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17/06/2019

Pétroliers en flammes dans le détroit d’Ormuz – la guerre d’Iran a-t-elle commencé ?

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Pétroliers en flammes dans le détroit d’Ormuz – la guerre d’Iran a-t-elle commencé ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Une bataille de propagande a aussitôt suivi les attaques dont deux pétroliers – un norvégien et un japonais – ont été victimes en mer d’Oman jeudi 13 juin : Washington a diffusé une vidéo montrant un équipage supposé iranien s’approchant de la coque de l’un des navires, Téhéran a fait état des secours que sa marine aurait apportés à l’un des pétroliers, chacun des deux gouvernements accuse l’autre d’être l’auteur de ces graves événements.

Il fait peu de doute que ceux-ci – faisant suite à d’autres incidents début mai – sont attribuables aux Gardiens de la République islamique. Ils s’inscrivent en effet dans un scénario tout à fait logique dans l’esprit des décideurs iraniens : s’ajoutant à l’inscription des Gardiens de la révolution sur la liste des organisations terroristes le 8 avril, puis à la fin des exemptions aux sanctions sur l’achat de pétrole iranien décidée par l’administration Trump le 22 avril, de nouvelles sanctions américaines le 8 mai et la baisse très significative des ventes du brut iranien appelaient sans doute, vu de Téhéran, une réaction.

On peut penser que celle-ci est mûrement calculée : parmi l’arc d’options dont dispose l’Iran – cyber-attaques, tirs de missiles, usage de "proxies" contre Israël ou les Etats-Unis, ciblage de forces américaines stationnées dans la région – des entraves à la circulation de pétroliers dans le détroit d’Ormuz présentent un double avantage. D’une part, elles adressent un signal sur la capacité de l’Iran à perturber le marché mondial du pétrole (un tiers de l’approvisionnement en pétrole du monde passe par ce détroit) – même si en fait, dans les heures qui ont suivies les incidents du 13 juin, la hausse du baril a été limitée et de courte durée. D’autre part, elles restent à un niveau qui n'entraîne pas automatiquement de la part des Etats-Unis une riposte militaire puissante, comme ce devrait être le cas par exemple s’il y avait attaques sur des forces américaines. Nous pourrions nous trouver au fond devant un avertissement – un ultime avertissement ? – avant un scénario de montée plus forte de la tension.

Parmi l’arc d’options dont dispose l’Iran [...] des entraves à la circulation de pétroliers dans le détroit d’Ormuz présentent un double avantage.

La plupart des experts estiment que les "réformateurs" qui tiennent le gouvernement – le président Rouhani et le ministre Zarif notamment – n’ont pu approuver une telle manœuvre. Il ne faut pas oublier cependant quele discours du 8 mai de M. Rouhani, en réponse aux décisions américaines, comportait des menaces précises sur la possibilité pour l’Iran de déstabiliser la région. De façon presque concomitante aux incidents touchant les pétroliers, de nouvelles attaques de missiles sur l’Arabie saoudite venant des Houthis ont en quelque sorte appuyé la démonstration.

Une autre lecture de la tension dans le détroit d’Ormuz est cependant possible. Il est frappant de constater que l’un des pétroliers visé était japonais au moment même où le Premier ministre du Japon, M. Abe, se trouvait en visite à Téhéran. Il s’agissait de la première visite d’un Premier ministre du Japon depuis quarante ans. Elle intervenait alors que le président Trump, au cours d’une visite récente dans l’archipel, avait ouvertement cautionné le souhait de M. Abe de jouer un rôle de médiateur entre Téhéran et Washington. Une surprenante divergence était apparue à cette occasion – confirmée par la suite – entre le président des Etats-Unis et ses conseillers : M. Trump avait rappelé à plusieurs reprises, à la grande inquiétude de MM. Bolton et Pompeo, qu’il souhaitait renouer le dialogue avec l’Iran. Il avait précisé que son objectif n'était pas un changement de régime mais un meilleur accord nucléaire.

Il y a lieu de penser que toute voie de sortie de la crise avec l’Iran implique une négociation directe au niveau du Président Trump. L’idée de M. Abe était sans doute de jouer entre MM. Trump et Rouhani un rôle comparable à celui du président sud-coréen entre le même Donald Trump et le dirigeant nord-coréen, Kim Jong-un. Or, le jour même où le Premier ministre japonais rencontrait les dirigeants iraniens, un navire japonais était touché dans le détroit d’Ormuz et le lendemain de son entretien avec le Guide suprême, ce dernier faisait savoir que "M. Trump n’est pas quelqu’un avec qui l’on peut discuter". La déconvenue est donc brutale pour M. Abe et la rebuffade sévère pour M. Trump. Celui-ci s'empressait d'ailleurs de tweeter jeudi dernier qu’en définitive, les conditions d’une reprise du dialogue n'étaient pas réunies.

