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19/07/2018

Portrait de Viktor Orban - Premier ministre de Hongrie

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Portrait de Viktor Orban - Premier ministre de Hongrie

Victor Orban est l’homme politique européen qui a le plus fait pour promouvoir la notion de "démocratie illibérale", que Fareed Zakaria explorait déjà dans un article de Foreign Affairs en 1997. Selon ce concept, les droits et les libertés, les contre-pouvoirs et les corps intermédiaires, ne doivent pas faire obstacle à la "volonté populaire", bien entendu captée par un leader fort. Dans le cas d’Orban, qui est l’homme derrière la doctrine ? Quelles sont ses motivations, ses références, ses pratiques ? Un excellent connaisseur de l’Europe centrale et orientale, Jacques Rupnik, directeur de recherche au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI) et professeur à Sciences Po Paris, nous fournit un éclairage.

Michel Duclos, conseiller spécial géopolitique, rédacteur en chef de cette série de l'été.

 

Comment rendre compte  de la mutation de Viktor Orbán, jeune leader d’un parti libéral et pro-européen, puis adepte d’une “démocratie illibérale”, et Premier ministre d’un pays membre de l’UE ayant concentré entre ses mains des pouvoirs considérables, triomphalement réélu en avril après une campagne, où l’on pouvait voir des panneaux "Stop Brussels" ? S’agit-il d’un reniement des idéaux de 1989 et de ce qu’il représentait alors ? Faut-il chercher dans la personnalité de Viktor Orbán, ses préférences et ses détestations, le fil conducteur d’une évolution vers un autoritarisme bénin ? Ou s’agit-il de postures opportunistes successives qui lui ont permis de  conquérir, préserver et progressivement étendre son pouvoir personnel au point de soulever des interrogations sur l’évolution du régime ?

Trois moments permettent d’apporter quelques éléments de réponse et de tracer l’itinéraire sinon le portrait du leader qui incarne incontestablement aux yeux des Européens de l’Ouest la nouvelle Europe centrale. 

"Viktor Orbán et ses amis du Fidesz, si jeunes et branchés, si audacieux et délicieusement impertinents, tranchaient dans leur style vestimentaire et leurs clips de campagne au printemps 1990 avec la grisaille des années Kadar et l’unanimisme ‘libéral’ qui semblait accompagner sa fin".

Le 16 juin 1989, sur la Place des Héros à Budapest, à l’occasion du "deuxième enterrement" d’Imre Nagy, premier ministre de la Hongrie pendant la révolution d’octobre 1956. Un jeune homme aux cheveux longs, alors inconnu des 250 000 personnes présentes, fait un discours qui tranche avec ceux qui l’ont précédé. Il s’agit de Viktor Orbán, dont l’intervention restera comme sa contribution à la cérémonie des adieux à l’ancien régime. On retient en effet de son propos, moins l’évocation du passé que l’évidence avec laquelle il fit un appel vibrant à des élections libres et au départ du pays des troupes soviétiques. C’est ainsi, en briseur de tabous, que Viktor Orbán fit son entrée sur une scène politique en gestation, une marque de fabrique qu’il affectionne aujourd’hui encore à l’intérieur comme au plan européen.

Né en mai 1963 dans un village à une heure de Budapest, dans une famille protestante ancrée dans le milieu rural, il ne s’intéresse guère à la religion. Cela ne l’empêche pas de la récupérer dans son discours et de se présenter en défenseur des valeurs chrétiennes face à la patronne de la CDU, Angela Merkel. Il obtient son diplôme de droit à l’Université Eötvös Lorand de Budapest, mais se préoccupe surtout de la politique. Remarqué précisément pour ses engagements politiques, il obtient en 1989 une bourse d’études de la fondation Open Society de George Soros pour un séjour à Oxford. Le financier d’origine hongroise, ne pouvait imaginer alors que lui et la notion de "société ouverte"  seront, un quart de siècle plus tard, pourfendus par le boursier prometteur de 1989… Viktor Orban faisait alors partie de la jeune génération d’opposants qui entretiennent des rapports compliqués avec leurs aînés de la dissidence intellectuelle qui, sous la direction de Janos Kis, formeront fin 1989 un parti libéral l’Alliance des Démocrates Libres (SDSz). Si l’on ne se contente pas d’être simplement l’organisation de jeunesse du parti libéral, il faut créer son propre parti. Ce sera le Fidesz, l’Union civique des démocrates, seule formation politique issue de la dissidence en Europe Centrale qui ait réussi à perdurer.

