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02/03/2020

Trump-Modi : les vaines étreintes de deux populistes

Trump-Modi : les vaines étreintes de deux populistes
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

"L'Inde ne sera jamais le caniche de la politique chinoise des États-Unis." Au moment même où Donald Trump déclarait son "amour pour l'Inde" devant une foule de plus de cent mille personnes réunies dans le plus grand stade de cricket jamais construit au monde, l'un des plus hauts responsables de la diplomatie indienne me rappelait à la réalité derrière le spectacle. Donald Trump et Narendra Modi peuvent célébrer avec pompe l'approfondissement de l'amitié entre leurs deux pays. Il conviendrait plutôt de parler de l'autocélébration de deux ego surdimensionnés et de la rencontre de deux formes de populisme, si proches et pourtant si différentes.

Bûcher des Vanités

La visite d'État de Donald Trump en Inde ne restera pas comme l'un des grands tournants de l'histoire. Narendra Modi peut présenter la relation bilatérale entre l'Inde et les États-Unis comme "le partenariat le plus important du XXIe siècle", il est peu probable qu'il devienne l'équivalent de ce qu'est aujourd'hui le rapprochement entre la Chine et la Russie. Il est plus facile pour les régimes autoritaires "classiques" que pour les démocraties illibérales populistes de s'unir derrière une vision commune de leurs intérêts globaux. Le facteur chinois est certes important, tant pour l'Inde que pour les États-Unis, mais il ne suffira pas à transcender les divergences culturelles et les intérêts économiques différents de deux pays qui succombent au même moment à la tentation du nationalisme et du protectionnisme. La volonté de construire des murs ne rapproche pas, elle divise (surtout en matière de commerce) ceux qui la mettent en avant.

La volonté de construire des murs ne rapproche pas, elle divise.

Pourtant, l'histoire se faisait en Inde la semaine écoulée. Mais une histoire bien différente de celle que Modi et Trump voulaient écrire. L'expression de "Bûcher des Vanités" venait naturellement à l'esprit dans l'atmosphère de pompe, de flatterie qui entourait les échanges entre les deux dirigeants.

Suivant en direct la retransmission des cérémonies à la télévision, je ne pouvais m'empêcher de penser au chef-d'oeuvre de Charlie Chaplin : Le Dictateur. Comme si la farce de Chaplin se répétait sous mes yeux en mode tragi-comique. Car au moment où les deux hommes vantaient leurs grandeurs et leurs mérites respectifs, des émeutes intracommunautaires d'une rare violence éclataient dans les rues de Delhi.

Nationalisme antimusulman

Pour Trump, qui est en campagne, le voyage en Inde était idéal pour tester un certain nombre de messages et, plus encore, pour mener une campagne de séduction à l'égard de la communauté indienne installée aux États-Unis : quatre millions de personnes qui ont plutôt tendance à voter démocrate, mais qui peuvent faire la différence dans certains États. Le message de Trump était simple. "Si l'Inde, la plus grande démocratie au monde, peut m'accueillir comme un héros, pourquoi des Américains - peu patriotes - me traiteraient-ils comme une menace pour la démocratie ?" Face à tous ceux qui invoquent contre lui les pères fondateurs de la République, Trump semblait se placer sous la protection de Modi et du mahatma Gandhi. Même si, lors de ses discours, sa prononciation "surprenante" des noms indiens déclenchait la quasi-hilarité de ses hôtes.

Les bénéfices de la visite de Trump n'étaient pas moins grands pour Modi. De plus en plus d'Indiens s'inquiètent de la montée dans leur pays d'un nationalisme religieux antimusulman. Modi peut désormais se tourner vers ses opposants et leur dire qu'ils ne doivent pas être plus royalistes que le roi. Le leader de la première puissance démocratique de la planète ne se soucie guère de la manière dont l'Inde traite ses musulmans, pas plus qu'il ne semble s'inquiéter de la façon dont elle gère la question du Cachemire. Ayant conforté leur légitimité respective, Trump et Modi pouvaient passer à des questions plus sérieuses comme celles de la Chine et du commerce.

"Trahison" de Nixon

Au début des années 2000 j'avais eu de nombreux échanges avec Robert Blackwill, qui était à l'époque ambassadeur des États-Unis en Inde et qui avait été l'architecte d'une politique de rapprochement avec Delhi. Pour lui, le concept de démocratie n'était pas une expression vague et superficielle, mais la clé et le ciment d'une relation approfondie et durable avec Delhi. "Autre temps, autres moeurs".

Il n'est pas exclu que l'Inde arrive un jour à la conclusion que ses intérêts bien compris supposent un rapprochement unilatéral avec la Chine.

Certes, les relations entre les deux pays ont toujours été complexes. Dès les années 1950 et 1960, Washington et Delhi percevaient la Chine comme une menace, surtout après la défaite de Delhi face à Pékin dans la guerre de 1962. Mais, dès le début des années 1970, les positions des deux pays sur la Chine commencèrent à diverger. L'Inde s'est sentie trahie, abandonnée presque, après le rapprochement effectué par Richard Nixon avec Pékin. De manière mécanique, il s'ensuivit un rapprochement entre l'Inde et l'URSS et, en contrepartie, entre l'Amérique et le Pakistan. La décision de Delhi de devenir une puissance nucléaire militaire irrita d'abord considérablement Washington, puis l'Amérique se résigna à une réalité à laquelle elle ne pouvait s'opposer, considérant somme toute qu'"à quelque chose malheur est bon" : la bombe indienne constituant une forme de dissuasion supplémentaire face à la Chine.

Rapprochement avec la Chine

Pourtant, si une méfiance partagée à l'égard de la Chine est une condition nécessaire au rapprochement entre Washington et Delhi, ce n'est pas une condition suffisante à l'établissement sur le long terme d'une relation de confiance entre les deux géants. À partir du moment où Washington et Delhi ne partagent plus un sincère attachement à la démocratie, tout est possible. En dépit de la chaleur des étreintes et de l'hyperbole des compliments entre Donald Trump et Narendra Modi, il n'est pas exclu que l'Inde arrive un jour à la conclusion que ses intérêts bien compris supposent un rapprochement unilatéral avec la Chine, une puissance tout à la fois plus proche et plus prévisible.

Entre montée du nationalisme économique et recul de la démocratie, il est peu probable que la relation entre l'Inde et l'Amérique progresse réellement. L'Inde et l'Amérique sont à un tournant décisif de leur histoire. Pour le moment, elles semblent se conforter l'une l'autre dans leurs pires instincts.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 01/03/2020)

 

Copyright : Prakash SINGH / AFP

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