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25/06/2018

Quand l'Amérique divorce du monde

Quand l'Amérique divorce du monde
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Après la guerre froide puis l’avènement d’une période unipolaire,le monde est à l’orée d’une nouvelle ère : celle d’un déclin certain de l’Amérique et d’une montée en puissance de la Chine. 

Derrière des barreaux, des enfants très jeunes, qui viennent d’être brutalement séparés de leurs parents, semblent avoir été mis comme dans des cages. L’image semble sortie d’un épisode particulièrement glauque de la série "Game of Thrones". Mais l’on n’est pas dans quelque Moyen Age de fantaisie. C’est l’Amérique de Trump, à la frontière avec le Mexique, dont on parle.

L’image était si forte et négative que le président des Etats-Unis a dû reculer devant les indignations venues de tout bord, y compris de sa propre famille. Pour faire bonne mesure, l’Amérique, lassée des critiques, a claqué la porte du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Une institution certes loin d’être irréprochable, qui fut présidée un moment par la Syrie de Bachar Al Assad. Mais le symbole est fort. Joignant l’acte à la parole, l’Amérique entend faire connaître au monde son mépris total pour les droits de l’homme, une notion qui à ses yeux trahit la faiblesse, sinon la mièvrerie de ceux qui la mettent en avant. Oubliés les Dix Commandements : soyons forts, l’histoire ne respecte que les forts.

Déconstruction de l'ordre existant

Ces derniers mouvements de l’administration Trump s’inscrivent dans une logique globale de déconstruction volontaire et systématique de l’ordre existant. Comment ne pas voir dans la succession d’événements qui se déroulent sous nos yeux l’antithèse presque parfaite de l’automne 1989 ? En 2018, l’Amérique de Donald Trump ne renverse-t-elle pas le mur de la décence, tout comme les Allemands de l’Est avaient, en 1989, renversé le mur de l’oppression ?

Ne sommes-nous pas tout simplement entrés dans une troisième phase de l’ordre international tel que nous l’avons connu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ? De 1945 à 1989, le monde fut dominé par la guerre froide et l’ordre bipolaire à l’ombre de l’équilibre de la terreur. De 1990 à 2018, nous avons vécu dans l’espoir puis dans la peur et la confusion au sein d’un monde unipolaire qui s’est progressivement dissous sous nos yeux, sous l’effet combiné des erreurs américaines et de la poussée réussie de la Chine.

Au milieu de cette deuxième période, les attentats de septembre 2001 constituent plus un avertissement qu’une rupture. Ces blessures, venues de l’extérieur, sont certes douloureuses et essentielles pour comprendre les virages effectués par l’Amérique depuis 2001. Mais, en 2018, ce n’est pas le monde qui agresse l’Amérique, c’est l’Amérique qui, en quelque sorte, divorce d’avec le monde et, plus encore, d’avec les principes et les valeurs qui constituaient pour le moins sa phase positive. "Le cauchemar des pères fondateurs" est-il en train de se réaliser sous nos yeux, comme le remarque tristement Strobe Talbott ?

L'Allemagne punie pour son humanité

En choisissant d’attaquer nommément la chancelière d’Allemagne sur sa politique laxiste d’immigration, en se réjouissant de ses difficultés politiques, Donald Trump sait parfaitement ce qu’il fait. Angela Merkel incarne cette Europe faible et prospère, victime de sa mièvrerie humanitaire. Tans pis, si ce faisant, il procède à une inversion spectaculaire des rôles. Il y a soixante-treize ans presque jour pour jour, c’étaient des soldats américains qui libéraient des camps de la mort les rares survivants de la barbarie nazie. Aujourd’hui, c’est l’Allemagne qui est "punie" verbalement par l’Amérique pour son humanité.

En se coupant du monde, démographiquement, commercialement, culturellement et désormais plus encore au niveau des valeurs, l’Amérique ne peut que contribuer à rendre plus inévitable et plus rapide son déclin. Car, dans sa nostalgie d’un retour de l’Amérique aux années 1950 et 1960, Donald Trump fait l’impasse sur une différence significative. En ces débuts de guerre froide, la Chine n’était qu’un acteur encore marginal. Peut-elle retrouver la centralité historique qui fut la sienne, avec la retraite désordonnée du modèle libéral occidental et de toutes les institutions qui l’accompagnaient dans son rêve éclairé ? C’est ce que Pékin pense de plus en plus.

Hier encore pour justifier l’orientation pro-occidentale de l’Europe, on opposait la géographie des valeurs à la valeur de la géographie. A l’heure des enfants mis – même temporairement – en cage à la frontière avec le Mexique, l’expression devient tout simplement vide de sens. L’Union européenne, victime tout comme les Etats-Unis de cette vague populiste de repli sur soi et de rejet de l’autre, pourrait-elle vraiment constituer une alternative sérieuse à l’Amérique ? La politique des petits pas franco-allemande est positive mais sera à elle seule très insuffisante pour enrayer la dérive du modèle libéral occidental. Le suicide de l’Europe de 1914 à 1945 a été suivi d’une courte parenthèse d’un peu plus de soixante-dix ans qui a pu donner l’illusion que l’Occident américain prenait le relais de l’Occident européen. Nous commençons à percevoir aujourd’hui qu’il ne s’agissait peut-être que d’une illusion temporaire.

En violant systématiquement, comme il le fait, tabou après tabou, le président américain sait qu’il consolide le socle dur de ses soutiens à l’intérieur et celui de ses alliés idéologiques à l’extérieur. "Populistes du monde entier, unissez-vous". Vous êtes sur la bonne voie, celle de "rendre la Chine, plus grande, plus vite".

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 24/06).

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