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05/08/2020

Le monde au miroir des séries - Le bureau des légendes et Homeland : la lutte antiterroriste entre réalité et fantasmes

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Le monde au miroir des séries - Le bureau des légendes et Homeland : la lutte antiterroriste entre réalité et fantasmes
 Jérôme Poirot
Auteur
Spécialiste du renseignement

Attention, cet article peut dévoiler des éléments clés de l'intrigue.

En France, les services de renseignement ont acquis une visibilité dans l’opinion publique en raison de la vague d’attentats qui a débuté en 2012. Jusqu’alors, ils étaient invisibles ou vilipendés, voire moqués à l'occasion de scandales ou d’opérations ratées. Quant à la fiction, rare, et aussi réussie soit-elle - OSS 117 : Le Caire, nid d’espions (2006), et OSS 117 : Rio ne répond plus, (2009) - elle était avant tout parodique. C'est aussi au début des années 2010 que des séries françaises d’espionnage apparaissent : No Limit, en 2012, mettant en scène un agent de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) et La Source, en 2013, consacrée à la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieure, devenue DGSI). Mais qui se souvient de ces œuvres mineures ? Rupture radicale en 2015 grâce au Bureau des légendes (BDL), dont le succès inédit s’est confirmé chaque année avec une nouvelle saison.

La situation est tout autre outre-Atlantique. Depuis la Seconde Guerre mondiale, Hollywood est un vecteur d’influence de la politique étrangère américaine, ce qui a pour conséquence que la fiction qui met en scène la guerre, les tensions internationales ou l’espionnage, tend, pour la majeure partie de la production, à valoriser l’action des États-Unis et, le cas échéant, de ses agences de renseignement. Hollywood est d’ailleurs d’autant plus patriote que la situation est grave, sauf lorsqu’il s’est agi de la guerre du Vietnam. En revanche, en France, le monde du cinéma et du théâtre s’est, à de rares exceptions près, fort bien accommodé de l’occupation allemande en 1940 et de nombreux scénaristes, metteurs en scène et comédiens ont activement collaboré avec la Continental, la société de production voulue par Joseph Goebbels à des fins de propagande. Du fait du contexte américain, les huit saisons de Homeland, de 2011 à 2020, n’apparaissent pas comme un événement notable au sein de la création d’outre-Atlantique, si ce n’est en raison de leur qualité et de leur succès, contrairement au BDL qui a fait naître une nouvelle ère de la relation entre la fiction d'espionnage et le renseignement français.

Dès lors, pourquoi traiter dans un même article du BDL et de Homeland ? Parce que l’une et l’autre de ces séries révèlent beaucoup de choses qu’elles ont en commun. Elles disent beaucoup de ce qu’est la lutte antiterroriste, avec réalisme souvent : sa complexité, la nécessité de décider et d’agir sans disposer de toute l’information nécessaire, les risques pris par les agents de terrain, l’affrontement avec un ennemi fanatique, méprisant sa propre vie.Mais elles laissent aussi une large place aux fantasmes : le règne des super-héros (et même du maverick pour Homeland) ; le mépris des règles - et accessoirement de la hiérarchie - comme clé de la réussite ; une intense activité des deux services de renseignement extérieur, la CIA et la DGSE, sur le territoire national (notamment dans la série américaine), alors que leur mission est d’agir à l’étranger ; l’autonomie, voire l’indépendance, des agences de renseignement du pouvoir politique. S’agissant de ce dernier point, les auteurs des deux séries semblent d’accord avec James Jesus Angleton ("JJA", le patron du contre-espionnage au sein de la CIA de 1954 à 1974, "JJA" étant également le surnom donné au personnage joué par Mathieu Amalric dans les quatrième et cinquième saisons du BDL) qui osa affirmer : "Il est inconcevable qu'une branche secrète du gouvernement doive se conformer à tous les ordres manifestes du gouvernement."

