérer comme européen apparaît de plus en plus normal. Il s’agit donc de sortir de cette vision manichéenne, selon laquelle une partie de l’Europe se recroqueville sur ses frontières nationales en rejetant l’idée européenne. Mais le fait de se sentir européen ne signifie pas, bien sûr, une approbation totale de l’UE telle qu’elle est aujourd’hui. 

Dans un même ordre d’idée, cette opposition entre une société ouverte et une société fermée masque une réalité relativement commune dans nombre de pays européens : certains citoyens sont capables de formuler des opinions et des idées pourtant issues de courants politiques divers. Il s’agit d’opinions “panachées”, piochées par les citoyens sans impression de contradiction idéologique ou politique.  A titre d’illustration, certains citoyens sont favorables à ce que leur pays accueille des migrants, mais à la condition que ces migrants n’aillent pas contre les valeurs de la société qu’ils rejoignent. Ils tempèrent donc, en quelque sorte, leur enthousiasme vis-à-vis d’une société ouverte par une condition, celle de la protection de leur spécificité nationale. L’idée, si courante, d’une polarisation entre l’ouverture et la fermeture doit donc être reconsidérée. 

A l’échelle européenne, la question migratoire revêt une dimension plus subtile qu’on ne le croit

Plutôt qu’un discours de fermeture, certains États adoptent plutôt une version de la démocratie défendant le droit de la “majorité nationale”. C’est d’ailleurs l’argumentaire sur lequel s’appuie le discours de certains leaders politiques européens à l’extrême-droite de l’échiquier : “ce n’est pas que nous ne voulons pas d’une société ouverte, c’est plutôt que nous souhaitons que le droit de la majorité soit respecté”. Mais la question migratoire, qui y est liée, mérite une attention particulière lorsque l’on se penche sur les craintes et les aspirations des citoyens européens. Si la question migratoire peut paraître obsessionnelle chez certains électeurs et si, selon le Baromètre des Territoires 2019, plus d’un Français sur deux (51 %) estime que l’Union européenne échoue à maîtriser les flux migratoires dans leur région, elle n’est pas l’unique sujet de préoccupation. L’étude de l’ECFR démontre que seuls 15 % de l’électorat européen évoque la question migratoire comme une “menace majeure” pour l’Europe. La peur de la montée des nationalismes, de la situation économique, de la menace russe, de la situation climatique sont des préoccupations parfois tout aussi fortes. 

Et la question migratoire n’est pas mécaniquement celle de l’immigration. Dans certains pays, les citoyens y associent plus aisément l’idée de l’émigration, et avec elle, la réalité de la population déclinante du pays dans lequel ils vivent : Grèce, Italie, Espagne, Hongrie, Pologne ou encore Roumanie tranchent ainsi avec le reste du continent et craignent ces mouvements migratoires qui le plus souvent privent le pays d’une classe moyenne jeune et prometteuse. Ces émigrations, qui sont des migrations souvent intra-européennes, ne sont pas sans effet sur le rapport à, cette fois, l’immigration. La crise migratoire telle que vécue à partir de 2015 par l’Italie doit être mise en parallèle avec la réalité démographique de ce pays.

Enfin, sous le terme de migration se cache parfois tout un jeu de préférences que l’on pourrait résumer par l’idée d’un “malaise des identités collectives”. Lorsque l’on dit immigration, l’on dit aussi intégration, voire perception négative de dirigeants dont on estime qu’ils ne parviennent pas à gérer les minorités. 

Bien sûr, les opinions et les convictions sont en recomposition, à l’échelle européenne comme aux échelles nationales

Au-delà de ces questions, souvent perçues comme centrales dans les débats européens, il y a bien sûr un pan de valeurs et de combats qui émergent peu à peu dans l’esprit des citoyens européens. La poussée des Verts dans certains Etats européens montre bien une certaine recomposition des priorités politiques. C’est d’ailleurs une question déstabilisante, qui met en crise, il faut le dire, la rationalité européenne. Autre évolution notable, les rapports entretenus par l’Union européenne avec des pays tiers ont un impact croissant sur les débats domestiques. Cela impose une pression supplémentaire sur les gouvernements nationaux, plus attendus qu’auparavant lorsqu’ils doivent prendre la parole dans le cadre d’institutions européennes. Ces recompositions politiques ne sont pas sans lien avec la question de l’identité. Une étude menée par le King’s College of London sur la construction récente, au Royaume-Uni, de deux identités rivales, l’identité leave (quitter l’Union européenne) et l’identité remain (rester dans l’Union européenne), montre combien le rapport à l’Union européenne et ces deux options sont devenus des marqueurs identitaires fondamentaux, ancrés dans le paysage britannique. Il est à noter que la préoccupation par rapport à l’immigration a baissé en parallèle à l’émergence de ce nouveau clivage. La vie politique évolue autour de nouveaux marqueurs d’identité. Cela suggère que l’Union européenne devra être en mesure de recomposer certaines identités collectives. 

L’affirmation d’une identité européenne pourrait être un remède aux maux européens

Si l’on ne doit plus opposer une Europe ouverte à une Europe fermée, si l’analyse de l’appréciation des enjeux migratoires doit gagner en subtilité, il apparaît également que le projet européen doit relever certains défis et formuler des réponses à des souffrances et à des craintes bien réelles. Le Baromètre des Territoires 2019 de l’Institut Montaigne révèle que 78 % des Français trouvent que la société est injuste. L’expression de cette injustice sociale rejoint parfois le sentiment, également démontré dans l’étude de l’ECFR, qu’il n’est plus possible d’influencer son propre avenir via un système politique représentatif, que l’on ne peut plus faire confiance ni aux médias ni aux représentants politiques, et que les gouvernements ne remplissent plus leur rôle de défense des intérêts citoyens. D’une manière générale, les Européens craignent plus qu’avant l’avenir. En plus de cette frustration sociale, le faible sentiment d’adhésion au projet européen mérite également d’être considéré. Ainsi, 34 % des citoyens français se disent attachés à l’Union européenne, et pour une grande majorité, la réalité des prérogatives européennes n’a pas beaucoup de sens ; ils ne s’y retrouvent pas. 

Alors, que faire ? ll faudrait que le projet européen devienne une identité forte pour les citoyens. Il s’agit de trouver une façon positive d’entendre et de reformuler ces émotions. L’enjeu est également pédagogique : l’Union européenne peine à valoriser ce qu’elle fait bien. Ce que permet un ensemble politique et économique supranational uni doit être mieux compris. La question chinoise est en cela cruciale, puisqu’elle interroge sur la capacité européenne à émerger en tant que puissance mondiale. De même que les partisans d’une “autre Europe” appellent à un discours moins frontal pour être en mesure de “transformer de l’intérieur” les institutions européennes, les institutions européennes elles-mêmes commencent à devenir moins frontales et moins brutales. Cela traduit une prise de conscience. Les élections qui rassembleront les citoyens européens entre le 23 et le 26 mai prochain sont susceptibles de renforcer la nécessité de cette prise de conscience. Il est possible qu’un tiers des sièges au Parlement européen soient bientôt occupés… par des partis eurosceptiques. Il est même probable que dans un avenir proche, la Commission européenne comprenne, dans son collège, des anti-européens. Cela ne sera pas sans impact sur le budget ou sur les négociations. Mais une argumentation positive sur l’Europe est encore possible. 

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