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07/08/2020

Le monde au miroir des séries - The Plot against America et Years and Years : entre Fascisme et Populisme

Le monde au miroir des séries - The Plot against America et Years and Years : entre Fascisme et Populisme
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Attention, cet article peut dévoiler des éléments clés de l'intrigue.

En l’espace de moins de six mois entre juin et novembre 2016, les "Anglo-saxons" pour reprendre l’expression chère au Général de Gaulle, ont fait l’expérience d’une double révolution. Du référendum en faveur du Brexit à l’élection de Donald Trump, les mouvements populistes se sont renforcés, d’une manière inquiétante, sinon irrésistible, pour certains.

La Grande-Bretagne a-t-elle par son vote ouvert la voie à la "dérive" américaine ? Si les Britanniques ont dit "Non" à l’Europe, pourquoi ne dirions-nous "Oui" à un homme qui lui aussi rejette les "conformismes" des élites traditionnelles, pouvaient penser certains américains ? Nous pouvons aussi franchir le Rubicon.

Cette entrée dans un nouveau monde a inspiré des deux côtés de l’Atlantique les auteurs de séries. Deux en particulier, l’une américaine, l’autre britannique retiennent notre attention : la série américaine "Le Complot contre l’Amérique" et la série britannique "Years and Years". Ce sont toutes les deux des mini-séries de six épisodes. Même si l’une est une dystopie (autrement dit une réécriture du passé, tel qu’il ne s’est pas produit, mais tel qu’il aurait pu se produire) et l’autre une plongée imaginaire dans un futur très proche, leurs messages respectifs sont assez similaires. De fait, elles constituent, chacune à leur manière, une forme d’avertissement ultime censé engendrer la peur, mais elles laissent toutes deux une (petite) place à l’espoir. Le fascisme rode, le populisme progresse, mais rien n’est perdu. Les individus, par leur prise de conscience progressive du danger, par leur résilience et leur courage peuvent faire la différence, pour peu qu’ils ne se résignent pas au pire et dépassent leur passivité naturelle.

Ces deux séries assez proches, dans leurs thématiques comme dans leur esprit sont pourtant, dans la réalisation, comme dans l’écriture, de qualité inégale. La série américaine - au moins pour l’auteur de ces lignes - est d’une qualité très supérieure à la série britannique. Si vous devez n’en voir qu’une en cette fin d’été, choisissez "Le Complot contre l’Amérique", une série d’HBO visible sur OCS et My Canal.

The Plot against America

The Plot against America est d’abord un roman publié en 2004 par Philip Roth. Trois ans après l’attentat du 11 septembre, l’auteur de "Portnoy’s Complaint" choisissait de manière provocatrice de mettre l’accent, non sur la menace islamiste qui venait de l’extérieur, mais sur la menace interne à la société américaine : celle de la tentation droitière qui peut toujours déboucher sur le fascisme. Roth réécrit l’Histoire.

Aux élections présidentielles de novembre 1940, à la surprise générale, Franklin D. Roosevelt est battu par le héros de la première traversée en solitaire par avion de l’Atlantique, Charles Lindbergh. Ce dernier a fait campagne sur une ligne nationaliste et pacifiste, matinée de relents d’antisémitisme. Le talent de Philip Roth est d’avoir entremêlé la petite et la grande histoire, le destin d’une famille juive de Newark, New Jersey, la famille Levin, avec le virage d’abord improbable et insidieux puis dramatiquement spectaculaire de la vie politique des États-Unis.

David Simon, l’auteur de séries cultes comme "The Wire" et plus récemment "The Deuce" a choisi d’adapter le roman de Philip Roth qui à l’heure de Donald Trump lui a semblé d’une extraordinaire actualité. Il le fait avec beaucoup de finesse et d’intelligence. Certains critiques jugent même que la qualité de la série, sortie en 2020 en France, est encore supérieure à celle du roman. Un point de vue sans doute injuste. La série est tout simplement plus actuelle en 2020, que ne pouvait l’être le roman en 2004. C’est le génie de l’artiste, s’il est grand, de faire preuve d’intuitions prémonitoires.

Prenez garde, vous ne savez pas de quoi demain sera fait. Il est si facile de passer insensiblement de la joie à la terreur, de la démocratie à l’autoritarisme, du pluralisme au fascisme.

