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11/01/2021

La "prise du Capitole", symptôme de nos démocraties malades

La
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Le Capitole pris d'assaut par des partisans fanatiques du président Trump : le symbole est fort, et l'événement traumatique pour beaucoup d'Américains. Mais c'est surtout le symptôme visible d'une maladie qui se répand bien au-delà des États-Unis : l'échec de nos démocraties à satisfaire l'ensemble des citoyens.

"La roche Tarpéienne est proche du Capitole", disaient les Romains pour évoquer la fragilité du pouvoir. Version contemporaine de cet adage, l'homme en possession des codes nucléaires de l'Amérique a été jugé trop dangereux pour disposer d'un compte Twitter !

Même si elles ne nous surprennent pas, les images en provenance du Capitole de Washington nous sidèrent. Savoir ce qui peut se produire est une chose, être confronté au choc des images en est une autre. Face à ce chaos et à cette violence, nous ne pouvons que nous demander où nous sommes : en Afrique, en Amérique latine, et surtout à quelle époque ? Trump, comme Néron en son temps, a semblé regarder Rome, ou plus modestement le Capitole de Washington, "brûler", comme fasciné par son pouvoir sur des émeutiers fanatisés par lui.

Les références historiques s'entremêlent de manière confuse, sinon contradictoire dans notre tête. Sommes-nous face à une version "brute", non esthétisée, du film "Octobre", de Sergueï Eisenstein, tourné en 1927 ?

Trump, comme Néron en son temps, a semblé regarder Rome, ou plus modestement le Capitole de Washington, "brûler", comme fasciné par son pouvoir sur des émeutiers fanatisés par lui.

Les bolcheviques sont-ils en train comme en 1917 à Petrograd de s'emparer du Palais d'Hiver ? Ou pour nous rapprocher de notre histoire, sommes-nous à Paris en février 1934, les ligueurs marchent-ils sur l'Assemblée nationale ? Il est vrai que leur tentative insurrectionnelle a été stoppée net sur le pont de la Concorde par une police digne de ce nom.

Humiliés et illuminés

Des images plus récentes et plus troublantes encore viennent à l'esprit. Il suffit de remplacer les porteurs de drapeaux à la gloire de Trump et d'une certaine vision de l'Amérique par des "gilets jaunes", qui demandent eux, à l'inverse de leurs homologues américains, non pas le maintien au pouvoir de leur idole en dépit de sa défaite dans les urnes, mais la démission de leur président en dépit de la légitimité de son élection. Si l'objectif des émeutiers est politiquement à l'opposé des deux côtés de l'Atlantique, leur sociologie, leur comportement - pour les plus radicaux d'entre eux - apparaît, sinon semblable, tout du moins proche. Un mélange d'humiliés et d'illuminés, dont l'ambition première est de détruire les symboles d'un pouvoir qu'ils découvrent à Washington en pénétrant dans ce lieu sacré avec un mélange de surprise et de rage. Ils y sont "entrés", mais pour quoi faire sinon détruire ? Ils sont - à leurs yeux au moins - le peuple, et cette "Maison du Peuple" n'est pas la leur, mais celle des élites et des nantis.

Pour la deuxième fois dans son histoire, le Capitole est attaqué. La première agression, en 1814, a été celle de la flotte britannique dans le cadre de la guerre entre le Royaume-Uni et les États-Unis.

Le 6 janvier 2021 restera certes comme une date sombre dans l'histoire américaine. Mais le 6 janvier ne saurait faire oublier le 5 janvier. Ce jour-là, l'État de Géorgie a revoté pour choisir ses deux représentants au Sénat. Et pour la première fois dans l'histoire, le nombre des votants a été supérieur à celui du "premier tour" du 3 novembre. La Géorgie a fait la différence, et ce, pour le meilleur en élisant deux démocrates (l'un noir, l'autre juif), donnant ainsi une majorité à Joe Biden à la Chambre haute pour effectuer des réformes. En quatre ans, le Parti républicain, en suivant l'instinct de ses électeurs et les petits calculs de ses élus, a ainsi tout perdu, de la Maison-Blanche au Sénat.

La démocratie n'est pas morte en Amérique, mais ne nous voilons pas la face. Ce qui s'est produit à Washington peut se reproduire ailleurs et n'est pas seulement la traduction d'un problème américain.

Cocktail explosif

Si la démocratie a triomphé le 5 janvier en Géorgie, elle a survécu le 6 janvier à Washington. Le processus démocratique interrompu quelques heures a pu reprendre son cours, aidé en cela par des responsables du Parti républicain, comme le vice-président, Mike Pence, ou le chef de l'ex-majorité au Sénat, Mitch McConnell. À l'ultime moment, soucieux sans doute de leur place dans les livres d'histoire, ils se sont souvenus qu'ils avaient des responsabilités envers la Constitution et des devoirs à l'égard du peuple américain dans son ensemble. Cela supposait de prendre enfin des distances avec un président des États-Unis qui, depuis sa prise de fonction en janvier 2017, a représenté la plus grave des menaces pour le pays.

La démocratie n'est pas morte en Amérique, mais ne nous voilons pas la face. Ce qui s'est produit à Washington peut se reproduire ailleurs et n'est pas seulement la traduction d'un problème américain. La "prise du Capitole" traduit la fragilité de nos systèmes démocratiques. La rencontre entre la polarisation-fragmentation de nos sociétés et des révolutions technologiques comme Twitter ou Facebook constitue un cocktail explosif pour la démocratie. C'est au moment où nous sommes le plus divisés sur l'essentiel qu'il existe comme une prime aux positions les plus extrêmes, dans un climat favorable à la dissémination des fausses nouvelles et aux théories du complot. Cette évolution rend toujours plus difficile la distinction entre la vérité et le mensonge.

Cette explosion de violence et ce chaos nous concernent tous, car nous pouvons tous en être les victimes demain.

Dans cette atmosphère délétère rendue plus dangereuse encore par les risques d'explosion sociale liés aux conséquences économiques de la pandémie, il existe deux lectures possibles de la "prise du Capitole".

Un coup d'essai

Les optimistes y verront le baroud d'honneur - le mot de déshonneur serait plus approprié - de Donald Trump. 

Les pessimistes (les réalistes ?) y verront par contre un coup d'essai, sinon une source d'inspiration, l'équivalent de ce que fut pour Hitler - toutes proportions gardées - le putsch de Munich en novembre 1923 : un échec cuisant à prendre le pouvoir certes, mais aussi un mythe fondateur pour le parti nazi. La "prise du Capitole" a déjà ses martyrs, comme cette femme abattue par les balles d'un policier, alors qu'elle tentait de pénétrer armée dans l'hémicycle du Congrès.

Il serait doublement dangereux de mépriser l'Amérique et de sous-estimer ce qui vient de se produire. Cette explosion de violence et ce chaos nous concernent tous, car nous pouvons tous en être les victimes demain. L'expression "nous sommes tous des Américains" exprimait notre solidarité au lendemain des attentats du 11 Septembre 2001. Au lendemain des événements du 6 janvier 2021, "nous (les démocraties) sommes tous, potentiellement, des Américains".

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 10/01/2021)

Copyright : SAUL LOEB / AFP

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