Le contexte dans lequel s’inscrivent Homeland et Le bureau des légendes est identique : essentiellement la lutte contre le terrorisme islamiste. Mais les approches sont bien différentes.

Le contexte dans lequel s’inscrivent Homeland et Le bureau des légendes est identique : essentiellement la lutte contre le terrorisme islamiste. Mais les approches sont bien différentes.

Ce sont les problèmes du moment qui sont mis en scène, comme toujours avec la fiction d’espionnage : le péril allemand avant la Première Guerre mondiale, durant la Guerre froide, le péril rouge, mais aussi la course à la bombe atomique, la décolonisation, puis, à partir des années 1990, les tensions géopolitiques, le terrorisme, déjà, mais d’État ou séparatiste, et enfin, après le 11 septembre 2001, le terrorisme islamiste. Dès lors, si Homeland traite de cette question et si le BDL en fait un des thèmes de la série, il aborde également les autres menaces auxquelles est confronté le service.

Il est intéressant de noter que si le contre-terrorisme est la priorité des services de renseignement français (selon la très officielle Stratégie nationale du renseignement parue au mois de juillet 2019), il ne figure qu’au quatrième rang des sept priorités fixées à la communauté américaine (la National Intelligence Strategy de 2019 met en tête de ses préoccupations le renseignement stratégique).

Pour ce qui concerne la lutte antiterroriste, Homeland et le BDL ont des approches très différentes. Approches qui révèlent d’une certaine manière les conceptions de la CIA et de la DGSE, et au-delà, des communautés américaines et françaises du renseignement en matière de lutte antiterroriste. Approches qui exposent également les visions américaine et française de la menace terroriste. Si l’on excepte les épisodes de la 7e saison qui traitent des ingérences russes, de la tentative d’assassinat de la Présidente des États-Unis et d’une grave crise interne au sein de la CIA (trois sujets parfaitement crédibles), Homeland raconte une histoire qui est une sorte de 11 septembre 2001 qui se finit bien. En effet, la menace mise en scène est tout aussi inconcevable - et même davantage - que les attaques du 11 septembre et fait l’objet, elle aussi, d’une préparation au long cours très sophistiquée. L’inimaginable apparaît à l'écran : un Américain, dont la conversion à l’islam terroriste est secrète, s’apprête à accéder à la vice-présidence, donc à la Maison Blanche. Voilà un scénario tout aussi rocambolesque qu’effrayant. Bien plus improbable que les attaques du 11 septembre 2001 pour lesquelles les services de renseignement américains disposaient d’une quantité de signaux non seulement faibles, mais forts. Autre similitude, le fait d’atteindre le cœur de l’Amérique : les Twin Towers revêtaient une dimension symbolique considérable pour le monde entier et la Maison Blanche est le cœur de la puissance des États-Unis. Mais un 11 septembre qui se finit bien, comme toute superproduction américaine, car si le vice-président finit par être assassiné après une première tentative ratée - et non pas déjouée par la CIA -, même si un attentat commis à Langley (le siège de la Centrale) tue 219 personnes, le complot islamiste ne parvient pas à toutes ses fins. Car malgré tous leurs défauts, tant l’héroïne, avec l’aide de certains de ses collègues, et la CIA elle-même, parviennent à faire triompher le bien du mal. L’Amérique est sauve. Homeland est ainsi une revanche symbolique sur le 11 septembre (les États-Unis sont atteints, mais ses services de renseignement sont actifs, luttent contre l’ennemi, alors qu’en 2001 ils ont assisté, impuissants, à une tragédie), sur al-Qaïda (qui gagne des batailles mais perd la guerre) et sur Ben Laden (dans la série, Abu Nazir, le chef du complot, est assez rapidement neutralisé et est un individu éduqué, voire raffiné, contrairement à Ben Laden, ce qui fait de lui un adversaire digne de l’Amérique).