Il est donc pour le moins tentant d'interpréter l’incident dans la mer d’Oman comme une attaque préventive – réussie – de l’aile la plus dure du régime iranien contre toute tentative de reprise d’une négociation entre Washington et Téhéran. Les deux lectures – coup de semonce ou attaque préventive – ne sont nullement contradictoires. Elles signent l’une et l’autre l’affaiblissement des modérés dans les cercles dirigeants iraniens.

Il est difficile de ne pas craindre un bras de fer de plus en plus dangereux entre les "durs" des deux côtés : Washington et Téhéran.

Que peut-il se passer maintenant ? Il est difficile de ne pas craindre un bras de fer de plus en plus dangereux entre les "durs" des deux côtés. Beaucoup de paramètres vont cependant entrer en jeu. Trois d’entre eux en particulier méritent d’être surveillés :

  • à quel renforcement des moyens militaires américains va-t-on assister ? Contrairement à ce dont l'administration Trump s’était vantée, ce qui vient de se passer montre que la "dissuasion" dans le Golfe n’est pas rétablie, face à un adversaire iranien qui de surcroît a manifestement développé des stratégies asymétriques. Les alliés de l’Amérique vont presser les Etats-Unis d’assurer la liberté de circulation dans une artère vitale pour les approvisionnements énergétiques de nombreux pays ;
     
  • quelles mesures prendra Téhéran le 8 juillet lorsqu’arrivera à son terme l’ultimatum de 60 jours fixé dans son discours du 8 mai par le président Rouhani ? Une nouvelle étape vers une sortie progressive, sans doute d’abord ambiguë, de l’accord nucléaire (JCPOA) paraît inévitable. La question de l’attitude à avoir pour les autres signataires – Russie, Chine, Europe – va de nouveau se poser avec acuité ; les Américains attendent avec gourmandise une échéance qui devrait leur permettre de renforcer l’isolement de l’Iran ;
     
  • quelles chances y a-t-il d’un retour de la diplomatie dans le contexte en train de se dessiner ? En dépit de tout, c’est une réponse nuancée qu’appelle cette question. 

L’un des effets des incidents en mer d’Oman pourrait être de mettre en relief un dilemme au cœur de l’approche américaine : si Washington est conduit à faire monter les enchères sur le plan militaire, l’administration Trump va rapidement se trouver en contradiction avec son objectif de se désengager de la région (qui correspond aux attentes de l’opinion américaine). On ne voudrait pas pousser trop loin le paradoxe mais la montée des tensions dans le détroit d’Ormuz peut aussi s’assimiler – c’est une troisième lecture – à la mise en place de premiers jalons pour une nouvelle négociation. Certains dans l’administration Trump jouent avec l’idée de procéder, à un stade ultérieur de l’escalade, à des frappes sélectives sur des installations iraniennes de même nature que les frappes opérées en Syrie à deux reprises par les Américains à la suite du recours par le régime d’Assad à l’arme chimique. Le moins que l’on puisse dire est que la démonstration en Syrie n’a guère été concluante, et qu’en toute hypothèse l’Iran dispose de capacités stratégiques sans commune mesure avec celles du régime de Damas en état de survie artificielle. 

Pour toutes ces raisons, les Américains pourraient au total être amenés à clarifier leur stratégie vis-à-vis de l’Iran, en précisant leur conception d’un JCPOA amélioré. Il serait dans ces conditions très important, en vue d’une éventuelle sortie de crise, que les Etats qui restent en contact avec Téhéran puissent faire valoir auprès des décideurs iraniens le dilemme auquel, de leur côté, ceux-ci ont à faire face : d’éventuels succès dans une confrontation militaire tacite avec les Etats-Unis (à coup d’opérations "niables" conformément à la doctrine stratégique iranienne) ne résoudraient pas pour autant leur problème de fond, qui n’est pas de nature sécuritaire mais plus prosaïquement économique et sociale. Dans les semaines qui vont venir, l’étranglement de l’économie iranienne par les Etats-Unis ne peut que s’intensifier  – y compris par la mise en échec programmée depuis Washington de l’instrument INSTEX mis au point par les Européens pour sauvegarder certains échanges avec l’Iran.
 

Copyright : ISNA / AFP

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