Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
29/10/2020

Reprendre notre politique chinoise de concert avec l'Europe

Imprimer
PARTAGER
Reprendre notre politique chinoise de concert avec l'Europe
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis
 Ashley J. Tellis
Auteur
Tata Chair pour les affaires stratégiques à la Carnegie Endowment for International Peace

Cette lettre ouverte a été co-écrite par François Godement et Ashley J. Tellis et co-publiée par Carnegie Endowment for International Peace (en anglais) et l'Institut Montaigne.

 

 

Au Président élu des États-Unis
5 novembre 2020

 

 

 

M. le Président élu,

Ces quatre dernières années ont inauguré, en Europe comme aux États-Unis, un nouveau cap pour la politique à l’égard de la Chine. Des deux côtés de l’Atlantique cependant, il existe de bonnes raisons de croire que les résultats concrets de ce tournant - par opposition ici aux déclarations d’intention - ont encore un temps de retard sur les nombreuses actions et initiatives prises par la Chine.

Les tarifs douaniers ont certes gêné les exportateurs chinois mais n’ont, dans l’ensemble, pas changé le tableau général du déficit commercial des États-Unis. Les restrictions à l’exportation portant sur les technologies critiques font souvent l’objet de controverses parmi les alliés, certains redoutant une rupture systématique des chaînes d’approvisionnement et le coût élevé d’un découplage économique avec la Chine.

Dans l’ensemble, l’Europe a fait preuve d’une plus grande unité que par le passé dans l’adoption de mesures commerciales défensives et dans des secteurs situés à la croisée des investissements étrangers et des technologies d’une part, et de ce qui relève de la sécurité intérieure et de la défense nationale d’autre part. Mais les efforts menés par les Européens visant à tirer parti de cette nouvelle unité afin d’obliger la Chine à faire des concessions n’ont, pour l’instant, pas été couronnés de succès.

Le président chinois Xi Jinping s’est engagé, avec retard, à ce que la Chine atteigne la neutralité carbone en 2060. Mais des décennies nous séparent aujourd’hui de la concrétisation de cet engagement de long terme, actuellement mis en péril par des mesures chinoises qui vont dans le sens contraire. De plus, il s’agit d’un débat qui a souvent été source de divisions entre Européens et Américains ces dernières années.

Sur le plan des valeurs et des principes fondamentaux de la politique à l’égard de la Chine, les deux rives de l’Atlantique se sont en réalité rapprochées, et en particulier en 2020. Les agissements flagrants de la Chine à l’égard des minorités dans la région du Xinjiang et ailleurs dans le pays, l’application à Hong Kong de la nouvelle Loi sur la sécurité nationale, et la non-reconnaissance de l’arbitrage international relatif à la mer de Chine méridionale ont, entre autres, rappelé aux deux parties combien l’attitude de la Chine constituait une menace à l’ordre international libéral.

Ni l’Europe ni les États-Unis ne sont cependant parvenus à la faire céder. L’engagement presque continu de l’Europe avec la Chine et l’accent qu’elle met sur les institutions multilatérales n’ont pour le moment suscité côté chinois que des réponses superficielles - à l’image d’un engagement sans contenu pour une réforme de l’Organisation mondiale du commerce. L’approche intransigeante des États-Unis dans les secteurs du commerce et des technologies, y compris en insistant avec leurs alliés afin d’adopter des mesures restrictives face à la Chine, a un impact mitigé sur les positions européennes.

Les progrès accomplis jusqu’ici se trouvent surtout du côté du renforcement des mesures défensives, et de quelques avancées pour contrecarrer l’étatisme chinois, malgré le désintérêt manifeste de Pékin pour un changement d’orientation. En ce qui concerne les subventions et les règles de concurrence, l’Europe peut servir d’exemple.

L’adoption à l’unanimité par l’UE d’une stratégie qualifiant la Chine de "rival systémique" est une étape décisive dans les relations UE-Chine.

Les Européens et les Américains se sont sans aucun doute rapprochés sur les questions de sécurité et de politique étrangère. La France et l’Allemagne ont formulé des approches certes différentes mais complémentaires sur l’Indo-Pacifique, et toutes deux mettent de plus en plus en avant la volonté d'une coopération approfondie avec les partenaires asiatiques du "Quad" (Quadrilateral Security Dialogue, qui réunit l’Australie, l’Inde, le Japon et les États-Unis). Lorsqu’elle parvient à recueillir l’unanimité de ses membres, l’UE adopte, au sein des organisations internationales, des positions proches de celle des États-Unis en matière de respect des droits de l’Homme.

Enfin, l’adoption à l’unanimité par l’UE d’une stratégie qualifiant la Chine de "rival systémique" est une étape décisive dans les relations UE-Chine.