Le Bureau des légendes raconte une histoire bien différente, plus subtile, plus intéressante, plus réaliste, même si le scénario n’est pas avare d’invraisemblances, spectacle et audiences obligent. En effet, si le BDL raconte la lutte contre le terrorisme islamiste, il montre bien d’autres aspects de l’activité supposée de la DGSE : la contre-prolifération, en l’occurrence la nécessité d’entraver les ambitions iraniennes dans le domaine du nucléaire militaire ; le contre-espionnage - le meilleur et plus vieux allié de la France, les États-Unis, étant bien indélicats en menant une opération d’infiltration de la Piscine (l’un des surnoms de la DGSE) - ; et son aisance à agir dans le cyberespace. Ce dernier aspect n’est pas anecdotique : activité peu spectaculaire (des geeks devant leur clavier), le cyber renseignement, à des fins de contre-ingérence ou pour mener des opérations offensives, est devenue une part importante de l’activité des grands services de renseignement. Une autre différence essentielle sépare Homeland du BDL : la vision du monde, des rapports entre les nations, et partant, des manières de travailler de leurs services de renseignement extérieur que ces deux séries véhiculent. Dans Homeland, le combat se déroule entre le bien, incarné par les États-Unis, et son héroïne solitaire, Carrie Mathison et le mal, al-Qaïda. Rien d’autre, pas de pays amis ou alliés, pas de services de renseignement partenaires - le BND allemand apparaît dans quelques épisodes, mais ne joue aucun rôle notable -.

En revanche, le BDL offre une vision bien différente des rapports de force entre États et montre combien les relations entre services de renseignement étrangers sont indispensables, mais complexes, souvent ambigües. Malotru, ses collègues et le service dans son ensemble, sont confrontés aux services algériens, iraniens, russes, syriens. Quant aux services israéliens et américains, ce sont à la fois des partenaires et des adversaires. L’attitude de ces derniers, qui se sont mis en tête d'infiltrer la DGSE, semble donner raison à Henri Kissinger lorsqu’il affirmait : "Être un ennemi de l'Amérique peut être dangereux, mais être un ami est fatal." En définitive, la DGSE est confrontée à des services de renseignement étrangers quand la CIA est confrontée à elle-même, ce qui traduit assez fidèlement ce que sont l’histoire de ces deux agences et leur culture.

Le BDL offre une vision bien différente des rapports de force entre États et montre combien les relations entre services de renseignement étrangers sont indispensables, mais complexes, souvent ambigües.

Les figures des héros donnent une image pernicieuse des services de renseignement et font naître des inquiétudes quant à leur capacité à accepter les règles de la démocratie.

Malotru et Carrie Mathison sont à tout le moins des agents indisciplinés alors que le respect des règles et des procédures, parfois lourdes, toujours indispensables, est un élément constitutif de tout service de renseignement, et plus encore d’un service extérieur, car les risques, pour les agents, mais aussi politiques, sont plus élevés dans ce secteur qu’en matière de renseignement intérieur. Plusieurs de leurs collègues font preuve d’insubordination. S’agissant de Carrie Mathison : entre autres, Peter Quin, son meilleur allié, Saul Berenson, son patron, Virgil Piotrowski (qui n’est plus membre de la CIA, ce qui n’excuse pas les libertés qu’il prend). Pour Malotru : Cyclone (Medhi Nebbou, qui joue par ailleurs dans la cinquième saison de Homeland) qui ne se soumet pas à un entraînement nécessitant qu'il s'alcoolise, ce qui aura de graves répercussions, son chef, qui ment à sa hiérarchie à ce propos, Laurène Balmes (Léa Drucker), recrutée par les Américains. Il est même possible de soutenir que Carrie Mathison et Malotru sont des traîtres : ils mènent leur propre combat, y compris contre leur service, et s’agissant de Malotru, contre la France, durant une bonne partie de la saga. Il est surprenant que ces deux fictions de qualité et à succès donnent une telle image du fonctionnement de la DGSE et de la CIA. Elles laissent à penser que les agences de renseignement sont soit inefficaces (la CIA), soit ont les pires difficultés à maîtriser des agents qui n'en font qu’à leur tête.