Chaque épisode de la série de David Simon s’ouvre par une introduction délibérément glaçante. Au son d’une musique joyeuse célébrant l’exploit de Charles Lindbergh – une parenthèse qui fait rêver dans un univers dominé par la crise économique mondiale et la montée des fascismes - les images se succèdent, commençant par celles décrivant les réactions d’enthousiasme populaire à l’exploit du pilote et se poursuivant par les images illustrant la montée du nazisme et de l’antisémitisme en Allemagne et culminant avec les débuts de la Seconde guerre mondiale.

Le message central de la série est ainsi parfaitement résumé. Prenez garde, vous ne savez pas de quoi demain sera fait. Il est si facile de passer insensiblement de la joie à la terreur, de la démocratie à l’autoritarisme, du pluralisme au fascisme. La fascination pour un homme, perçu comme un sauveur, est par essence dangereuse. Lui confier son destin est la garantie de la catastrophe à venir. La série recrée avec une grande fidélité l’Amérique telle qu’elle pouvait être en juin 1940 lorsque l’histoire commence, à la veille de la catastrophe. Le jeune Philip Levin, qui porte le prénom de l’auteur du roman, est le héros du récit. C’est à travers ses yeux encore enfantins – il n’a pas 12 ans - que nous allons suivre l’histoire de la dérive politique et éthique de l’Amérique de Lindbergh. Comme autant de variations musicales, chaque membre de la famille Levin réagit à sa manière aux évolutions politiques. La mère, la plus lucide, est la première à saisir la gravité de la situation qui se prépare. Elle priera son mari de partir au Canada, déjà perçu comme la partie la plus humaine du continent Nord Américain, avant qu’il ne soit trop tard. Fier d’être un citoyen américain, le père de Philip (interprété par l’excellent Morgan Spector) se refusera à accepter la réalité de la montée du fascisme ordinaire. Dans un passage spectaculaire de la série - un voyage effectué en famille à Washington alors que Lindbergh est déjà Président depuis plus d’un an -, il entend montrer à ses enfants les monuments aux grands Présidents qui ont fait l’Amérique. Il vante avec émotion les vertus d’un pays au moment où celui-ci commence à le rejeter non pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il est "un juif". Autour de lui le vide se fait, le soupçon grandit. Il se verra sans explication refuser l’accès aux chambres qu’il a dûment réservé dans un hôtel à Washington pour lui et sa famille. Ce n’est pas exprimé clairement, mais il devient évident qu’il n’est pas, qu’il n’est plus le bienvenu dans un environnement qui s’est insensiblement refermé sous l’effet de l’antisémitisme du nouveau président des États-Unis. Les Juifs soutiennent le "parti de la guerre". Il n’y a plus de place pour eux au sein d’une Amérique dont la neutralité de façade masque le choix d’une politique pro-nazie. Les Juifs ne sont acceptables que s’ils sont parfaitement assimilés (nous ne sommes pas dans l’Allemagne nazie). Cette assimilation est ce à quoi s’emploie un rabbin ambitieux et naïf, le compagnon puis l’époux de la tante du petit Philip.

Ce "juif de cour" collaborateur du régime est l’un des personnages les plus troublants du livre et de la série. Il se présente comme l’ami du Président. Il n’est bien sur pour Lindbergh qu’un alibi : l’ami juif d’un Président antisémite. Il a fait campagne pour lui auprès de sa communauté et plus globalement de ses coreligionnaires. Il s’illusionnera jusqu’au bout, jusqu’à son arrestation, sur la vrai nature de son "héros", jusqu’au début de la violence, des meurtres ciblés, par des membres d’un Ku Klux Klan aussi antisémite que raciste. La série décrit aussi avec beaucoup d’intelligence et de finesse les liens de solidarités et les tensions qui peuvent exister entre les différents groupes d’immigrés : les Italiens, les Irlandais, les Allemands et les Juifs.

La série pose des questions dérangeantes et fondamentales, nous forçant à nous demander : "qu’aurions-nous fait si nous nous trouvions confrontés à de tels événements politiques".

Les "blancs" américains, si spontanément chaleureux en apparence, peuvent si facilement devenir des monstres, lorsque par peur ou conformisme, ils se sentent remis en cause, dans la défense de leurs intérêts primaires. À Washington, le comportement des fonctionnaires peureux est décrit sans complaisance. L’Amérique de Lindbergh ne ressemble-t-elle pas, pour partie au moins, à la France de Vichy ? Bref, la série pose des questions dérangeantes et fondamentales, nous forçant à nous demander : "qu’aurions-nous fait si nous nous trouvions confrontés à de tels événements politiques". Des questions qu’il faut se poser avant qu’il ne soit trop tard, avant que les populistes ne soient au pouvoir.

