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17/09/2019

Lettre d’Istanbul – où va la Turquie ?

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Lettre d’Istanbul – où va la Turquie ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Le nouveau Maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, était, ce 11 septembre, l’invité d’honneur du dîner d’ouverture du 10ème séminaire annuel de l’Institut du Bosphore, dans les jardins du Palais de France, résidence de notre consul général dans l’ancienne capitale ottomane. L’Institut du Bosphore réunit des hommes d’affaires et des acteurs politiques comme de la société civile, français et turcs, avec pour objectif de pallier les difficultés du dialogue entre les gouvernements ainsi qu’entre l’Europe et la Turquie.

On se souvient que l’élection de M. Imamoglu, le 23 juin dernier, à la suite d’une second vote triomphal pour lui (54,2 % des voix), alors que le premier scrutin avait été annulé à la demande des autorités, a été très largement interprétée comme un revers majeur pour le président Erdogan et son parti, l’AKP. À 49 ans, l’homme a un passé d’homme d’affaires et d’élu municipal (dix ans maire d’un quartier d’Istanbul) ; et surtout, il offre enfin un visage moderne, accessible, sans sectarisme, au CHP (parti républicain du peuple), le parti kémaliste écarté du pouvoir depuis maintenant deux décennies.

Recep Tayyip Erdogan avait lui-même atteint une notoriété nationale en se faisant élire maire d’Istanbul en 1994. Il a souvent répété que "qui tient Istanbul tient la Turquie". La nouvelle donne à Istanbul – ainsi qu’à Ankara et dans d’autres grandes villes turques – s’inscrit clairement dans un contexte d’essoufflement de l’AKP : les jeunes électeurs se détournent de la formation islamiste ; des craquements internes apparaissent au sein du parti, avec la dissidence d’anciens proches de M. Erdogan, dont son ancien Premier ministre, M. Davutoglu ; la magie personnelle du "nouveau sultan" semble opérer moins qu’autrefois auprès de sa base initiale – principalement les milieux modestes et pieux - et en tout cas ne convainc plus au-delà de celle-ci.

La nouvelle donne à Istanbul – ainsi qu’à Ankara et dans d’autres grandes villes turques – s’inscrit clairement dans un contexte d’essoufflement de l’AKP.

Autres signaux fâcheux pour les dirigeants de l’AKP, une bonne moitié des Kurdes étaient jusqu’ici, par conservatisme religieux, des électeurs fidèles ; ils commencent aussi à moins voter pour le parti du Président. Le système présidentiel maintenant en place, en ayant diminué le rôle des ministres, supprimé le poste de Premier ministre et réduit la capacité de contrôle du parlement, a beaucoup nui à l’efficacité de l’exécutif. La centralisation excessive entre les mains du Président a un effet dévastateur sur les chaînes de décision et la motivation des administrations.

Ces différents éléments trouvent leur origine dans deux autres facteurs de fond : la détérioration de la situation économique et la gravité de la situation stratégique. Sur le plan économique, la Turquie connaît son troisième semestre de croissance négative, ce qui est la définition technique de la récession. Plus de six cent mille emplois ont été détruits au cours des derniers mois. L’inflation atteint 15 %, les taux d’intérêts sont élevés, les investissements extérieurs stagnent ou régressent. Les entreprises sont lourdement endettées et nulle perspective ne se présente d’une restructuration de leurs bilans.

Sur le plan stratégique, l’affaire syrienne continue d’exercer ses effets délétères sur la Turquie. La présence des réfugiés – plus de trois millions de personnes – est maintenant, dans le contexte susmentionné de récession économique, manifestement rejetée par une partie grandissante de l’opinion turque. Des centaines de Syriens ont été chassés d’Istanbul. Et comment savoir, lorsque l’on est simplement de passage, le retentissement en profondeur pour l’opinion turque de l’afflux des réfugiés ? On dit que dans certaines villes proches de la Syrie – Gaziantep, Diyarbakir – les tensions sont tellement fortes entre habitants turcs et réfugiés, qu’une explosion de grande ampleur pourrait intervenir à tout moment. D’un autre côté, que pensent certains milieux pieux, en voyant sur les écrans de télévision les forces de l’ordre turques repousser sans ménagement les malheureux Syriens de la province d’Idlib – sunnites comme eux – qui cherchent à fuir les bombardements indiscriminés du régime d’Assad et de la Russie sur les villes et les villages de cette zone ?