Plus inquiétant encore est le fait que les deux centrales semblent avoir leur propre agenda et non pas avoir pour mission de mettre en œuvre la politique de leurs gouvernements respectifs. Le pilotage politique - par la Maison Blanche et par l’Élysée - est absent (ou tellement ténu et caricatural que cela est pire) des scenarii alors qu’il est, dans la réalité, extrêmement prégnant. Cela est plus regrettable pour le BDL qui est à bien des égards réaliste et même souvent fidèle à la réalité que pour Homeland qui s’apparente à un blockbuster pour lequel l’invraisemblance n’est jamais un obstacle. À ce propos, le fait que Carrie Mathison soit atteinte d’une pathologie lourde - la bipolarité dont elle souffre est sévère - aurait dû la rendre dès le départ inapte. Mais le fait est que c’est grâce à cette maladie et aux capacités intellectuelles qu’elle lui offre par moments qu’elle vainc les ennemis de l’Amérique.

Et si Homeland et Le Bureau de légendes étaient des opérations d’influence des gouvernements américains et français ?

Les héros et nombre de personnages secondaires des deux séries ont tellement de défauts, sont si peu disciplinés que le téléspectateur peut finir par partager l’avis de John Le Carré, tel qu’il l’exprime dans L’espion qui venait du froid : "Pour qui prend‑on les espions ? Pour des prêtres, des saints, des martyrs ? Non ! C’est un minable défilé d’imbéciles vaniteux, de traîtres aussi, oui ; de pédés, de sadiques, d’ivrognes, de types qui s’amusent à jouer aux cow‑boys et aux Indiens pour mettre un peu de sel dans leur triste existence".

Et si Homeland et Le Bureau de légendes étaient des opérations d’influence des gouvernements américains et français ?

L’époque étant à voir des complots partout, pourquoi ne pas envisager que ces deux séries soient le fruit de la volonté, discrète, de Washington et de Paris à la fois de sensibiliser leur population aux menaces auxquelles leurs nations sont confrontées et de valoriser - malgré leurs défauts - leurs services de renseignement et leurs agents ? La question n’est pas théorique. La fiction d’espionnage moderne est le fruit d’une opération d’influence née au Royaume-Uni dans les esprits du romancier William Le Queux et de l’un des grands chefs militaires anglais, Lord Frederick Roberts. Il s’agissait de convaincre l’opinion et le Parlement de la nécessité de s’armer face à la menace russe (jusqu’au rapprochement entre Londres et Moscou), française (jusqu’à l’Entente cordiale en 1904), mais surtout allemande, soupçonnée de vouloir envahir la Grande-Bretagne. En France, les films ou séries n’ont pas eu pour habitude de valoriser les forces de sécurité. Mais, depuis la révolution qu’a connue la communauté française du renseignement en 2007-2008, l’exécutif a entrepris de rapprocher les services du monde universitaire, de la presse, des auteurs de documentaires et de fiction. Sans qu’il soit possible de parler d’une collaboration active entre le créateur du BDL et la DGSE, il est avéré qu’une forme de partenariat a été noué au profit des deux parties.

Quoi qu’il en soit, Homeland et le BDL ont pour vertu de faire mieux comprendre les menaces auxquelles sont confrontées les démocraties occidentales et le fait que les parer est un exercice difficile. Ces deux séries illustrent ainsi, plus de deux siècles plus tard, le propos toujours actuel de George Washington : "Il n’y a rien de plus nécessaire qu’un bon renseignement pour déjouer les intentions de l’ennemi et rien qui requiert plus d’effort pour l’obtenir".

 

 

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