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08/04/2020

Les médias européens face à la crise

Les médias européens face à la crise
 Anaïs Ginori
Auteur
Journaliste à La Repubblica
 Victor Mallet
Auteur
Chef du bureau de Paris du Financial Times
 Martina Meister
Auteur
Correspondante à Paris pour Die Welt

Le Covid-19 touche tout le monde, y compris les médias. Vagues de désinformation, baisse de revenus, nécessité de continuer à opérer… "Comment les médias de votre pays se sont-ils organisés pour assurer la diffusion d’informations fiables autour de l’épidémie ?" : voici la question que nous avons posée à Anais Ginori, journaliste au sein du journal italien La Republicca, Victor Mallet, chef du bureau de Paris du journal britannique Financial Times et Martina Meister, correspondante à Paris pour le journal allemand Die Welt.

Anais Ginori, La Repubblica

Il est important de comprendre que la crise nous a pris par surprise, sûrement plus que les autres médias européens, qui ont pu se préparer en voyant ce qu’il se passait en Italie. Nous avons été le premier pays européen placé en confinement et n’étions pas préparés d’un point de vue pratique et logistique. Nous avons rencontré plusieurs défis autour de l’organisation du travail et des régulations d’ordre sanitaire, qu’il fallait relever en très peu de temps afin d’assurer la diffusion des informations.

Avant même d’avoir une information fiable, le véritable enjeu a été d’éviter la panne d’information. En quelques jours, voire quelques heures, nous avons vidé les rédactions et mis en place un système de télétravail afin de maintenir la rédaction du journal à distance. Sortir de nouvelles éditions sans interruption a été un immense challenge pour la plupart des médias italiens, puisque la presse italienne est publiée sept jours sur sept. Par ailleurs, lorsque le décret de confinement a été émis par le gouvernement, le fonctionnement des kiosques à journaux n’était pas catégorisé comme une activité dite "essentielle". Il y a donc eu un véritable travail de pression des médias italiens afin que les kiosques restent ouverts.

Ensuite, les reporters et enquêteurs se sont rendus sur le terrain, dans les premiers foyers du coronavirus, en Lombardie et Vénétie, sans prendre toutes les précautions nécessaires. Evidemment, ces journalistes ont été placés en quarantaine par la suite et nous n’avons heureusement pas eu de cas de Covid-19. Depuis, les autorités ont instauré des règles. Nous continuons à envoyer quelques reporters sur le terrain, comme en ce moment dans l'hôpital de Bergame, qui est l’un des hôpitaux les plus touchés par le coronavirus en Occident, en nous assurant qu’ils soient protégés.

En quelques jours, voire quelques heures, nous avons vidé les rédactions et mis en place un système de télétravail afin de maintenir la rédaction du journal à distance.

En ce qui concerne la qualité de l’information, La Repubblica et quelques autres grands journaux ont la chance d’avoir une rédaction scientifique, composée de journalistes, qui s’occupent des thématiques liées à la santé, mais aussi de consultants et d’experts. Ils ont été les premiers mobilisés. De plus, notre "supplément santé", qui paraît en temps normal une fois par semaine, est devenu un pilier central du journal et sort pratiquement quotidiennement en cette période.

En parallèle, nous avons enregistré des records d’audience sur notre site. Après la forte remise en question de certains médias que nous observions en Italie, les lecteurs reprennent une forme de confiance dans le journalisme. C’est pourquoi nous souhaitons aujourd’hui pratiquer un journalisme de "proximité", en restant à l’écoute de nos lecteurs et en adaptant nos outils à la situation. Par exemple, nous accueillons des forums en ligne pour communiquer des précisions et des conseils sur la crise ; nous avons mis en place une rubrique "questions-réponses", etc.

Victor Mallet, Financial Times

Pour un groupe international de médias tel que le Financial Times, la crise du coronavirus ressemble à n’importe quel autre événement que nous avons couvert, sauf que celui-ci a beaucoup plus d’impact. Plus que le Brexit, plus que la crise financière de 2008, et même plus que les attentats du 11 Septembre 2001.
 
Bien que le siège du FT soit à Londres, nous étions prêts lorsque la pandémie a débuté à Wuhan, notamment grâce à nos huit correspondants en Chine et parce que notre quartier général en Asie se trouve à Hong Kong. L’un de nos journalistes, envoyé à Wuhan pour relayer la crise sur le terrain, a été rapatrié au Royaume-Uni, puis placé en quarantaine, avant que la pandémie ne se soit propagée en Europe. Par ailleurs, le FT a proposé un télétravail optionnel en Chine il y a plus de deux mois, puis a déployé un plan de télétravail complet en Angleterre et ailleurs à la mi-mars, avant même que le gouvernement britannique n’instaure ses règles de confinement. Seules quelques personnes se relaient désormais dans les bureaux du FT pour maintenir le site web et imprimer les journaux.
 
La technologie et les connexions à haut débit ont rendu possibles ce qui aurait été impensable, par exemple, lors de la guerre du Golfe de 1990-1991. Puisque le journalisme consiste en une transmission d’informations collectées à des lecteurs, c’est un secteur particulièrement bien adapté au travail à distance.  

En raison de la qualité reconnue de leurs informations et de leur dimension internationale, les journaux comme le FT sont mieux armés que la presse à sensation ou que les médias centrés sur des problèmes domestiques pour traiter le sujet de la pandémie. Nous avons observé une forte recrudescence des abonnements en ligne, venant de personnes à la recherche d’une information fiable, accompagnée d’un pic de trafic en ligne dépassant ceux observés pendant le Brexit.
 