L’Europe et les États-Unis font tous deux face à une Chine fermée et rigide, qui continue à exacerber les tensions dans l’Indo-Pacifique tout en accroissant sans relâche des capacités militaires conçues pour intimider ses voisins proches ou lointains. Il y a là une douloureuse leçon à tirer : la stratégie d’engagement avec la Chine poursuivie par l’Europe au moyen de multiples dialogues ces dernières années n’a pas abouti à des résultats fructueux. Et du côté américain, la quasi-suspension des échanges avec la Chine, qui s’est accompagnée de contre-mesures principalement bilatérales, a peut-être affaibli cette dernière mais n’a pas non plus infléchi sa trajectoire.

Les mesures défensives adoptées en première réponse par les États-Unis et l’Europe méritent d'être débattues et coordonnées quant à leur efficacité : il est frappant de constater que nombre d’entreprises, qu’elles soient américaines ou européennes, ne s’engagent pas résolument dans la voie d’un désengagement ou d’un découplage avec la Chine. Elles sont en train, au contraire, de conserver voire souvent d'accroître leur mise au sein de l’économie chinoise, pendant que cette même économie chinoise, certes lourdement endettée (mais peut-être pas davantage que nombre d’économies occidentales depuis l’arrivée de la pandémie), a retrouvé une certaine aisance financière en cette année 2020, grâce à un excédent commercial record et un rebond positif de la balance courante, et ce en dépit de l’augmentation de ses achat d’actifs financiers étrangers.

Le modèle économique asymétrique de la Chine et ses manquements à nombre de règles internationales appellent une réponse efficace, et en particulier une meilleure coordination transatlantique sur les questions politiques. Face au besoin criant d’une approche unifiée à l’égard de la Chine, les efforts récents des États-Unis pour cibler leurs partenaires européens au moyen de surtaxes douanières ne constituent guère une aide. Mettre un terme à ces droits de douane mis en place contre plusieurs secteurs européens - de l’acier et l’aluminium aux cosmétiques, produits de luxe, et certains produits alimentaires et alcools - apparaît comme urgent dans la perspective d’une coordination économique transatlantique vis-à-vis de la Chine.

Au-delà de cette priorité, et en l’absence d’accords commerciaux comme l’accord de partenariat transpacifique (TPP) ou le Traité de libre-échange transatlantique (TTIP), les Européens comme les Américains ont besoin de mieux s’entendre sur certains dossiers historiquement sujets à des désaccords, à l’image du secteur de l’aviation, de la régulation des géants du numérique, ou des normes encadrant le transfert et le stockage des données. Sur ces fronts, la convergence et la coordination sont préférables à l’usage d’instruments extraterritoriaux. Renouveler la coopération transatlantique en matière de lutte contre le changement climatique est une autre exigence essentielle. Actuellement, l’écart est plus rhétorique que réel au regard des trajectoires énergétiques de chacune des deux parties, mais il accentue l’incompréhension mutuelle.

Ce programme de coopération peut sembler ne concerner qu’indirectement la Chine. Il n’en demeure pas moins essentiel : le fait que la Chine soit le principal partenaire, concurrent, rival des États-Unis ou de l’UE - ou des deux - est une réalité de plus en plus patente. Chacune des divergences entre les États-Unis et l’Europe renforce la capacité de la Chine à résister à un changement systémique de son modèle économique étatiste.

Sur des enjeux majeurs concernant les droits de l’Homme et les valeurs, on peut soutenir à la tribune de l’ONU le constat que les agissements de la Chine envers ses minorités religieuses et ethniques violent non seulement les droits de l’Homme les plus élémentaires, mais peuvent également être des éléments constitutifs d’un génocide. Une approche transatlantique commune faciliterait la réaction à cet outrage.

Enfin, il importe de construire une approche transatlantique cohérente qui fasse peser sur la Chine le prix de ses agissements flagrants, tout en évitant l’éruption d’un conflit violent que personne ne souhaite. Les États-Unis ont, en comparaison avec leurs alliés européens, d’indéniables avantages en termes de capacités militaires dans l’Indo-pacifique. L’Union européenne, avec le Japon et l’Australie, peuvent quant à eux mettre à profit leur puissance économique et leur influence dans la région, à condition que la communauté transatlantique s’accorde sur une stratégie visant à exploiter au mieux les contributions de chacun.

Il faut [...] que le renforcement du dialogue porte sur les objectifs et intérêts communs à l’égard de la Chine, et non pas seulement sur ce que les États-Unis attendent de leurs alliés.

Il s’agit aussi pour les alliés européens de prendre leur part du travail pour mieux défendre le continent européen et contribuer à une répartition équitable des efforts ; cela mènera inévitablement à une compétition accrue entre fournisseurs d’armement, une évolution qui devra être acceptée par les États-Unis, de la même manière que cette concurrence est aujourd’hui acceptée parmi les Européens.

Votre administration est en mesure de prendre des mesures qui faciliteront l’action commune. Il faut pour cela que le renforcement du dialogue porte sur les objectifs et intérêts communs à l’égard de la Chine, et non pas seulement sur ce que les États-Unis attendent de leurs alliés. Parmi ces objectifs partagés :

  1. Élaborer des normes communes, en partenariat avec le Japon, et en particulier définir une approche unifiée de filtrage des investissements chinois à l’étranger et de régulation des transferts de technologies américains, européens et japonais vers la Chine. Et dans cet objectif, établir un processus d’évaluation coordonnée pour établir et mettre à jour des listes d’entités concernées, ainsi qu’un contrôle unifié sur les exportations concernées. Cela implique un plus grand partage de l’information et une coopération accrue à la fois entre gouvernements mais aussi avec les acteurs privés.
     