Idlib est justement l’un des cauchemars du président Erdogan. On rapporte que certains postes militaires turcs censés surveiller la "bande démilitarisée" ne doivent leur survie qu’à la protection russe, tant les forces du régime syrien ont pénétré dans ce qui est supposé être une "zone de désescalade". Avec l’achat de S-400 à la Russie, malgré des mises en garde puis des protestations fortes des Américains et de ses alliés de l’OTAN, Recep Tayyip Erdogan a pris le risque de se couper des Etats-Unis. C’est le 15 juillet, trois ans après la tentative de coup d’Etat à Ankara, que les premières batteries de ces engins incompatibles avec les dispositifs de l’Alliance atlantique ont été installées. Il semble donc que Poutine soit parvenu à conduire son homologue turc là où il aime voir ses alliés : dans une situation de dépendance. C’est en tout cas la situation d’Erdogan face aux dangers venant d’Idlib (probabilité d’un massacre avec une crise des réfugiés dramatiques et une victoire politique d’Assad), sans recours possible auprès des alliés traditionnels de la Turquie.

Peut-on dire au total que l’automne du patriarche a commencé ? Il est palpable en discutant avec les milieux d’affaires ou avec certains commentateurs à Istanbul que les élites kémalistes et favorables à l’Occident relèvent la tête. Dans ce séminaire de l’Institut du Bosphore, la dénonciation du populisme et l’attachement à l’ordre libéral international faisaient florès.

Cependant, leur attitude reste prudente pour deux raisons : les prochaines élections n’auront lieu – sauf accident – qu’en 2023. Ekrem Imamoglu sillonne le pays, mais rien ne prouve que lui-même et plus généralement les partis d’opposition franchissent d’ici-là le seuil de crédibilité nécessaire pour battre Erdogan. Lors des élections municipales de ce printemps, l’AKP et ses alliés – fussent-ils en déclin – ont tout de même réuni 51,64 % des voix à l’échelon national.

Lors des élections municipales de ce printemps, l’AKP et ses alliés – fussent-ils en déclin – ont tout de même réuni 51,64 % des voix à l’échelon national.

En second lieu, les chefs d’entreprise ou d’autres responsables que l’on peut identifier à ce que l’on appelait jadis la  "Turquie blanche" (les élites urbaines laïques) ne souhaitent pas un isolement de leur pays ; ils ne préconisent pas la politique du pire vis-à-vis d’Erdogan. Ils portent au crédit du Président Macron sa détermination à maintenir une relation personnelle avec son homologue turc. Ils préfèrent que l’Europe et les Etats-Unis gardent le contact, tentent d’éviter des dérives possibles encore plus grandes de la part de leur président turc. En effet, ce dernier menace à nouveau de renvoyer les réfugiés syriens en Europe ; il évoque la légitimité pour la Turquie d’un accès à l’arme atomique, tout en paraissant complètement incapable de faire face à la détérioration de la situation économique. Le risque de fuite en avant est réel.

Il faut d’ailleurs observer que l’administration Trump semble pour l’instant privilégier la patience stratégique : les sanctions très fortes qui devaient suivre l’achat des S-400 ne sont toujours pas en place ; un accord, modeste certes, a été trouvé entre Américains et Turcs pour une zone de sécurité, avec patrouilles communes, à la frontière entre la Turquie et le Nord-Est syrien (l’autre cauchemar de M. Erdogan).

Que doivent faire les Européens ? Lors du séminaire de l’Institut du Bosphore, ni l’Ambassadeur de France à Ankara, Charles Fries, ni le vice-Ministre turc aux Affaires européennes, Faruk Kaymakci, n’ont dissimulé l’ampleur des désaccords. Du point de vue européen, les récents forages opérés par la Turquie au large de Chypre aggravent un contentieux déjà marqué par la remise en cause très profonde des libertés en Turquie et le virage stratégique pro-russe au détriment du système de défense de l’OTAN. Du côté turc, l’Europe est perçue comme soutenant les Kurdes en Syrie et n’aidant pas suffisamment la Turquie pour l’accueil des réfugiés. Le ressentiment lié à une mauvaise réaction de l’Europe au moment du coup de juillet 2016, au refus d’extrader des "gülenistes" supposés avoir participé au coup d’Etat ou encore aux récentes positions de l’UE (solidaire avec Chypre sur l’affaire des forages) s’ajoute aux récriminations sur la question arménienne.

D’où finalement une situation étrangement en demi-teinte : le moment n’est propice à aucune grande avancée ou initiative ; mais il est opportun de se préparer, pour le cas où un nouveau contexte se présenterait. Cette dernière hypothèse, sous une forme ou sous une autre, avec ou sans Ekrem Imamoglu, devient plus plausible qu’auparavant. La piste à privilégier n’est évidemment pas de ressusciter la perspective d’une adhésion de la Turquie. D’autres options – concentration sur certains chapitres, modernisation de l’accord douanier, statut de partenariat d’un type nouveau, compte-tenu notamment des conséquences du Brexit – méritent d’être explorées pour entretenir la flamme.

 

Copyright : Ozan KOSE / AFP

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