Nous voyons aussi des fake news envahir nos réseaux sociaux, avec parfois des réflexes conspirationnistes remettant en cause l’origine du virus, des informations sur de faux "remèdes miracles", ou bien des discours de haine visant à diviser les sociétés occidentales. Dans cet environnement, nos rédacteurs et correspondants, y compris des experts de la science, de la technologie et des marchés financiers, échangent posément (par téléphone ou vidéoconférence bien sûr) et décident de la meilleure manière de commenter ces contenus.

Cela ne présage pas un d’un avenir facile. En effet, la publicité, dont dépendent les médias traditionnels pour une part importante de leurs revenus, va sans doute diminuer. Nombre de nos clients - abonnés ou annonceurs - sont confrontés à des circonstances exceptionnellement difficiles. Les grandes plateformes numériques continuent de gagner de l'argent grâce à la publicité en utilisant le contenu que nos journalistes produisent. Enfin, nous sommes confrontés à une impressionnante concurrence des réseaux sociaux qui véhiculent toutes sortes d’informations et attirent de nombreux lecteurs.

Nous sommes confrontés à une impressionnante concurrence des réseaux sociaux qui véhiculent toutes sortes d’informations et attirent de nombreux lecteurs.

Peut-être plus important encore, le confinement de la moitié du monde rend difficile le travail de nos journalistes – qui doivent normalement se rendre sur le terrain pour interviewer les parties prenantes. En effet, il n’est pas possible de tout couvrir avec seulement les téléphones et Internet. En fait, la facilité avec laquelle nous utilisons la technologie, en particulier à distance, peut expliquer pourquoi les médias et les élites ont été lents à saisir les impacts des évènements majeurs pré-coronavirus, comme le Brexit, l’ascension de Donald Trump et d’autres populistes au Brésil ou aux Philippines, ou la contestation des Gilets jaunes en France. Pour comprendre l’ampleur de ces phénomènes, il faut sortir du bureau, de son environnement, et parler à des gens. Espérons que nous puissions rapidement recommencer à travailler ainsi.

Martina Meister, Die Welt

Jamais auparavant le besoin d’information des Allemands n’a été aussi fort que pendant cette crise. Malgré cette faim, les médias allemands sont victimes d’un paradoxe douloureux : d’un côté, ils battent des records d’audience, multiplient parfois par cinq le nombre des abonnements payants ; de l’autre, ils sont frappés de plein fouet par le ralentissement historique de l’économie mondiale et la diminution de leurs recettes publicitaires. S’ajoutent à cela des défis considérables : se réinventer d’un jour à l’autre, produire des journaux entiers dispersés en télétravail, ou encore remplir les pages de récits d’un monde qui ne tourne plus rond, ou bien autour d’un seul et unique sujet : le coronavirus. C’est évident, ce virus fera de nombreuses victimes dans un secteur déjà fragilisé.

Est-ce que les médias allemands jouent pleinement leur rôle de quatrième pouvoir ? Contribuent-ils à vérifier les informations, à éclairer les décisions des politiques ? Vont-ils, au moins quelques-uns, sortir éventuellement gagnants de cette épreuve ?

Dès maintenant, nous pouvons constater que la science, et tout d’abord l’Institut Robert-Koch, jouent un rôle clé dans les déchiffrements de cette crise et de la prise de décision des politiques. Cet institut d’État pour le contrôle et la prévention des maladies infectieuses travaille en transparence, publie des données fiables, et ses scientifiques sont devenus les principaux conseillers de la chancelière Angela Merkel, qui entretient, par sa formation de physicienne, une relation d’humilité avec la science.

On a pu donc constater un phénomène intéressant : la fameuse Deutungshoheit, la maîtrise du déchiffrement du monde, est passée des politiques aux scientifiques.

On a pu donc constater un phénomène intéressant : la fameuse Deutungshoheit, la maîtrise du déchiffrement du monde, est passée des politiques aux scientifiques. Les virologues et épidémiologistes sont très vites devenus les stars des plateaux télé. Par sa retenue scientifique, son calme déjà légendaire et sa capacité à se mettre en question et à réviser ses propres jugements, le virologue Christian Drosten est désormais la coqueluche des médias et la star scientifique "sexy-sérieux" des réseaux sociaux. Ce directeur de l’institut de virologie de la Charité de Berlin tient un podcast radio quotidien, devenu depuis la crise, une source d’information essentielle pour les Allemands.

Ajoutons que la structure fédérale de l’Allemagne, divisée en 16 Länder politiquement autonomes, rend une stratégie de désinformation ciblée impossible. Les mécanismes de contrôles sont omniprésents, et les journalistes des médias régionaux en font partie. Ce système, qui rend les décisions difficiles sur le plan national, contribue pourtant à une plus grande transparence.

Des grands médias, comme par exemple le magazine Der Spiegel, paquebot médiatique, avec plusieurs centaines de rédacteurs et de reporters, se révèlent essentiels dans cette crise. Avec des éditions entièrement dédiées au coronavirus, des journaux et des magazines allemands reflètent, d’une manière souvent cruelle, la prise de décision des responsables, et montrent que les politiques avancent en ce moment au pas de la science, dans le brouillard et en tâtonnant.

 

 

 

Copyright: JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP

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