Years and Years

Cette mini-série britannique de Russel T. Davies qui date de 2018 et qui est toujours visible sur OCS ne nous plonge pas dans un passé réinventé, mais dans un futur très proche. Un futur dominé tout simplement par le chaos et la perte de tout repère moral. L’action se déroule entre 2020 et 2035 et décrit la vie chaotique d’une famille recomposée de Manchester, les Lyons. L’histoire commence fort ! Donald Trump a été réélu Président des États-Unis et a choisi d’utiliser l’arme nucléaire contre la Chine, pour détruire une île de Mer de Chine transformée en base militaire par le régime de Beijing. Cette aggravation spectaculaire de la situation géopolitique a des conséquences économiques et financières d’autant plus graves qu’elle se produit dans un environnement de désordre climatique et de mouvements migratoires d’amplitude toujours plus grandes. Bref, il s’agit d’un catalogue des peurs du monde, auxquelles il convient d’ajouter les tentations trans-humanistes d’une des filles de la famille Lyons. Les personnages sont multiples, la série insiste sur leurs faiblesses, du père infidèle aux sœurs et enfants un peu "givrés". Mais tous ces caractères sont décrits avec à la fois ironie et tendresse. Rien n’est perdu sur le plan humain, rien n’est perdu également sur le plan politique. On assiste à la montée irrésistible, puis à la chute brutale d’un leader populiste, interprété par une Emma Thompson au mieux de sa forme. Difficile en la regardant de ne pas penser à une version britannique de Marine Le Pen. Peut-être la ressemblance n’est-elle pas accidentelle ?

Il s’agit d’un catalogue des peurs du monde, auxquelles il convient d’ajouter les tentations trans-humanistes d’une des filles de la famille Lyons.

Les passages les plus forts sans doute de la série sont consacrés au traitement de la question migratoire : la description glaçante des passeurs du côté français de la Manche, le traitement de plus en plus inhumain qui leur est réservé du côté britannique. Le règne du mensonge et de la désinformation avec la disparition - provisoire - de la BBC, jugée trop libre et indépendante par le nouveau pouvoir populiste. La série a choisi son camp et ne le cache pas. Tout cela est parfois un peu facile, un peu confus, un peu exagéré, mais le message passe, là encore.

Il est si facile de sombrer dans l’immoralité et la déshumanisation. Même la "Mère des Démocraties", la Grande-Bretagne, ne fait pas exception à la règle. À la fin de la série pourtant, les méchants s’effondrent victimes de leurs incompétences, de leurs mensonges et de leur corruption. "Emma Thomson" ou plutôt le personnage qu’elle incarne va devoir quitter le pouvoir de manière ignominieuse.

En guise de conclusion

Dans "The Plot against America" comme dans "Years and Years", "l’Autre" ou plutôt celui que l’on désigne comme tel, qu’il soit juif ou immigré, est l’ennemi, la menace. On comprend, que ce qui est fondamentalement en cause dans ces deux séries, c’est la face noire de la nature humaine. Mais tout cela décrit avec tendresse pour les personnages, sinon humour dans "Years and Years". L’avertissement est clair. Le pire est toujours possible et peut ressortir à tout moment sous l’effet de la bêtise humaine. Il faudrait sans doute utiliser un mot plus fort que celui de bêtise.

La crise du Covid-19 nous pousse à lire de manière différente ces deux avertissements aux citoyens devant la montée des populismes. Dans un premier temps, il est clair que la crise a révélé les faiblesses des populismes, sinon celle des régimes autoritaires. De Trump aux États-Unis, à Bolsonaro au Brésil, sans oublier le régime des Mollahs en Iran, le virus n’a pas été tendre pour les dirigeants populistes et les régimes idéologiques et corrompus. Le Coronavirus a exposé leurs incohérences, leurs incompétences, leur "charlatanisme". Trump sera difficilement réélu et Bolsonaro risque de ne pas terminer son mandat. Il est trop tôt pour dire quel sera l’impact de l’épidémie sur le régime en place depuis plus de quarante ans à Téhéran.

Les régimes démocratiques s’en tirent mieux. Ils traitent la science avec plus de respect, les hommes avec plus d’humanité. Mais il serait dangereux de crier victoire. Si une deuxième vague intervient, si un nouveau re-confinement total s’impose, le coût économique risque de constituer une prime aux populismes.

L’avertissement que constituent ces deux séries reste plus que jamais d’actualité.

 

 

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