L’air du temps est alors au libéralisme, même les ex-communistes semblent s’y convertir. Alors comment se démarquer des aînés tout en surfant sur la vague ? En étant plus flamboyant et résolument libéral encore : un brin thatchérien dans le passage à l’économie de marché, épousant le libéralisme en politique et comme modèle de société. Viktor Orbán et ses amis du Fidesz, si jeunes et branchés, si audacieux et délicieusement impertinents, tranchaient dans leur style vestimentaire et leurs clips de campagne au printemps 1990 avec la grisaille des années Kadar et l’unanimisme ‘libéral’ qui semblait accompagner sa fin. 

Pourtant, rétrospectivement, on devine que la radicalité de la posture l’emportait sur le libéralisme affiché ; le style sur le fond. On sent déjà que l’image est surfaite et que quelque chose sonne faux. Un clip de campagne dans le style MTV sur "Listen to your heart" de Roxette ; loin du Velvet Underground et des Stones qui accompagnent l’arrivée à la présidence d’un Vaclav Havel…

Viktor Orbán ne se contentera pas longtemps d’être le junior partner des libéraux.

"Ce qui ne semblait au départ qu’un pas de côté est devenu l’amorce d’un véritable tournant politique vers le conservatisme et le thème national, sous une forme modérée d’abord, puis de façon de plus en plus radicale, comme il sied au personnage de Viktor Orbán".

De nouvelles circonstances lui permettent d’amorcer une évolution qui l’amènera à se réinventer politiquement. D’une part, la constitution en 1994 d’une coalition des socialistes (ex-communistes) et des libéraux (ex-dissidents) est dénoncée par Orbán comme un scandale politique et moral ; d’autre part, le décès en décembre 1993 de Jozsef Antall, ancien Premier ministre conservateur et fondateur du Forum démocratique hongrois, laisse la droite conservatrice orpheline. Orbán fait alors preuve d’un instinct politique qui ne s’est pas démenti depuis : il y avait une place à occuper à la droite de l’échiquier politique et tandis que le Forum se décomposait lentement, Orbán et le Fidesz ont cherché à combler le vide, reconfigurant le Fidesz en parti national-conservateur. Ce qui ne semblait au départ qu’un pas de côté est devenu l’amorce d’un véritable tournant politique vers le conservatisme et le thème national, sous une forme modérée d’abord, puis de façon de plus en plus radicale, comme il sied au personnage de Viktor Orbán. Avec le succès aux élections de 1998, Orbán devient à 35 ans le plus jeune Premier ministre d’Europe.

Il fait appel, dans un premier temps, aux valeurs de la démocratie “bourgeoise” (polgari) qui s’est précisée autour des notions de travail ("workfare" plutôt que "welfare" state), de famille et de la nation dont la souveraineté et l’identité doivent être protégées.

"1989, dit Orbán en substance, n’était ni une révolution ni une rupture comme cela fut proclamé partout, mais un changement dans la continuité"

C’est le Viktor Orbán nouvelle mouture qu’illustre un second épisode autour de l’année 2000. On pourrait l’appeler le "moment viennois".

La scène se passe en effet à l’Institut des Sciences Humaines à Vienne en juin 1999. Sont invités à débattre des changements, dix ans après, Vaclav Havel, le président tchèque, Adam Michnik, le directeur de Gazeta, le principal quotidien polonais et Viktor Orbán. Ce dernier dresse un sombre tableau qui s’attaque indirectement aux deux symboles de la dissidence présents à la tribune. 1989, dit Orbán en substance, n’était ni une révolution ni une rupture comme cela fut proclamé partout, mais un changement dans la continuité ;  "il fallait que tout change pour qu’au fond rien ne change" dit il en paraphrasant Lampeduza. Les Tables Rondes de 1989 ne furent qu’un arrangement entre élites communistes et les dissidents libéraux qui leur ont permis de préserver leurs réseaux et leurs avantages. Et de présenter deux visions "diamétralement opposées" celle des "89ards" qui représente le postcommunisme et celle des "90ards", ceux qui, sortis des élections, œuvrent pour une véritable rupture. 