  2. Adopter, également en partenariat avec le Japon, des positions communes sur une série d’enjeux comprenant la politique chinoise en matière de concurrence, ses barrières non tarifaires, ses abus en matière de dispositions règlementaires, ses subventions étatiques et ses entreprises publiques. La construction d’une politique coordonnée sur ces sujets exigerait de trancher certains vieux litiges transatlantiques et d’avancer ensemble vers plus de transparence sur les derniers marchés de capitaux offshore, où la Chine est désormais un acteur clé.
     
  3. Converger vers une approche commune des enjeux relatifs à l’OMC et à sa réforme, avec plusieurs éléments : le retour à bref délai à un mécanisme d’arbitrage fonctionnel ; une position commune face à la Chine sur la réforme de l’organisation, qui embrasserait le secteur des services, les marchés publics, et la fin du statut d’économie en développement de la Chine (ce qu’elle n’est plus) ; la préparation d’accords commerciaux multilatéraux alternatifs, dotés d’une approche inclusive à l’égard des autres économies émergentes, accords qui pourraient ainsi compléter ou même remplacer l’OMC si la Chine en venait à insister sur le statu quo. Les exigences élevées, en particulier en matière d’arbitrage d’investissement, telles que celles qui faisaient partie du projet de TTIP, doivent être évaluées au regard de ce besoin d’un caractère inclusif.
     
  4. Réduire l’écart en matière de protection des données personnelles et de transfert des données, ce qui implique une révision méticuleuse par les États-Unis des règles très diverses en vigueur chez eux. L’exemple de l’Inde, qui a récemment fait évoluer sa position et fait de la sécurité une priorité plus grande que celle mise auparavant sur la souveraineté digitale - laissant ainsi moins d’espace aux plateformes et aux technologies chinoises - montre qu’un accord au sein de la communauté transatlantique et avec le Japon est vital. Une fragmentation partielle du monde digital est inévitable face aux pratiques étatiques de la Chine et de la Russie. Il faut réduire les différences transatlantiques pour faire émerger une majorité globale se reconnaissant autour de règles communes.
     
  5. Reconnaître que la crise climatique nous concerne tous, et que ni les États-Unis ni l’Europe, sans avancer ensemble sur le front réglementaire, ne peuvent convaincre les pays émergents et la Chine de freiner leurs émissions. Les deux parties doivent discuter d’approches communes des émissions de CO2 qui complètent le dialogue multilatéral de la conférence des parties (COP). Ici aussi, la constitution d’une coalition ouverte à tous les pays qui veulent la rejoindre peut contribuer à faire avancer le processus multilatéral.
     
  6. Mettre en place des consultations communes pour développer les réponses d’urgence requises en cas de nouvelle violation des normes internationales par la Chine ou d’agissements flagrants. Ceci ne peut être remis à plus tard car les actions diplomatiques, économiques ou militaires prises en réponse aux menaces chinoises sont non seulement plus efficaces lorsqu’elles sont coordonnées, mais aussi parce qu’elles doivent être mises en œuvre de façon à renforcer la sécurité transatlantique.

 

M. le Président élu,

Les États-Unis et l’Europe sont toujours l’espace commercial le plus grand et le plus intégré au monde. Des progrès nets dans la création d’un cadre commun pour les technologies et les nouveaux services, dans la réduction des écarts réglementaires, et dans l’amélioration des processus d’arbitrage donneraient aux deux parties une avance mondiale incontestable et créeraient des standards à émuler par le reste du monde.

Les États-Unis et l’Europe ont chacun des vulnérabilités et des dépendances à l’égard de l’économie chinoise. Mais la Chine dépend d’eux également, et peut-être plus encore.

Les capacités européennes et américaines ne sont pas réparties uniformément, et chacune des deux parties a ses propres débats sur la meilleure manière de refléter nos valeurs dans leurs lois et règles respectives. Ces différences sont minimes par rapport à la voie que la République populaire de Chine est en train de prendre.

Les États-Unis et l’Europe ont chacun des vulnérabilités et des dépendances à l’égard de l’économie chinoise. Mais la Chine dépend d’eux également, et peut-être plus encore. Ensemble, les Européens et les Américains ont des instruments d’influence qui leur échappent s’ils avancent séparément.

Les dirigeants chinois accordent une grande attention aux rapports de force. Coopérer pour forger des positions communes - y compris, là où c’est nécessaire, avec d’autres partenaires internationaux - permettrait à nos deux parties de remettre en route avec la Chine les conversations nécessaires, et d’obtenir les résultats qui leur ont jusque-là échappé.

 

François Godement
Institut Montaigne
Ashley J. Tellis
Carnegie Endowment for International Peace
Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne