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10/02/2021

Poursuite sourde du printemps arabe

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Poursuite sourde du printemps arabe
 Bassma Kodmani
Auteur
Senior Fellow

Combien de temps faut-il à une société pour se doter d’un système démocratique et d’une vie politique organisée ? Combien de temps ont mis les sociétés européennes et quelle fut la violence des soubresauts qu’elles ont connus avant de stabiliser leurs démocraties? Dix années n’ont pas suffi aux sociétés arabes depuis le printemps 2011 pour faire émerger des acteurs organisés capables de construire un système démocratique, à l’exception remarquable - on ne le dira jamais assez - de la Tunisie.

Dix pays au moins ont connu cette flambée en 2011, quatre d’entre eux ont sombré dans la guerre civile (Libye, Yémen, Syrie, l’Irak y était déjà), tandis que les Égyptiens se sont retrouvés sous une nouvelle dictature plus impitoyable. Aucune instabilité ne fut tolérée dans le Golfe, les chars saoudiens ayant stoppé le soulèvement au Bahreïn.

Nous sommes encore dans une "temporalité révolutionnaire" disent certains analystes. En effet, les mouvements ne faiblissent pas et une nouvelle vague de contestations s’est déclenchée en Algérie, au Soudan, en Irak et au Liban au cours des deux dernières années. Ils demeurent très dynamiques, portés par des jeunes, déterminés, entre 15 et 25 ans, qui cherchent à dépasser le sectarisme envers et contre tout. On oublie souvent que les millions de citoyens descendus manifester en 2011 exprimaient des revendications dénuées de toute idéologie. On oublie aussi qu’en 1978 en Iran, les masses qui se sont révoltées contre le Shah n’étaient en rien islamistes mais se sont vues confisquer leur révolution par un Khomeinisme moyenâgeux. Après s’être abandonnés aux manipulations religieuses ou ethniques, les mouvements depuis deux ou trois ans se veulent non-armés, non-islamistes et avant tout non-sectaires.

Après s’être abandonnés aux manipulations religieuses ou ethniques, les mouvements depuis deux ou trois ans se veulent non-armés, non-islamistes et avant tout non-sectaires.

Car les forces de résistance au changement sont d’une efficacité redoutable. Dans les systèmes politiques construits sur le sectarisme comme en Irak ou au Liban et de manière différente en Syrie, un petit groupe de dirigeants se posant en chefs de leur communauté ont pris celles-ci en otage et s’arrogent le monopole de leur représentation. C’est de cela que les populations veulent se libérer. La contestation massive des Irakiens depuis 2019 n’était plus celle des sunnites contre les chiites (malgré les efforts de l’Iran pour la présenter ainsi). Elle n’était pas davantage entre Kurdes et Arabes. Elle a eu lieu au sein même de la communauté chiite.

Plus encore que les libertés, les peuples réclament un accès aux ressources, aux services vitaux et l’arrêt du dépeçage de leur terre par des dirigeants qui ne leur assurent même plus l’eau potable et l’électricité.

Les dirigeants qui assoient leur autorité sur leur prétention à représenter leur communauté doivent conserver la cohésion de leur poulailler. C’est ainsi qu’ils pensent préserver le partage du gâteau, avec un habillage différent selon les pays. Chaque chef a un pouvoir de blocage pour exclure tout changement réel et tous s’entendent pour que rien ne bouge. Ils négocient ainsi le contrôle de ministères ou de secteurs de l’économie, un port, un aéroport, un minerai, qui deviennent autant de chasses gardées et de rentes assurées. C’est la raison majeure de ce que l’on nomme maintenant la "résilience" des régimes. Des personnalités, souvent des technocrates respectés de la société, sont choisies pour former des gouvernements de transition et se trouvent impuissantes devant les privilèges des détenteurs réels du pouvoir. C’est le cas au Liban, en Irak, en Algérie, au Soudan. Tout est prévu pour que les changements apparents n’atteignent pas les coutumes du système.

Ces kleptocraties sont victimes de crises cycliques qu’elles sont parvenues jusque-là à juguler, mais le rythme des convulsions s’accélère. Les pouvoirs ont bien du mal à garder le contrôle de la rue en Irak, en Algérie, au Liban, et même en Égypte où les services de sécurité vivent depuis 2011 dans la hantise de ce que l’Égyptien moyen pourrait faire, davantage que dans la crainte des terroristes que l’armée combat dans le Sinaï.

Les régimes politiques qui ont survécu à la vague de 2011 ne montrent aucun signe d’ouverture qui permettrait une transition progressive et contrôlée vers une vie politique institutionnalisée.

Face à la contestation, ils se barricadent et augmentent les budgets de l’armée et, plus encore, des services de sécurité, aux dépens des autres secteurs publics, et suppriment les subventions de denrées vitales. Ils doublent leurs forces de sécurité de milices qui souvent s’autonomisent pour trouver elles-mêmes leurs sources de financement. Dans ces "systèmes politico-miliciens", comme les nomme Loulouwa Al Rachid, d’Irak, de Syrie, du Liban et du Yémen, l’Iran est un acteur clé, voire l’instigateur.

L’indice mondial des inégalités classe désormais le Moyen-Orient comme la région la plus inégalitaire au monde.

Le problème est de savoir sortir de cette impasse mortifère car le quotidien, devenu invivable, incite à fuir, et où aller sinon vers l’Europe. L’indice mondial des inégalités classe désormais le Moyen-Orient comme la région la plus inégalitaire au monde.

Il faudrait parvenir au stade où les appartenances confessionnelles, régionales, tribales et ethniques cessent d’être récupérées par les élites dirigeantes. Une telle immunité est difficile à construire. Les citoyens tentent pourtant de s’organiser sur des bases civiles - républicaines, dirait-on en France - en formant, lorsque le pouvoir le tolère, des partis politiques ou en mobilisant les syndicats et associations professionnelles. Mais ils restent très dispersés, ne s’entendent toujours pas sur les figures majeures qu’ils veulent mettre en avant, et n’ont pas été en mesure à ce jour de constituer des alternatives viables.

Dans l’état actuel, ces convulsions ne sont pas près de s’éteindre. Les pouvoirs sont le nez dans le mur, plus rien ne les protège de la colère des populations sinon leurs appareils répressifs et une certaine connivence intéressée des grandes puissances. Aucun de leurs messages politiques n’est en mesure de ramener le calme. Ils ne peuvent plus miser sur le découragement de leurs peuples mais ils ne les gouvernent plus.

 

Copyright : STR / AFP

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