La réponse ne se fit pas attendre : Havel et surtout Adam Michnik, très en verve, ont procédé à une démolition point par point des arguments du "cher Viktor" : 1989 n’était par une supercherie, un arrangement entre réseaux, mais un "miracle" : une sortie non violente, sans un carreau de cassé, (donc négociée) d’une dictature totalitaire permettant une société libre, un parlement élu, une adhésion à l’OTAN (qui venait d’avoir lieu) et à l’UE. Havel et Michnik avaient passé des années en prison et n’étaient pas d’humeur à écouter des leçons de tard venus à la dissidence. "Plus on arrive tard, me dit Havel ce soir là, plus la posture est radicale". Et plus elle a tendance, au fil des années, à théoriser la différence. Dix ans après 1989, Viktor Orbán rompait à Vienne non plus avec le communisme, mais avec l’héritage de la dissidence libérale

Quelques mois plus tard, un second épisode viennois est non moins éclairant. Le leader de OVP, Schüssel, décide d’une première : une coalition de la droite chrétienne avec l’extrême droite de Haider. Indignation et ostracisme européen avec la France et l’Allemagne en première ligne. Le premier à voler au secours de Schüssel pour lui proposer une conférence  de presse commune ? Viktor Orbán qui avait compris, bien avant d’adhérer à l’UE, qu’un jour il pourrait se retrouver dans une situation analogue… Et, juste retour des choses, c’est aujourd’hui un jeune chancelier autrichien, Sebastian Kurz, qui renoue avec la coalition autrefois honnie, prend la présidence de l’UE et se montre si compréhensif à l’égard de son voisin de Budapest. Cette nouvelle mouture de l’Autriche-Hongrie est persuadée d’avoir au sein de l’UE de beaux jours devant elle…

"Il y a un système : l’émergence depuis une décennie d’un capitalisme clanique lié au pouvoir politique".

La "démocratie illibérale", terme revendiqué par Orbán dans son discours de juillet 2014, a été depuis abondamment commentée ou dénoncée. On connaît la dérive autoritaire du régime Orbán, sa façon de s’affranchir de la séparation des pouvoirs en remaniant la Cour constitutionnelle, la politisation de l’administration ou sa prise en main des médias de l’audiovisuel public. On a moins prêté attention au patriotisme économique revendiqué par Orbán avec une dimension clanique où prime la loyauté envers le chef. Lajos Simicska, oligarque longtemps proche d’Orbán, l’a appris à ses dépens, privé de contrats à peine avait-il exprimé publiquement un désaccord politique avec Orbán. 

A l’inverse, ce dernier sait se montrer généreux avec les amis, à commencer par les amis d’enfance. Lorinc Meszaros, maire du village de Felcsut est, comme Viktor qui grandit à ses côtés, un passionné de football. Dans ce village de 2 000 habitants, il fit construire un stade qui peut en contenir le triple, avec gazon aux normes de la Fifa, arrosage perfectionné et box VIP où Viktor aime se rendre. Une voie de chemin de fer spéciale ("de nulle part à nulle part" disent les Hongrois) fut construite à cet effet avec le concours de fonds européens. L’ami Meszaros, mécanicien à l’origine, n’a pas à se plaindre. Sa fortune estimée à 383 millions d’€ a été multipliée par cinq en un an.

Au-delà de l’anecdote, il y a un système : l’émergence depuis une décennie d’un capitalisme clanique lié au pouvoir politique que décrit avec précision l’ouvrage de Magyar Balint intitulé Mafia State. Tout en professant un patriotisme économique face aux prédateurs internationaux installés par les réseaux socialo-libéraux, on assiste à la mise en place d’un système dans lequel une dizaine d’oligarques liés au pouvoir contrôlent les entreprises qui captent les commandes publiques (éclairage urbain, panneaux publicitaires, matériaux de construction des routes, etc). L’économie et le politique sont ainsi imbriqués avec Viktor Orbán au cœur du dispositif. Les campagnes sur les migrants et Soros ont favorisé sa récente victoire électorale. "Orbán a bien senti le côté obscur de l’âme hongroise", dit à ce propos Zoltan Fleck de l’université de Budapest. Avec la moitié des voix le Fidesz obtint 2/3 des sièges au Parlement et la majorité constitutionnelle qui lui assure l’hégémonie politique. Mais c’est la captation de l’Etat par des entrepreneurs proches de Viktor Orbán qui lui permet de la pérenniser et d’étendre son emprise. 

 

Dessin : David MARTIN pour l’Institut Montaigne.

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